Le gilet croisé, un art difficile
Essayez vous-même : même certains tailleurs refuseront de vous faire un gilet croisé. C’est dire si la pièce est d’un abord difficile. En dépit de l’apparence, puisqu’elle paraît de fabrication beaucoup plus simple qu’une veste ou un pantalon : deux devants, un dos et le tour est joué. Pas si simple, loin s’en faut. Au-delà de ce patronage fondamental, tout est en effet ici question d’équilibre. Et donc de coupe. Pourquoi croyez-vous qu’aucun fabricant industriel ne s’y risque ? Et que certains tailleurs utilisent des gabarits préétablis qui ne proposent souvent le choix que d’une pièce cérémoniale ?
Tout simplement parce que, mine de rien, réussir un gilet croisé est un art difficile, qui réclame talent et expérience.?
Les grands élégants s’entendent à considérer qu’il existe en tout et pour tout deux vrais spécialistes du genre : Caraceni à Milan et Cifonelli à Paris. Le premier fut le tailleur de Gianni Agnelli et de l’armateur Niarchos, le second habille quelques uns des hommes les plus élégants de France. Le premier bénéficie de la présence inestimable d’un vieux coupeur dont la longue expérience a fait un maître de la spécialité. Pour répondre à la demande des plus exigeants, qui désespéraient de retrouver cette élégance ultime, le second s’est fait une spécialité dans la spécialité de cette pièce du vestiaire masculin. Lorenzo Cifonelli a bien voulu répondre à toutes nos questions et livrer les secrets de sa maison.
Costume de ville, estival ou de cérémonie : d’une élégance folle, le gilet croisé fait partie de la dotation de base de Gatsby le Magnifique. Tout est dit !…
Dandy : Bien qu’il soit plus élégant que le droit, le gilet croisé est pourtant beaucoup plus rare – pour ne pas dire exceptionnel. Pourquoi cela ? Ne vous en demande-t-on pas ?
Lorenzo Cifonelli : « Jusqu’à il y a quatre ou cinq ans on faisait peu de gilets : on ne nous les demandait que pour les mariages, ou pour des occasions spécifiques, et des gilets croisés encore moins ! Et puis la demande s’est développée et on l’a vraiment retravaillé.
Lorsque l’on ne fait pas souvent les choses on les fait de façon classique, sans y apporter de création : on ne s’y investit pas, on ne cherche pas de nouvelles formes, comment améliorer le produit, lui apporter notre touche… De fait, depuis quelques années nous avons énormément travaillé sur les gilets. Comme je voyage beaucoup et que j’ai beaucoup d’amis à droite et à gauche, j’ai observé des vieilles pièces des années 30 et 40, en m’en inspirant et en leur en apportant la modernité. On s’est remis à travailler avec des giletières, on a retravaillé les intérieurs, les extérieurs, les formes, les pinces…
Et cela nous a naturellement amenés à faire aujourd’hui beaucoup de gilets. Ne serait-ce que parce qu’on les propose :
dès que l’on fait de la communication on voit nos gilets, et par voie de conséquence on nous en demande. Le client voit un gilet et y pense pour lui-même. Ensuite notre clientèle voyage, rencontre du monde, on remarque ses gilets, on les trouve intéressants, et ça marche comme ça.
Mais le gilet croisé reste une spécialité dans la spécialité.
J’ai d’abord travaillé sur les formes des gilets droits. J’ai une passion pour le gilet à condition que ses lignes soient intéressantes, parce qu’il n’y a rien de plus moche qu’un gilet mal coupé. C’est comme un costume croisé : un costume droit mal fichu peut passer, mais un croisé mal coupé c’est une catastrophe. Horrible, alors qu’il n’y a rien de plus beau s’il est bien coupé. Et c’est exactement la même chose pour le gilet : on voit souvent des gilets prêts à porter qui sont une catastrophe, parce que les maisons ne savent pas bien les faire. Et cela ne donne pas envie d’en porter ! Nous avons donc travaillé sur les coupes, les modèles, les revers, et pour le coup nous sommes aujourd’hui vraiment pointus dans le domaine particulier du gilet.
Pourtant, si on comprend facilement l’importance de la coupe pour un costume, elle parait simple s’agissant d’un gilet… Comment avez-vous travaillé celle des vôtres, leur style ?
On a beaucoup travaillé avec les codes anglais et italiens, et aussi américain parce que les Américains étaient très gilet dans les années 30 et 40, et que l’on trouve des gilets dans le vintage. Certains sont magnifiques, il y a des choses intéressantes qu’on ne fait plus maintenant et il est intéressant de s’en inspirer, de s’en servir comme point de départ pour une recherche personnelle : on s’inspire d’une pince ici, d’un haut de revers là… Ce sont des petits points de détail, sur lesquels on adapte ensuite notre propre style. On est partis sur les gilets droits, et à force de faire des gilets droits on en est venus aux gilets croisés.
Pourquoi le gilet croisé est-il si difficile à réussir ?
C’est compliqué parce que c’est comme la veste croisée par rapport à la veste droite : cela ne tolère pas l’approximation. Pour qu’il soit porté de façon juste il faut qu’il y ait la bonne ligne, la bonne position, la bonne hauteur, le bon revers : il faut que tout soit parfait. On en fait beaucoup aujourd’hui parce que nos clients nous le demandent de plus en plus.
Y a-t-il un style Cifonelli dans ce domaine ?
J’aime bien les grandes ouvertures. Je ne suis pas fan des gilets anglais très hauts : c’est un style, comme les vestes. Nos costumes croisés sont très travaillés et très ouverts, et si la veste est ouverte, le gilet doit l’être aussi, parce qu’il est important que l’on voit le gilet sans qu’il soit trop présent lorsque la veste est fermée.
» Pour que le gilet croisé
soit porté de façon juste,
il faut qu’il y ait la bonne
ligne, la bonne position,
la bonne hauteur,?
le bon revers : il faut que
tout soit parfait. «
On a travaillé sur les pointes, les angles et la rondeur du bas, lequel ne doit pas être plat sur un gilet croisé : il faut dessiner une sorte d’arrondi, cela parait plat mais en réalité cela doit être très légèrement arrondi pour donner une jolie ligne. On a aussi retravaillé sur les intérieurs, le tour de col (ndlr : Cifonelli est le seul tailleur, avec anciennement Arnys, à doter ses gilets de tours de col dans le même tissu au lieu de se contenter de coudre un dos de satin ou de soie entre les deux devants) et les emmanchures.
Ci-dessus :
un gilet croisé à col châle : plus habillé que le col cranté de notre gros plan.
L’emmanchure est-elle si importante sur un gilet ?
Absolument, parce que plus il est coupé court et plus ça baille. A l’inverse plus il est haut et plus il suit le corps. On pratique donc des emmanchures assez hautes, ce qui remonte un peu le gilet et permet de lui donner de la ligne. On nous demande aussi des gilets avec des dos en tissu, parce que dans certains pays on porte plus facilement le gilet sans veste et qu’ils aiment dans ce cas avoir des gilets tout en tissu – ou par exemple avec un dos en soie pure comme ceux que l’on met dans nos vestes.
On fait aussi des gilets droits, comme Steve McQueen à une certaine époque, et dans ce cas avec une petite ouverture, mais c’est un autre style. Ce qui est compliqué avec le gilet, c’est de savoir comment il va être porté. Le problème aujourd’hui, c’est que 70% des gens portent des pantalons sans pli, voire à taille basse. Or ce qui est joli avec un gilet c’est qu’il soit assez court, et il lui faut donc un pantalon taille haute. Taille basse et gilet sont clairement incompatibles : cela ne ressemble à rien. Et c’est encore mieux avec un pantalon à plis, dont certains clients ne veulent pas entendre parler : il faut donc savoir les convaincre.Et puis il y a les petits détails, comme la petite patte élastique que nous montons avec une tige et un bouton au pantalon, parce que le problème du gilet croisé c’est que étant assez court il a tendance à remonter un peu dès qu’on lève les bras, ce qui n’est pas beau. Avec cette attache il reste toujours en place. C’est une contrainte de trois secondes pour mettre le bouton (et une autre pour nous parce qu’il faut aussi mettre un bouton en plus sur le pantalon) mais cela garantit un tombé toujours parfait, et cela tient aussi le pantalon, ce qui fait qu’on est bien toute la journée. Bien sûr la patte du gilet est un peu élastique ce qui lui permet de bouger un peu, et le bouton dans le pantalon est blanc pour qu’il soit bien identifié. C’est un détail, une finition, mais c’est important parce que c’est une continuité, et c’est cet ensemble de petits détails qui fait la différence et donne au bout du compte un travail soigné. C’est pourquoi nous attachons beaucoup d’importance à tous ces petits détails qui, associés à notre style, sont la marque Cifonelli.
Dos en soie naturelle et boucle exclusive.
Marque des plus grands : le col du gilet est
dans le tissu du gilet, peaufinant le haut
du dos en soie naturelle.
Revenons un instant sur votre inclination pour les grandes ouvertures. D’autres élégants, comme Michel Barnes ou Jean Grimbert (ndlr : ex-propriétaire et styliste d’Arnys), sont au contraire des irréductibles de la petite ouverture. Pourquoi ce choix ?
Pour permettre de voir la cravate et la chemise. On est aussi très ouverts au niveau du col, même dans les revers de nos vestes, pour donner cette rondeur. D’autres maisons sont plus fermées et plus droites, c’est un autre choix. Une ouverture plus fermée donne un style plus militaire, plus carré. En faisant le choix d’une grande ouverture on est obligés de travailler spécialement, jusque dans la coupe du gilet. C’est plus difficile à faire, plus de travail, mais c’est notre valeur ajoutée, notre recherche : trouver le style, le bon équilibre.
Vous arrive-t-il de faire des gilets dans d’autres tissus que le costume, coordonnés ou contrastés ??
Les clients demandent surtout un autre tissu pour les mariages et les cérémonies. Ou pour constituer un costume un peu sport : dans ce cas je recommande un gilet blanc cassé, crème ou coquille d’œuf, ce qui est très joli et que le client peut aussi bien porter avec un costume bleu ou gris : même si celui- ci est très classique, il va tout de suite être complètement enlevé, transformé : cela change tout ! »
Prix moyen d’un gilet sur mesures (sauf tissu exceptionnel) : 1300 euros.