Too much ! Les rétros-excentriques
Après les Gagàs, notre expert es-style Massimiliano Mocchia di Coggiola poursuit son tour d’horizon des différents genres d’élégants qui ont jalonné les pays et les époques, avec cette culture et cette ironie mordante qui font le succès de ses ouvrages.
Ne sont-ils pas un peu étranges ces quelques personnages qui se baladent dans les rues de nos villes et se font passer pour des dandys auprès de Madame Michu ? Ceux qui ne se composent pas une élégance à partir de vétilles admirables mais, fidèles à une vision déformée du dandysme, multiplient les détails théatraux : une redingote aux revers de soie, un chapeau haut-de-forme, une canne, un monocle… Ne manquant pas de courage, ils portent même tout ça ensemble. A moins qu’ils aient constitué cette garde-robe par degrés progressifs. Ou ne faudrait-il pas plutôt dire : “rétrogressifs” ? Car il s’agit bien d’adeptes déclarés du rétro pour le rétro, dont l’approche est similaire à celle de l’art pour l’art de Gautier et Whistler, sans pour autant prendre en compte les subtilités que ce mouvement portait en lui.
Ces messieurs, qui pour la plupart se prennent très au sérieux, rejettent voire même diabolisent n’importe quel contact avec le monde actuel, qu’ils désignent “moderne” avec un dédain consommé. N’utilisant ni téléphone portable ni (ils l’affirment) ordinateur (sauf pour ouvrir un blog bourré de selfies prises avec un appareil numérique), ils s’extasient devant le papier à lettre et le stylo-plume, et s’expriment avec des mots désuets, ou perçus comme tels, avec l’ambition de se donner un air Proustien.
Les adeptes du rétro pour le rétro ne suivent pas une philosophie dandy, bien au contraire : plutôt que de vivre et briller dans le monde, ils préfèrent se replier sur eux-mêmes dans une sorte d’onanisme mental, bâtissant autour d’eux une muraille qui se veut, de la fondation aux parapets, délabrée. Semblant condamnés à se vieillir avant l’heure, ils paraissent nés avant nos grand-mères. Paraissant convaincue que le mécanisme à huiler est celui d’une machine à remonter le temps social et personnel, l’immense majorité de ces messieurs se croient de parfaits dandys. Ils me rappellent certains meubles contemporains, aux lignes grossièrement moulées dans le style antique, enduits d’un vernis artificiellement défraîchi et d’une fausse patine. Des décorations dorées qui n’ont jamais eu vocation à vraiment briller. Scandalisés pas le monde d’aujourd’hui, certains d’entre eux préfèrent faire semblant de pas s’en apercevoir, et finissent par se faire traiter de fous visionnaires. D’autres crachent avec un plaisir non dissimulé sur les horreurs de la “décadence de la société moderne” – mais sans jamais en avoir connu une autre. Car on parle là de jeunes gens, et parfois de très jeunes gens, qui se sont tellement perdus dans la lecture de romans historiques qu’ils se sentent d’une époque révolue qui se serait peu à peu transformée en la nôtre – comme s’ils avaient vécu eux-mêmes ce changement aussi rapide qu’une tombée du rideau.
Ces pâles acteurs voudraient remonter le fil du temps et rejoindre un siècle regretté auquel ils se croient adaptés. Mais que diraient-ils de se découvrir ridicules dans cette époque idéalisée ? Regardons-les de près : ceux qui ont le bon goût de s’habiller de redingotes vintage font semblant de rien face aux trous de mites, les autres (et ils sont la majorité) arborent des costumes de mauvaise qualité, des chemises en faux satin et des lavallières à la brillance douteuse. Ayant acheté (cher, parfois) de rustres reproductions les voilà convaincus d’être les parfaites répliques de gravures de mode Napoleon III, lorsqu’ils ressemblent plutôt à des acteurs jouant une pièce de Wilde dans le gymnase d’une école pour la fête de fin d’année scolaire. Faut-il le dire, leur connaissance de l’histoire (et de la mode, aussi) est souvent aussi vaste que celles des textiles et des bonnes manières. Ils portent le chapeau claque sans vergogne dans un salon, baisent les mains des femmes à tout-va et, assis à table, manient le couteau comme un scalpel. La nostalgie peut être dangereuse ; il la faudrait pratiquer avec beaucoup de méfiance. Imaginer le XIXème siècle comme une époque dorée est une erreur dans laquelle tout le monde a failli tomber au moins une fois dans sa vie : qui, parmi nous, n’a jamais cedé à la tentation de s’acheter un chapeau melon ou des guêtres, en pensant qu’un jour il aurait l’opportunité de les porter ? Un exercice risqué si l’on n’a pas la chance de posséder, avec une chemise à jabot, une allure extraordinaire ! Le véritable excentrique se justifie avant tout par l’intellect. Ceux qui se laissent ainsi envahir par le passé, veulent pratiquer une élégance révolue et refusent le présent avec acharnement, que l’on appelle retro-excentriques aux Etats-Unis, finissent par brouiller l’image des véritables dandys, avec lesquels on les confond trop souvent. La ligne étroite qui sépare l’élégance du déguisement devrait parfois être mise en exergue avec plus d’élan, le problème étant que peu de personnes aujourd’hui s’aperçoivent de la différence.
Le cinéma est le premier repère du rétro-excentrique, qui le décortique comme d’autres ouvrent un livre d’histoire, à la recherche naïve de vérités absolues. Pas de surprise donc à ce que certains films servent complaisamment cette esthétique. En cause : petit budget ou costumier incompétent. Explication fallacieuse déjà entendue : la modernisation des canons de l’époque revisitée, au prétexte que le jeune public n’adhèrerait pas à la réalité historique (on rêve !). Les exemples ci-dessus montrent à quel point cette opération est vouée à l’échec : les costumes douteux de Dorian Gray (2009), sans idée précise de la mode au XIXème siècle (mais qui participent largement de l’esthétique rétro-excentrique du film), les médiocres redingotes de La ligue des Gentlemen extraordinaires (2003) et les tenues de Robert Downey Jr. dans Sherlock Holmes (alors que son binôme Jude Law porte pour sa part des costumes raccords avec les usages de l’époque).