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Un élégant chez Degand

Bienvenue dans un autre monde … C’est le temple absolu de l’élégance masculine. Nulle part au monde on ne trouvera plus complet, plus chic, plus qualitatif aussi. Arnys et Sulka disparus, c’est hélas également le tout dernier du genre. Les élégants en quête d’un large choix peuvent visiter Hartwood à Paris, Harrods à Londres ou Saks à New York, mais nulle part ils ne trouveront ce concentré d’élégance masculine parfaite et de tentations qu’ils découvriront chez Degand à Bruxelles. Maison Degand, même pour le plus habitué au meilleur de l’élégance masculine, comme votre serviteur, c’est le graal, le Valhalla : l’endroit où, à sa propre grande surprise, il se découvre encore des envies.

La destination ultime, qui devrait commander à tous les grands élégants qui se respectent, qu’ils soient français, anglais, italiens ou d’ailleurs, au moins une visite biannuelle à Bruxelles. Pour Dandy, c’est notre collaborateur Grégory Lévy, grand connaisseur de l’élégance masculine, qui l’a visité et nous livre ici ses impressions d’amateur ébloui.

On en connaissait sept : la Pyramide de Khéops, les Jardins suspendus de Babylone, la statue de Zeus, le Mausolée d’Halicarnasse, le Temple d’Artémis, le Colosse de Rhodes et le Phare d’Alexandrie, mais on ne nous avait pas dit que cette liste des merveilles du monde était incomplète. Il y manquait évidemment la Maison Degand, sise à Bruxelles, au 415 de l’avenue Louise, fondée et dirigée par Pierre Degand. Nichée dans un hôtel particulier de style beaux-arts signé par l’architecte Pierre De Groef en 1912, la Maison s’ouvre sur une façade élevée en pierres blanches à bossages et garde-corps en fer forgé ouvragé. L’intérieur mêle des éléments de style néo-Régence et néo-Louis XVI. Grégory Lévy.

Pierre Degand, le fondateur de la maison et l’âme des lieux.

Dans le monde romain, le templum, apport de la culture étrusque, est l’espace séparé du reste du monde. Nous y sommes, dans le temple de l’élégance masculine, enfin séparés du reste du monde. Accueillis par le maître des lieux Pierre Degand, qui nous invite à abandonner ce qu’on aurait voulu être un carrosse dans le parking intérieur aux allures de jardins à la française, nous nous retrouvons sous la véranda, son endroit privilégié, pour une rencontre privée qu’il eût été inconvenant de garder confidentielle.

Pierre Degand est né à Ixelles, en 1953. Jeune, il arbore le physique insolent de Steve McQueen et s’investit très tôt dans le commerce aux côtés de sa mère Yvonne, une grande dame de la mode, son mentor. Pierre ouvre son premier magasin « à la mer », c’est-à-dire au Zoute, le Saint-Tropez belge. « Dans un mouchoir de poche », aime-t-il à rappeler, il vend du sportswear, du jean et du pull en shetland provenant du Sentier parisien, se consacre davantage à la mode masculine sur les conseils de sa mère, décore lui-même les vitrines, effectue les allers-retours chez les fournisseurs, travaille sans compter et fidélise une clientèle désormais bourgeoise. Romantique au sens hollywoodien du terme, il rejoindra Bruxelles quelques années plus tard, par amour. Jusqu’à ce jour de 1983 où le notaire de sa mère l’emmène participer à une vente aux enchères publiques. Celle du 415, avenue Louise. Pierre n’a pas un sou en poche mais du charisme, un goût ciselé pour l’élégance et une puissance de travail infinie. Les adjudications commencent et le notaire, paternaliste, lui souffle de lever la main. Le jeune impétrant tétanisé de lui répondre : « Mais Maître, je n’ai pas les sous… », et le notaire d’insister. L’hôtel particulier lui est adjugé, il ne reste plus qu’à le financer. Le premier rendez-vous à la banque est un échec cuisant, les deuxième et troisième tout autant. La veille du dernier, dans un établissement plus réservé de la capitale belge, le notaire suggère au jeune entrepreneur de s’y présenter muni d’un cartable ; peu importe qu’il soit bourré de feuilles de brouillon : l’élégance se cache dans les détails. Ce jour-là, elle s’est glissée dans le cartable. Son financement obtenu, l’aventure peut commencer. Quelques années plus tard, c’est un avocat qui va déambuler dans la Maison Degand, en découvrir les coulisses, réalisant ainsi ce dont nous avons tous rêvé, petit garçon, dans un magasin de jouets.

L’entrée par l’avenue Louise permet d’accéder au département sportswear de la maison, celui qui a été inauguré le plus récemment, pour répondre à une demande croissante de la clientèle. Pierre Degand nous confie qu’il peut s’y ennuyer puisque toutes ces pièces du dressing sont issues d’une réalisation mécanique. Pour autant, elles sont déjà les plus belles du catalogue. Les pantalons sont siglés Jacob Cohen ou PT 01, les chinos se déclinent dans toutes les teintes du pantone, les jeans se portent avec pinces pour le week-end et les bermudas aux motifs exotiques sont surmontés de pattes de serrage, façon pantalon Tokyo, pour retrouver l’art tailleur à la plage. Improbable mais tellement élégant. Le premier challenge consiste à demander à Pierre Degand de poser sur les grandes tables centrales la tenue sportswear qui emporterait son agrément. La minute n’est pas encore écoulée qu’il a disposé, avec la dextérité d’un chef d’orchestre, un chino beige rehaussé de pattes de serrage à la ceinture, un veston marine droit non doublé, épaules napolitaines plus casual et une chemise col italien aux généreux carreaux bleu ciel façon vichy, qui dispense du port d’une cravate. Ultimes détails : des car-shoes en veau-velours marron, assorties à la ceinture bien sûr, et une pochette en soie imprimée, et cette tenue passe du simple sportswear à un sportswear élégant.

Être élégant en toutes circonstances. L’homme peut paraître exigeant,

il a raison : il se respecte et respecte l’Autre, à tous égards.

Parce que c’est ce que Pierre Degand s’impose : être élégant en toutes circonstances. Dans sa démarche, l’homme peut paraître exigeant voire intransigeant. Il a raison. Il se respecte mais respecte surtout les autres, à tous égards. Il regrette un peu que les temps changent et que l’on se présente, lors d’un cocktail, en chemisette brodée des initiales d’un autre. S’habiller est pour lui la première forme de respect, suivront le baisemain, la promptitude à se lever de table en présence d’une dame, la signature à la plume, l’usage de la carte de visite gravée, la pince à billets… cette liste pourrait ne jamais s’arrêter. L’anecdote veut que lors d’une garden-party entre amis, Pierre Degand ait choisi de porter une chemise en lin façon saharienne, que seule la maison commercialisait à l’époque. La tenue adéquate, sans aucun doute. Après avoir salué quelques amis, il apercevait un autre invité portant la même chemise, ce qui lui procurait une certaine fierté, néanmoins teintée d’intrigue. 
Il s’en approchait pour le féliciter de son goût exquis et lui demander où il avait trouvé si belle pièce. Son interlocuteur, avouant ne pas l’avoir achetée lui-même, interpellait grossièrement son épouse pour lui demander d’où sa chemise provenait. La réponse était sans appel et l’élégance avait terrassé l’ignorance. Mais une certaine désillusion s’installait toutefois dans la voix de notre conteur : les hommes ne s’habilleraient plus, laisseraient leurs épouses choisir et, si elles les accompagnent, décider pour eux, procédant là à une ablation totale du goût de l’élégance masculine. Il fallait se convaincre du contraire et pour cela, se réinventer en cultivant le passé, toujours. Quelle plus belle mission à travers le vêtement ? Celui qu’il faut essayer chez Degand, dans de véritables galeries d’essayage. Parce qu’elles ont emprunté à la galerie d’art sa beauté et à la cabine d’essayage son confort. La Maison Degand est une maison de famille. L’artiste qui signe les œuvres aux mûrs se prénomme Emily, elle est la fille de Pierre. Les couleurs sont vives et le message tranché. Chaque élément de cette maison est décidément à sa place naturelle, on entrerait presque dans l’intimité de la cellule familiale.

Jacques et Mimi Degand.

Poursuivons notre visite au rez-de-chaussée, où gouverne Mimi, l’épouse de Pierre, aux commandes du navire, disposant là d’un poste de pilotage tout à fait stratégique. Une vue à 180 degrés sur les espaces sportswear, jusque dans la cour à l’entrée du magasin de chaussures. Davantage que la pierre angulaire de la maison, Mimi en est la mémoire vive, l’inventaire permanent, le logiciel personnalisé. Elle nous accompagne enfiler quelques modèles de vestes croisées, toutes marine. Pas moins de six modèles nous sont proposés, que Mimi prénomme un à un, déclinant leur provenance, leur matière et les tailles figurant encore en stock. Plus qu’impressionnant, tant l’offre est large. Nous voulions un blazer croisé marine, nous en avons essayé six, aussi beaux les uns que les autres, aussi adaptés à chaque occasion, à chaque demi-saison. Le comble du luxe dans la discrétion. On parle rarement prix au sein de la Maison Degand. Ceux-ci sont certes indiqués sur des étiquettes aux codes informatiques abscons, mais ils sont savamment tus – voire dédaignés – au moment de la présentation de la pièce et de son essayage. Tant mieux. Pourquoi ne pas être élégant dès la cabine d’essayage : il sera temps, plus tard, de résister à la tentation. En tout état de cause, on ne fera rien pour vous y contraindre, l’article parlera de lui-même, son confort, sa coupe et la dextérité avec laquelle on a répondu à votre demande suffiront à vous convaincre de céder à cette fichue tentation. A cet étage, l’offre de prêt-à-porter est complète, du complet Lardini aux polos Fedeli, de la cravate en tricot de soie aux chinos, gilets matelassés sans manche en veau-velours ; la Maison Degand est en mesure de proposer à ses clients les plus exigeants, les plus globetrotters aussi, un maillot de bain lorsqu’il neige à Bruxelles ou un manteau doublé de fourrure Herno quand le mercure frôle les 30 degrés ; si toutefois une envie soudaine nous prenait de changer d’hémisphère en jet privé.

Un petit couloir permet d’atteindre l’étage supérieur. Pas un simple couloir. Une galerie olfactive. Quelques mètres carrés à peine que la Maison Degand a su optimiser pour proposer une variété infinie de parfums, de fragrances et autres produits pour le bain. Une sublime tenue de nuit blanc cassé entièrement passepoilée de pourpre domine le vestibule, au sein duquel on aurait envie de s’installer pour humer chacune des senteurs aux appellations toutes plus élégantes les unes que les autres.

Nous rejoignons Pierre Degand sous la véranda où il reçoit comme d’autres consultent. Chaque élément du décor interpelle par sa beauté, sa finesse, son goût. On ne peut s’empêcher de faire preuve de vulgarité en lui demandant, réaliste, s’il a fait appel à un décorateur pour habiller ce palais dans lequel on plaiderait volontiers. La réponse est timide mais résolument négative. C’est lui. Chaque élément, chaque détail, chaque vitrine, chaque lithographie, chaque vase, c’est lui. Et c’est remarquable.

La visite se poursuit dans la salle des costumes en prêt-à-porter. Pierre Degand revendique une collaboration fidèle avec Kiton et Brioni. Les vestes répondent aux patronages deux et trois boutons, voire « trois en deux », généralement deux fentes dans le dos et pantalons à pinces. Mais le client demeure maître de son complet, et l’étage de la mesure n’est qu’à quelques marches. Mais restons un instant ici. Le stock compte tout de même 1.200 costumes. Un dégradé infini de gris, de marine, de rayures, présentés ici avec une délicatesse unique, chaque pièce étant considérée comme une œuvre d’art. Elle en est une. Pour chacune d’elles les équipes de la maison savent décrire le tissu utilisé, son origine, son poids, ses caractéristiques, la largeur du revers de la veste, le point du tailleur, le choix réfléchi des poches, la hauteur des fentes et la concordance de la silhouette, mais aussi le montant du pantalon, la largeur du bas et le confort des pinces. Ici le costume est le travail d’un architecte, réalisé par des couturiers spécialisés dont le travail est éminemment respecté.

En avançant, Pierre est fier de nous présenter une collection de cannes et de parapluies dont on a trop vite oublié qu’ils étaient hier encore un gage d’élégance. Au sein de la maison, le parapluie ne s’ouvre pas estampillé d’un vulgaire logo commercial aux pans multicolores et aux baleines hésitantes : il est rehaussé d’une tête d’aigle en ivoire chinée dans les brocantes les plus retirées, et savamment adaptée aux mécanismes les plus solides et aux tissus les plus imperméables. Plus discrètement, leurs manches sont revêtus de cuir surpiqué ; ce sont des œuvres que Pierre affectionne particulièrement et que nous hésiterions presque à sortir sous la pluie tant elles méritent une vitrine d’exposition.

Nous pénétrons alors dans un autre salon, moulures blanches aux murs, hauteur sous plafond infinie et parquet point de Hongrie au sol, où un triumvirat s’est constitué autour d’un blazer en gestation. Nous approchons délicatement tant l’heure semble à l’opération chirurgicale. Et nous retrouvons avec plaisir un ami fidèle de la maison, Jean Grimbert, de la maison française Arnys, et Erwann Campos, de la maison parisienne Cifonelli. Un des collaborateurs de la Maison Degand se prête à l’essayage et écoute les suggestions millimétrées du talentueux Jean Grimbert, qui vient désormais s’habiller à Bruxelles et ne cesse d’enrichir la maison de ses années d’expérience rue de Sèvres. La discussion s’éternise plusieurs minutes autour du revers de la veste, qui devra être plus généreux sans pour autant tourner ou casser. L’épaule est montée, remontée, pensée, repensée, le cran retaillé, discuté, accentué, rétréci… On pourrait passer des heures avec ces orfèvres de l’art tailleur. Alors on se promet de se retrouver vite, à l’occasion d’un prochain symposium.

 

L’œil ne peut s’empêcher d’être attiré par chaque détail. Dans cette pièce majestueuse, chaque mûr expose un trésor. Sur celui-ci la lettre de remerciements de l’ancien Président Nicolas Sarkozy à l’occasion d’une cravate brodée aux couleurs du drapeau français. Sur celui-là la décision officielle par laquelle Sa Majesté le Roi des Belges a conféré à Pierre Degand le titre de Fournisseur Breveté de la Cour. Au centre trône un îlot. Il s’agit de la ganterie. Chaque pièce en pécari se décline dans les plus belles teintes automnales, comme dans une grande boîte à bijoux les tiroirs renferment précieusement une paire par compartiment. Et Pierre d’ouvrir le dernier avec gourmandise, comme s’il était secret, pour en tirer une mitaine confectionnée sur mesure dans le cadre d’une commande spéciale : celle de Karl Lagerfeld, en cuir de veau noir surmonté d’un grillage argenté ; l’excentricité qui caractérisait tant le créateur disparu. Cette mitaine n’a malheureusement pu lui être livrée à temps, elle sera conservée dans les archives de la Maison. Sur l’étalage de droite, une impressionnante collection d’étoles, en soie, en pashmina, dans les tissages les plus délicats.

Ici les bermudas aux motifs exotiques sont surmontés de pattes de serrage, façon pantalon Tokyo, pour retrouver l’art tailleur à la plage.

Chacune est pliée en deux, posée sur l’autre, créant une généreuse présentation de couleurs que l’on hésiterait presque à déranger. Pierre va s’y livrer avec bonheur pour révéler ses imprimés préférés. Exotiques pour l’un, botaniques pour l’autre, les couleurs sont chatoyantes et se marient toutes avec les tenues les plus strictes. Bien enroulée, l’étole interdit la lecture de ses motifs, rendant le choix plus indiscret encore. Il faut alors succomber aux motifs « positions du Kama Sutra » ou « pin-up » revisités, une étole à la finesse infinie dont la thématique redevient immédiatement confidentielle autour du cou. Une délicieuse coquetterie que l’on ne saurait porter toute l’année.
Poursuivons autour de la maille et rendons l’exercice plus difficile pour notre hôte. Celui de nous proposer un polo façon laine et soie, marine toujours, manches longues et boutonnage profond, à porter sous le blazer croisé pour constituer cette tenue faussement stricte, en réalité casual chic, fondée sur le marine profond et relevée d’une seule pochette imprimée. Ce polo doit être une seconde peau, la maille d’une finesse absolue et la fluidité infinie pour un porté élégant, jamais moulant, col boutonné jusqu’en haut ou au contraire très ouvert, gonflant, bouffant. Pierre Degand ne désarme pas. Son regard amusé traduit sa compréhension immédiate de la demande que l’on pensait complexe. Sans désemparer, il nous invite à baisser les yeux, non pour nous faire pardonner la moindre outrecuidance, mais pour seulement réaliser que nous sommes posés sur la vitrine-même où se trouve ce sublime mélange de matières nobles. Echec et mat. Cette maison est définitivement le temple de l’homme élégant, et son gardien capable d’y réaliser les vœux, tous les vœux, de chacun de ses fidèles. Dans la salle réservée à la maille tous les cols sont proposés, dans toutes les couleurs, les pièces entreposées jusqu’au plafond. Au cours de cette visite nous ne dénombrons pas moins de trente déclinaisons de bleus, rangées dans un ordre croissant de clarté, autant de variations qui répondent aux besoins d’une tenue de week-end, en 
Normandie ou en Ecosse, portées sur une chemise ou ras-de-cou, en écharpe à l’italienne ou plus traditionnellement sur les épaules, tellement réconfortant. La présentation de ces mailles et leur organisation quasi-militaire appellent la question de l’influence de l’uniforme sur le vestiaire masculin. Pour Pierre Degand elle est évidente. Abstraction faite de la période historique à laquelle l’uniforme appartient, il considère qu’il constitue toujours une inestimable source d’inspiration, à laquelle un hommage est d’ailleurs rendu en plusieurs endroits de la maison, où trônent sur les murs de jolies reliques de galons ayant appartenu à l’Empire napoléonien, des manchettes brodées de l’armée russe, des cols officier de la marine militaire et des esquisses chinées par le maître des lieux et savamment encadrées pour transmettre leurs lettres de noblesse à ses inspirations. Cette maison est un véritable musée, que l’on est fier de visiter avec son conservateur.

Celui-ci nous convie dans l’ascenseur pour accéder à l’étage. Ses portes automatiques sont recouvertes de feuilles d’or et son sol revêtu d’un marbre rare. De quoi rendre la traversée bien trop rapide pour en profiter. Nous voici dans l’antre de la chemise. Une pièce circulaire aux pans de verre, où les chemises sont rangées par couleur, du sol au plafond, sur des étagères de verre aux montants dorés. Au centre est disposée une table de verre ronde sublimée par un vase en cristal. Chaque rayon de clarté renvoie une lumière parfaite pour apprécier la teinte de la chemise, et plus encore la transparence de son tissu. Parce que ce dernier relève de l’exigence la plus absolue de Pierre Degand. Son partenaire privilégié pour répondre à cette exigence est l’immense maison bolognaise Fray, reconnue à travers le monde pour le caractère exceptionnel de ses tissus, avec laquelle Maison Degand collabore depuis de nombreuses années. Et Pierre de se livrer à un cours magistral avec démonstration à l’appui. Il nous explique le titrage, l’épaisseur du fil, le retors, et sort de sous la table un échantillon du plus beau tissu Fray : son préféré, le 300/2. Son toucher est effectivement d’une douceur incomparable, nous sommes à quelques pas de la soie sauvage, on l’imagine porté, glacé sur la peau, d’une fluidité absolue et d’une douceur inégalable. C’est vrai, nous confie Pierre. Mais cela engendre un inconvénient : on ne peut rien porter d’autre après ! Et une confidence pour nous rassurer : ce tissu est l’ennemi des repasseuses les plus habiles, tant il peut être fragile. Son prix laisse aussi rêveur. Alors que la chemise est présentée en prêt à porter, dans un motif fond blanc à rayures marine, la pièce dépasse la barre des 1.000 euros. Sacrilège ou pas. Il faut regarder de plus près et se rappeler qu’au détour d’une envie particulière, il a pu nous arriver de commander auprès d’un chemisier sur-mesure parisien une chemise que le marché du prêt-à-porter ne semblait pas connaître à l’époque : un coton blanc de belle facture, surmonté d’un col américain, button-down, au pied plus généreux qu’à l’accoutumée pour lui donner du volume et faire ainsi cambrer le pan du col en forme de « S » ; des boutons de nacre choisis, aucune poche poitrine évidemment, et des poignets mousquetaire accueillant une délicate passementerie sur une chemise résolument sport mais infiniment élégante… L’équation a priori impossible. Une fois encore Pierre Degand écoute, amusé, nos exploits, et d’un tour de main sort de la pile de gauche, les yeux fermés, l’exacte chemise que nous venons de lui décrire. Une œuvre d’art. Le coton 300/2 le plus fin de la galaxie, un blanc immaculé, notre col button-down à la hauteur parfaite, doté d’une triplure façon requin pour lui donner plus de volume et de tenue, un poignet mousquetaire simple auquel est associée, dans le blister de la chemise, une paire de manchettes de rechange, façon napolitaine, pour alterner. Un modèle que nous pensions avoir imaginé alors que les plus grands noms de la chemise le portaient déjà. Et la leçon inaugurale de se poursuivre par la série, du blanc rayé, du bleu pâle, du bleu dur, du col italien, du poignet mousquetaire classique : la maison est ici capable de répondre aux exigences du client le plus précis, à n’importe quel moment. Une anecdote pour s’en convaincre : un dimanche, alors que l’établissement est naturellement fermé, Pierre reçoit un coup de fil de l’émissaire d’un dignitaire africain qui vient d’atterrir à Bruxelles pour affaires et dont les bagages ont été égarés. Il faut immédiatement ouvrir la maison pour l’habiller. Convaincu de l’intérêt de ce tissu exceptionnel et de sa compatibilité avec les grandes chaleurs du continent africain, notre voyageur malheureux en ressort avec une vingtaine des plus belles chemises du monde sous le bras. Toujours interpellé par cette qualité du tissu qui ferait oublier l’intérêt de la grande mesure, nous décidons de passer un modèle bleu pâle, au col ouvert non boutonné, dépourvu de pan, un dérivé du Mao doté d’une triplure le faisant monter plus haut et le rendant ainsi plus présent. Dans la cabine on déboutonne chaque nacre avec soin, savourant le soin du point, l’extrême finition des coutures et des hirondelles, et on passe le vêtement… et celui-ci tombe parfaitement. Hésitant entre excitation, joie ou désespoir, on s’imagine un instant doté de mensurations parfaites, mais il n’en est rien. L’explication de ce petit miracle est plus prosaïque et repose sur l’expérience du façonnier qui a su, au fil du temps, adapter son patronage au corps masculin le plus fréquent, donnant un peu plus d’aisance à l’estomac en jouant avec les pinces, et limitant la retouche à la longueur de manches (par l’épaule bien sûr) et bien entendu répondant au tour de cou de chacun. La grande mesure parait presque superflue lorsque l’on revêt ce fameux 300/2. Sous une veste marine, n’autorisant pas la cravate, il réalise une tenue d’une élégance rare, stricte et casual à la fois, inspirée, on l’a vu, des cols militaires et revisitée par Maison Degand. Ultime coquetterie : le chiffre. Déontologiquement, il est réservé à la grande mesure. Peu importe : on le demande à la poitrine, plutôt bas, en lettres anglaises et bleu marine. Naturellement, la broderie sera réalisée à la main et Pierre nous réserve une petite surprise : elle sera brodée de deux fils : un gris et un bleu. Ainsi le relief de la réalisation révèlera une légère ombre, que l’on n’avait jamais vu auparavant. Une délicatesse supplémentaire.

La visite se poursuit, on voudrait qu’elle ne s’arrête jamais. Pierre nous convie dans la pièce qu’il affectionne particulièrement. On aurait pu imaginer son bureau personnel (il nous y emmènera en nous confiant y passer très peu de temps) ; il s’agit de la pièce réservée à la grande mesure, au bespoke. Cette pièce a été conçue autour d’un essayage de costume et non l’inverse. Le tailleur ne s’est pas installé là par hasard : il a choisi cet endroit pour des raisons stratégiques et a façonné la pièce pour accomplir sa mission dans les meilleures conditions. Les premiers pas révèlent une moquette à l’épaisseur insolente, on aurait envie de se déchausser immédiatement. Un bureau Louis XV disposé de biais permet de vider ses effets personnels en entrant, pour s’alléger des contraintes électroniques du quotidien, et les grands rayonnages de bois précieux s’ouvrent sur des liasses de tissu parfaitement exposées, comme les plus belles collections bibliothécaires. Happés par la profondeur de la pièce, nous nous y enfonçons et parvenons autour d’une table de travail magistrale. Un tronc d’arbre géant, aux nervures laquées, de plusieurs mètres de long, parfaitement orienté devant la baie vitrée recouverte de stores vénitiens aux larges lamelles, inclinables afin de permettre de disposer de la lumière la plus pure, et ainsi observer les reflets secrets du tissu que l’on pourrait choisir pour son prochain complet. Règne dans cette pièce une sensation de plénitude telle que l’on pourrait s’y installer. De confortables fauteuils y sont disposés, on imagine qu’ils ont recueilli les confidences des plus élégants, les envies, les souhaits mais aussi le ressenti des plus influents dans l’intimité de leur dressing. Un havre de paix que l’on imaginait mal dans le tumulte de la plus grande avenue de Bruxelles, conceptualisé par un homme au goût et au talent incomparables.

Il nous fallait visiter son bureau pour en savoir davantage sur sa personnalité. On imagine qu’il puisse y passer douze heures par jour, à recevoir des représentants, choisir des tissus, répondre aux appels internationaux ou se résoudre à gérer des questions sociales ou fiscales tristement concrètes. Notre hôte nous confie y séjourner très peu… jusqu’à s’en faire apporter les clés, qu’il ne détient même pas sur lui ! Désertée peut-être, cette pièce aux dimensions généreuses recèle un certain nombre de trésors personnels néanmoins, que Pierre a bien voulu nous raconter. On y retrouve les larges stores vénitiens aux fenêtres pour adoucir la lumière, les grandes étagères de bois exotique sur lesquelles trônent les traités majeurs de l’élégance masculine, quelques grands ouvrages d’art et de nombreux bibelots, qui marquent pour chacun un moment de l’histoire du maître des lieux. Son large bureau est recouvert de documents financiers qui font face à la chaise longue Le Corbusier en cuir noir, sur laquelle on devine que l’homme d’affaires, jamais froissé, ne s’est que peu allongé. Le bureau d’un grand homme révèle toujours quelques aspects de sa personnalité. On s’arrête un instant sur la reproduction d’un Riva, à l’acajou sublime, entre les livres. Pierre nous confie qu’il rêverait de vivre dans le Sud de la France, et quel plus beau vaisseau pour embrasser la Méditerranée ? Des cœurs ensuite, de toutes formes et de toutes les couleurs. Des galets en forme de cœur, des cœurs en verre soufflé, du rouge vif, des mots d’amour, l’infini. Le maître des lieux aime ce sigle. Il représente tout pour lui, l’amour de sa famille mais plus encore le sens d’une démarche. Il le fait d’ailleurs broder sur ses cravates en tricot de soie. Quelques œuvres signées de sa fille Emily, son héroïne, le portrait de sa maman Yvonne, son mentor. Un petit garage entre les livres consacrés aux grands élégants, abritant pas moins de quatre répliques miniatures d’Aston Martin. On devine aisément l’appétence de l’homme pour la voiture mythique de l’agent secret britannique, il nous confiera en posséder deux, parfaitement entretenues. L’univers de l’automobile est évidemment très présent, au quotidien Pierre roule dans Bruxelles au volant d’une Mini Cooper décapotable d’un bleu si profond qu’on le soupçonne d’avoir passé une commande spéciale, et il possède l’une des rares vitrines représentant l’évolution dans le temps de la célèbre Spirit of Ecstasy, la statuette mascotte de Rolls-Royce, créée en 1911 par le sculpteur anglais Charles Sykes pour enjoliver les bouchons de radiateur de la marque. Enfin, notre regard est attiré par un cube de marbre clair, sur lequel est gravé le chiffre 4 en rouge. Celui du numéro où est désormais installé le restaurant dont sa fille Emily est le chef, et qu’il a voulu à la suite d’une visite du mythique Harry’s Bar de Venise. On aurait souhaité y dîner mais la période sanitaire nous en interdira l’accès, au moins jusqu’à notre prochaine visite.

Les couturières au travail. Pendant le confinement, elles ont confectionné des masques sanitaires dont le montant de la vente a été versé à l’hôpital de Bruxelles.

Nous continuons notre ascension pour trouver, au sommet, un signe de reconnaissance incontournable : l’atelier. Plusieurs couturiers et couturières y œuvrent à leur table de travail, équipée des instruments les plus précis pour réaliser les retouches des plus exigeants et les coupes des plus intransigeants. Ces mêmes couturiers et couturières ont confectionné, au début de la crise sanitaire, les premiers masques en tissus siglés Degand, dont les bénéfices de la vente ont immédiatement été redistribués à l’hôpital de Bruxelles. On salue chacun avec reconnaissance et admiration, ils sont une confrérie d’artistes, minutieux et discrets, à laquelle la Maison Degand rend un hommage permanent.

Nous redescendons pas à pas l’escalier magistral, admirons les vitrines remplies des plus beaux accessoires de cuir, de peaux exotiques, porte-cartes, étuis à cigares, serviettes ou caves à cigares les plus précieux. Un détail nous revient : nous n’avons pas vu de passementeries. Sans désemparer, Pierre nous convie au sous-sol, par un escalier confidentiel en colimaçon, dans un salon feutré qui pourrait s’apparenter au coffre-fort d’une banque suisse, ou le fondé de pouvoir vous reçoit et vous abandonne rapidement à vos secrets. Dans ce salon, plusieurs vitrines exposent les plus belles collections de passementeries. De la nacre, de l’or, de la pierre précieuse, une collection complète de réalisations spéciales, de l’orfèvrerie et même quelques pièces d’horlogerie d’exception. Rares sont ceux qui ont accès à cette cache où le bijou de l’homme est précieusement conservé.

Plusieurs heures de déambulation dans ce navire de l’élégance masculine guidées par son amiral, et nous remontons à la surface prendre l’air au sein de la véranda ensoleillée où il nous a accueillis. Nous contemplons encore les jardins à la française ornant la cour intérieure où nous avons garé notre véhicule à l’invitation du maître des lieux. Deux hommes en gants blancs tournent autour. Surpris, nous réalisons qu’ils ont été mandatés pour le lustrer en notre absence. Une attention unique, infiniment appréciable, que notre hôte a su diligenter avec une parfaite discrétion. Il est temps de prendre congé et de saluer cette grande et belle famille, réunie autour de Pierre Degand, la plus haute définition de l’élégance masculine.