Inoubliable Yves Saint Laurent
Son nom, qu’il tenait de son ancêtre Laurent Mathieu Saint Laurent, baron de Mauvières, qui officia au mariage de Napoléon et Joséphine de Beauharnais, symbolise la haute couture française dans le monde entier. Six ans après sa disparition, le cinéma consacre deux biopics à Yves Saint Laurent : YSL sorti début janvier et Saint Laurent annoncé pour la rentrée. L’occasion de revenir sur la trajectoire exceptionnelle de celui qui reste l’inventeur du vestiaire de la femme moderne et du prêt-à-porter griffé.
Il vient d’avoir 21 ans lorsque le décès de Christian Dior, dont il était l’assistant, l’amène à prendre en mains le style de la prestigieuse maison parisienne. Du jamais-vu dans le petit monde de la haute couture, ni avant lui, ni après lui. A peine trois mois plus tard sa première collection, Trapèze, connaît un succès fulgurant qui confirme tout à la fois l’image de la maison et le génie de son jeune directeur artistique. Pour Yves Saint Laurent, ce premier défilé est également l’occasion de la rencontre qui va bouleverser sa vie : celle de Pierre Bergé. Dans les mois qui suivent cette intronisation triomphale, le jeune surdoué s’illustre également dans la création de costumes pour le théâtre, le cinéma et le ballet : les années suivantes le verront ainsi travailler avec Petit, Bunuel, Truffaut, Resnay, et habiller Jeanne Moreau, Claudia Cardinale, Catherine Deneuve (qui deviendra une amie) et, pour les hommes : Jean Marais. Cette collaboration avec la maison de l’avenue Montaigne ne sera cependant qu’un tremplin vers une destinée hors normes : hospitalisé pour dépression alors qu’il est appelé sous les drapeaux, il est licencié.
Qu’à cela ne tienne : s’associant avec Pierre Bergé, Yves Saint Laurent crée sa propre maison de couture, avec laquelle il ne cessera de réinventer la mode pendant quarante ans. Parmi les nombreuses innovations qui marquèrent la vie de la maison, citons la collection Mondrian du printemps-été 1965, l’adaptation à l’univers féminin du smoking, du caban et de la saharienne empruntés à l’homme, les premiers mannequins noirs sur des défilés haute couture et l’ouverture de la boutique Saint Laurent Rive Gauche, qui révolutionna la mode en étant la première boutique de prêt-à-porter portant le nom d’un couturier.
En 1974 les deux hommes achètent l’hôtel particulier du 5 avenue Marceau, où ils installent la maison de couture ; en 1980 c’est le Jardin Majorelle à Marrakech, où le couturier prendra l’habitude de passer quinze jours deux fois par an pour créer ses collections, Marrakech où il retrouve l’atmosphère et les couleurs qui les influencent. Lorsque, en 1983, le Metropolitan Museum de New York lui consacre une rétrospective, c’est la première fois que cette institution mondiale expose un créateur vivant. A sa suite, beaucoup d’autres musées consacreront le couturier français : Paris, Pékin, Moscou, Sydney… En 1993 Saint Laurent et Bergé cèdent le groupe YSL à l’industriel Sanofi, conservant le contrôle de la maison de couture : le couturier continuera de dessiner les collections de prêt-à-porter et de haute couture pendant cinq ans. Il passe la main sur les premières en 1998, alors que le groupe Gucci rachète la maison, et annonce qu’il met fin à sa carrière le 7 janvier 2002. Personne ne le remplacera à la tête de la haute couture. Cette même année est créée la Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, à laquelle il se consacrera jusqu’à sa disparition, le 1er juin 2008.
Un biopic adoubé par Pierre Bergé
Depuis Tout terriblement réalisé par Jérôme de Missolz en 1994 (que le couturier avait particulièrement apprécié), plusieurs films ont été consacrés à Yves Saint Laurent, mais deux biopics simultanément, c’est presque une première – dont seule Gabrielle Chanel pouvait jusqu’ici s’enorgueillir.
Le premier, YSL, réalisé par Jalil Lespert avec Pierre Niney dans le rôle titre, a été adoubé par Pierre Bergé, tandis que le second, Saint Laurent, qui confie le rôle principal à Gaspard Ulliel et est réalisé par Bertrand Bonello, encourt les foudres de l’homme d’affaires, seul détenteur des droits moraux sur l’œuvre d’Yves Saint Laurent et son image, qui n’a pas autorisé le réalisateur et n’exclut pas de porter l’affaire devant les tribunaux. Sorti début janvier, YSL raconte l’histoire d’amour entre Saint Laurent et Bergé et la formidable réussite du grand garçon timide et élégant entre 1956 et 1976. Plus sombre, le second se penche sur les excès et le côté obscur du créateur – notamment sa dépendance à l’alcool et aux drogues. S’agissant de raconter l’histoire du couple que formèrent les deux hommes pendant cinquante ans, on comprend que l’aval de Pierre Bergé ait pesé de tout son poids dans la réalisation du premier. Informé du projet dès les premiers instants, celui-ci, qui avait ces dernières années refusé toutes les propositions de films, a rapidement donné son aval à Jalil Lespert. Mieux, beaucoup mieux : il lui a donné accès à toutes les archives de la Fondation Pierre Bergé Yves Saint Laurent, soit 35.000 dessins, 15.000 accessoires et 5000 robes (qui furent utilisées lors du tournage avec les plus grandes précautions, ne pouvant être portées plus de deux heures d’affilée à cause des problèmes de transpiration et de frottements) et a ouvert à l’équipe de tournage les portes des lieux qui marquèrent la vie du couple : les appartements privés de l’avenue Marceau, l’atelier du styliste, le Jardin Majorelle…
Une contribution déterminante et largement appréciée, le réalisateur sou- lignant que sans cette présence bienveillante, le film n’aurait pu se faire. Il convient également de souligner qu’en laissant à Jalil Lespert toute latitude pour réaliser son film sans occulter certains aspects de la personnalité tour- mentée d’Yves Saint Laurent, Pierre Bergé lui a permis de livrer au bout du compte une œuvre forte et passionnante.
Le rôle titre est tenu par Pierre Niney, sociétaire de la Comédie Française, que Pierre Bergé considère comme l’acteur idéal pour incarner Yves Saint Laurent en raison de sa ressemblance physique avec le couturier disparu, même visage androgyne et même air frondeur. Une ressemblance si impres- sionnante que l’homme d’affaires fondit en larmes en découvrant la scène où Saint Laurent présente le défilé des Ballets Russes, expliquant qu’il revivait exactement son passé. Pour se fondre dans le rôle, le jeune comédien a consacré plusieurs mois à visionner et écouter des interviewes du couturier, afin d’adopter son phrasé particulier et un peu maniéré.
A ses côtés, Guillaume Gallienne (également de la Comédie Française) prête ses traits à Pierre Bergé, tandis que les trois muses de Saint Laurent sont interprétées par Charlotte Le Bon (Victoire Doutreleau), Marie de Villepin (Betty Catroux) et Laura Smet (Loulou de la Falaise), et Karl Lagerfeld par Nikolaï Kinski (fils du grand Klaus Kinski et demi-frère de Natassja).
Le second film, dont la sortie a été repoussée au mois de septembre, confie les rôles de Saint Laurent et Bergé à Gaspard Ulliel et Jérémie Renier, que l’on dit également très convaincants dans leur personnage. Physiquement plus étoffé que Pierre Niney, Gaspard Ulliel remplit plus facilement la silhouette sportive du couturier et bénéficie lui aussi d’une certaine res- semblance physique dans ses expressions, notamment le sourire et le regard. Quant à Jérémie Renier, sa prestation dans le biopic Cloclo et l’entraînement auquel il s’est astreint pour investir le rôle rappellent l’investissement des plus grands dans leurs rôles les plus difficiles, et promettent également une prestation convaincante.
Il faudra bien cela pour arriver à la hauteur de l’excellent YSL, du jeu d’acteurs de Pierre Niney et Guillaume Gallienne et de la mise en scène sans complaisance d’un réalisateur visiblement inspiré, qui fait du film à la fois un vibrant hommage au couturier disparu et une formidable ode à la beauté sous toutes ses formes.
Photos : Getty Images, Fondation Pierre Bergé-Yves Saint Laurent et D.R.