Tommy Nutter : il a révolutionné Savile Row
Il a bousculé Savile Row. Aussi incroyable que l’événement puisse paraître aujourd’hui. Mais l’effervescence des années 70 rendait tout possible, et Londres fut l’épicentre du tsunami qui allait balayer les règles de l’habillement autant que celles de la morale.
La révolution sexuelle des années 60 avait eu lieu, Make love not war était l’un des hymnes d’une jeunesse qui allait bouleverser une manière de penser inchangée depuis des décennies – patrie, famille, couple, enfants, sexualité et mode : Londres s’affranchissait des carcans des générations précédentes et donnait le la de ce qui allait être la grande révolution culturelle du XXème siècle. Pour ce qui concerne spécifiquement la mode, l’heure était à jeter par terre les oripeaux des Anciens et à inventer une nouvelle silhouette pour la jeunesse.
En Angleterre la Mecque de l’art tailleur restait Savile Row, dont les établissements traditionnels, datant pour la plupart de la fin du XIXème siècle, perpétuaient pour une clientèle encore très aristocratique un style fait de maîtrise technique et de classicisme.
Mais les Beatles et les Rolling Stones emballaient la jeunesse et proclamaient la liberté, le bonheur et une vie différente, bientôt suivis par des nouveaux venus comme Elton John et David Bowie.
A Savile Row les enseignes vivaient encore et toujours sur la lancée de la première moitié du siècle. Jusqu’à l’arrivée de Tommy Nutter, qui eut l’audace de prétendre associer le savoir-faire de l’art tailleur traditionnel avec la modernité de l’époque et de la rue. Du jamais vu, une démarche choquante pour les bien pensants, une révolution et un gourou pour la génération émergente. Dans le courant des quinze années précédentes le prêt-à-porter avait lui-même révolutionné le vêtement, introduit les tarifs accessibles et l’uniformisation de la production de masse, et s’était taillé la part du lion dans le paysage de l’habillement.
Retranchées dans une petite rue de Mayfair et seules face à l’envahisseur comme un certain village gaulois, les enseignes de Savile Row opposaient à l’industrialisation galopante la valeur ajoutée du fait main, naturelle trente ans plus tôt et soudain devenue élitiste. A Paris une demi-douzaine de tailleurs faisait de même, éparpillée sur un périmètre plus étendu. Face à eux les marques industrielles se multipliaient là aussi, lâchant dans les rues des hordes d’hommes habillés de façon de plus en plus décontractée. Entre les deux, un no man’s land abyssal. Deux mondes fondamentalement opposés, tant par leur esprit que par leur clientèle.
Jusqu’à l’arrivée d’un trublion britannique répondant au nom de Tommy Nutter. Thomas Albert Nutter pour l’état civil, né à Barmouth au Pays de Galles. Plus jeune que les hommes en charge des maisons institutionnelles du Row mais formé à cette école de l’excellence, le jeune tailleur conçut l’idée de dépoussiérer l’image du métier sans renier son histoire ni son patrimoine. Un sacrilège. Imaginez McDonald vendant des hamburgers au caviar. Impensable ? Aujourd’hui peut-être. Mais pas à Londres au début des années 70.
De fait, parce que ses créations savent convaincre les personnalités underground les plus en vue, Tommy Nutter se fait un nom beaucoup plus vite que Anderson & Shepard ou Huntsman avant lui. Et la photo des Beatles traversant Abbey Road habillés par Nutter sur la pochette de l’album éponyme vaut bien les Royal warrants de ses confrères pour la clientèle des trentas et quadras de l’époque. Le vent des années pop souffle sur Savile Row.
Le vent des années Pop souffle sur Savile Row
Avant d’en arriver là, Nutter a fait ses gammes comme un concertiste. Né en 1943 dans une famille de la classe ouvrière, le jeune Thomas grandit dans le nord de Londres où son père tient un bar restaurant de type Routiers. Il connaît avec son frère David un début de scolarité sans éclat avant d’être dirigé vers un lycée technique où il commence par apprendre la plomberie avant de se tourner vers l’académie de couture. Il n’a que dix-huit ans lorsqu’il rencontre son destin, en entrant comme aide vendeur chez Donaldson, William & Ward, tailleur de Burlington Arcade. Il a effectué sa scolarité sans enthousiasme excessif, cette fois c’est une révélation. Chez Donaldson il apprend les rudiments de la profession et les règles de l’habillement masculin traditionnel. Nutter y restera sept ans, au cours desquels il absorbe comme une éponge les règles du métier, et les sert de plus en plus efficacement au fur et à mesure qu’il en acquiert puis affine la maîtrise. Durant ces sept premières années de vie professionnelle, Thomas A. Nutter s’inscrit dans la grande tradition de l’art tailleur londonien.
Sa trajectoire va bientôt croiser celle d’un jeune surdoué de la coupe du nom d’Edward Sexton. Celui-ci a fait ses classes chez Kilgour, French & Stanbury, l’un des tailleurs les plus renommés de Savile Row, où il est entré comme assistant à l’âge de seize ans. Formé par Fred Stanbury en personne, il s’est révélé aussi passionné qu’ambitieux, apprenant fiévreusement le jour sous la direction de son mentor et terminant la nuit son cycle d’études au London Fashion College. Ajoutée à un authentique don pour la coupe décelé très tôt par Stanbury, cette inflexible volonté lui vaut d’être rapidement remarqué. En 1967 il quitte le très traditionnaliste Kilgour pour Donaldson, William & Ward, plus moderne, où il fait la connaissance du vendeur Thomas Nutter.
A quelques centaines de mètres de Jermyn Street sur laquelle une statue de Brummel marque la fin de Burlington Arcade, le quartier de Piccadilly vibre de la fièvre des swinging sixties. Dans une frénésie de musique et de couleurs, Londres change d’époque dans la joie et l’insouciance.
Chez Donaldson, William & Ward, Nutter et Sexton se découvrent une parfaite complémentarité. L’un fourmille d’idées toutes plus audacieuses les unes que les autres, l’autre passe pour un génie de la coupe. En marge des grandes maisons institutionnelles, Donaldson bénéficie d’une clientèle dorée sur tranche, au sein de laquelle Peter Brown, directeur général d’Apple, la maison de disques des Beatles, va jouer un rôle important. Les deux hommes décident de s’associer pour ouvrir leur propre maison. Les fonds de départ sont apportés par Peter Brown, la chanteuse Cilla Black et le ténor du barreau James Vallance, et le jour de la Saint Valentin 1969, « Nutters de Savile Row » ouvre boutique au 35 de la fameuse rue. Le carnet d’adresse de Peter Brown a pesé autant que les réputations de Tommy et Edward : la soirée d’ouverture est marquée par la présence de Paul McCartney, Mick Jagger, Twiggy, lord Montagu, Rupert Murdoch…
L’architecture elle-même annonce la tempête que l’adresse va faire souffler sur le Row : alors que depuis les années 50 les tailleurs conservent au métier son caractère secret et élitiste, y tenant boutique à l’abri des regards de la rue (une réminiscence des années de black-out), les nouveaux venus le désacralisent en s’exposant en vitrines. Les traditionnalistes leur donnent six mois avant de fermer boutique. Ils ont tort. A la fin du mois de septembre sort l’avant-dernier album des Beatles, le plus populaire aussi (30 millions d’exemplaires vendus) : Abbey Road. Sur sa pochette, restée l’une des plus célèbres de l’histoire de la musique, trois des quatre garçons dans le vent qui traversent la rue où se trouve le studio d’enregistrement, sont vêtus par Tommy Nutter. Seul George Harrison a tenu à porter un jean. Dans la foulée du groupe « plus populaire que Jésus-Christ », tout ce que Londres compte de célébrités va rapidement se presser au 35 Savile Row : on y verra les Rolling Stones au grand complet, Elton John, Maurice Gibb (l’un des Bee Gees), Eric Clapton…
Nutter marie la tradition du XIXème siècle avec l’extravagance du swinging London
Au delà de son regard avant-gardiste, ce qu’il faut retenir du Tommy Nutter des early seventies est d’abord et avant tout d’avoir désacralisé Savile Row, rendu accessible l’art tailleur pour la première fois de son histoire en attirant sur lui l’attention du grand public, ou à tout le moins d’un public qui dépassait largement le cercle confidentiel des habitués du Row – et des gentlemen clubs alentour. Elton John aura cette phrase passée à la postérité : « Tommy Nutter a glamourisé Savile Row et l’a rendu accessible ». Il n’est pas le seul inconditionnel : Ringo Starr lui-même, alors que les quatre Beatles se sont toujours interdit de promouvoir une maison ou une autre, ne cache pas sa prédilection pour le 35, Savile Row.
En tout état de cause, « Nutters de Savile Row » connaît immédiatement un succès qui dément les oiseaux de mauvais augure, qu’il faut certainement attribuer pour partie à sa clientèle très en vue (dès ses premiers mois d’activité la maison habille aussi bien les rock stars que la génération montante de l’aristocratie britannique, les vedettes des médias et les dandys londoniens les plus renommés, au premier rang desquels Sir Roy Strong, directeur de la National Portrait Gallery, et Sir Hardy Amies, gratifié d’un Royal warrant en tant que couturier attitré de la reine Elisabeth, qui sera consacré en 1971 « Homme le plus élégant du monde » avec le comte Snowdown et… Tommy Nutter) et pour partie à son style particulier, qui fait la part belle aux mariages de matières inédits, aux épaules très marquées et aux revers surdimensionnés. La clé du style Nutter (parfaitement servi par les compétences hors pair d’Edward Sexton) repose sur le mariage insolite de la grande mesure traditionnelle et de la mode. « Une approche subversive » dira plus tard son disciple Timothy Everest, nous y reviendrons.
Au tout début des années 70 sa clientèle s’élargit à la femme à la demande expresse de personnalités très en vue, comme Bianca Jagger (qu’il habillera pour son mariage avec Mick d’un smoking blanc resté célèbre) et le top model Twiggy, dont les nombreuses parutions dans la presse internationale feront beaucoup pour la notoriété de la maison à l’échelle planétaire.
Au-delà de ses créations, Tommy Nutter est également devenu célèbre pour sa gentillesse naturelle mâtinée d’un sens de l’autodérision et d’un humour typiquement britanniques qui l’amenaient à écorcher volontiers ses contemporains, non sans prendre toujours la précaution oratoire de s’interroger « Mais qui suis-je pour parler ainsi ?… » Alors que posséder un costume Nutter est devenu une fin en soi pour les jeunes élégants, il collabore régulièrement aux publications les plus sérieuses dans les pages desquelles il disserte avec légèreté sur des sujets aussi graves que l’exactitude du costume de JFK sur sa nouvelle statue ou la rareté des transats à Green Park.
Mais la seconde moitié des années 70 est celle de l’explosion de la mode industrielle, et comme ses voisines la boutique de Savile Row marque le pas. Le fashion tailor réagit en lançant sa ligne de prêt-à-porter, commercialisée par Austin Reed. Rien ne va plus avec Edward Sexton, qui lui rachète ses parts en 1976 et poursuit seul l’aventure de « Nutters de Savile Row ». Par une ironie de l’histoire, c’est vers Kilgour que Nutter se tourne pour créer son propre atelier et développer ses lignes de confection.
Dans ce domaine comme en mesure, son style flamboyant lui vaut un succès aussi considérable que rapide, vite étayé par de nouvelles collaborations spectaculaires, comme la création des costumes de Jack Nicholson pour son rôle du Joker dans la superproduction hollywoodienne Batman, ou les tenues de scène d’Elton John pour les concerts de sa tournée I’m still standing, et c’est par le prêt-à-porter qu’il fait son retour à Savile Row en 1988, en ouvrant boutique au n°19 sous l’enseigne « Tommy Nutter, Savile Row ». Comme il l’avait fait près de vingt ans plus tôt avec Sexton, Nutter a toujours l’art de repérer les créatifs de talent : il prend pour assistants deux jeunes stylistes inconnus qui traceront brillamment par la suite leur propre sillon, John Galliano et Timothy Everest (que Tommy Nutter avait engagé pour quelques mois et qui finit par rester cinq ans).
La maladie ne lui laissera pas le temps de renouveler la performance des années 70 : atteint du sida, Tommy Nutter disparaît le 17 août 1992 à l’âge de 49 ans.
Un hommage au musée de la mode de Londres
En 2011 le Musée de la Mode et du Textile de Londres lui rendait hommage en lui consacrant une exposition, et en confiait le commissariat à Timothy Everest, qui fut son assistant et demeure aujourd’hui son disciple officiel. Pour l’occasion, les décorateurs avaient recréé la boutique du 35 Savile Row à l’identique, et l’exposition permettait aux amateurs de retrouver ou découvrir l’atmosphère avant-gardiste et provocatrice de celle-ci ; ainsi que toute une collection de costumes ayant appartenu aux Beatles, à Mick Jagger et à Elton John, pour les plus célèbres.
Lors de l’inauguration, le conservateur du Musée Dennis Nothdurft indiquait que le trublion de Savile Row avait littéralement « changé la façon dont les hommes s’habillent » (sic), et Everest soulignait à quel point l’ouverture de Savile Row à la modernité – et à une clientèle plus jeune – avait pu paraître subversive en son temps. Pour avoir côtoyé Nutter quotidiennement pendant cinq ans (alors qu’il avait été engagé pour « trois à six mois »), les souvenirs et l’analyse d’Everest, largement sollicité par la presse en tant que commissaire de l’exposition, étaient les plus personnels et les plus éclairants. Les multiples interviewes qu’il accorda à l’époque soulignent à quel point Tommy Nutter a changé la vision du Row qu’avait le public et rappellent combien celui-ci était avant lui un monde hermétique et mystérieux, fermé au grand public. Everest n’oubliait jamais de préciser que nombre de stylistes de renom, comme Tom Ford pour ne citer que lui, n’ont jamais fait mystère de la source d’inspiration que représente Tommy Nutter pour eux.
En associant l’extravagance du Swinging London à une tradition tailleur gravée dans le marbre depuis le XIXème siècle, Tommy Nutter a bel et bien révolutionné Savile Row, comme les Beatles ont révolutionné la musique. Comme ces derniers il laisse une marque indélébile, celle pour ce qui le concerne d’un esthète aussi spirituel qu’élégant : un dandy moderne.