Sergio Loro Piana : une ombre sur le soleil
C’est avec tristesse que nous avons appris la disparition de Sergio Loro Piana, qui nous a quittés fin décembre des suites d’une longue maladie, ainsi que le veut la formule consacrée. Il avait 65 ans. A la tête de l’entreprise familiale avec son frère Pier Luigi, il a fait de celle-ci le leader mondial du cachemire haut de gamme et l’une des plus belles maisons de luxe du monde, et avait rejoint la galaxie LVMH quelques semaines seulement avant de s’en aller.
Unanimement considérée comme l’une des plus belles maisons de luxe du monde, Loro Piana a construit son image en tant que tisseur haut de gamme, avant que Sergio et Pier Luigi en fassent l’empire que l’on sait en s’assurant l’exclusivité des plus belles matières (cachemires, baby cachemires et surtout vigogne). Passionné par les belles choses, Sergio a toujours veillé à privilégier la qualité à toute autre considération pour la définition et la fabrication de ses produits. Une profession de foi qui lui a permis de s’assurer la fidélité d’une clientèle internationale habituée à ne s’offrir que le meilleur en toute chose, et préférant la satisfaction d’une qualité incomparable mais discrète aux paillettes d’un luxe clinquant, et de compter parmi ces clients fidèles un certain Bernard Arnault… Véritable bourreau de travail (il se rendait chaque jour à ses bureaux aux commandes de son hélicoptère afin de ne pas perdre de temps dans les embouteillages milanais), il se partageait avec son frère cadet Pier Luigi la présidence du groupe familial par alternances de trois ans. Les jours de travail, sa grande et mince silhouette était toujours enlevée par un costume à la coupe impeccable, grands revers années 20 et taille fitée qu’il pouvait se permettre, accessoirisé d’un ensemble chemise-cravate aux accords audacieux dont les Italiens ont la magie et de chaussures casual chic, le plus souvent en daim, tenue relevée de la touche personnelle d’une montre fine portée sur le bras de chemise. A la ville ou sur son bateau, il n’avait que l’embarras du choix dans les catalogues maison pour afficher les tenues les plus chic associant comme aucune autre marque une discrétion exquise et un luxe des matières inouï. A la fois riche industriel et véritable gravure de mode, il symbolisait l’élégance italienne classique dans ce qu’elle a de plus patricienne et de plus remarquable. Et au-delà de cela, marque des vrais grands, en dépit de sa position il demeurait accessible et honorait notamment Dandy de son amicale complicité.
Unique au monde
Nous avons eu maintes fois l’occasion de raconter la qualité unique au monde des produits de la maison, et les moyens mis en oeuvre par celle-ci pour offrir les produits exceptionnels que l’on sait. Car à l’instar des autres grands noms du luxe planétaire, comme Hermès ou LVMH, il a fallu plusieurs générations pour imposer Loro Piana de manière aussi indiscutable.
Tout commence en 1924 lorsque Pietro Loro Piana fonde la société, à Quarona. Cette province italienne du Piémont, qui a vu naître les premiers métiers à tisser du pays, est une région d’éleveurs et d’entrepreneurs. Le clan Loro Piana y restera toujours fidèle. Représentants de la sixième génération, Sergio et Pier Luigi, nés respectivement en 1948 et 1951, en prennent les commandes à la fin des années 70. Lorsqu’ils assurent la relève de leur père, la société est spécialisée dans les tissus haut de gamme et contrôle verticalement toute sa production. Les deux frères vont pousser plus loin ses avantages en achetant dans les ventes aux enchères australiennes et néo-zélandaises les plus beaux lots de laine mérinos, puis en organisant des caravanes dans le désert de Mongolie intérieure, entre le désert de Gobi et la Grande Muraille de Chine, pour s’approvisionner à la source auprès des pasteurs mongols. La maison y dresse un comptoir et achète leur laine aux nomades par lots de un à cinq kilos, un travail de spécialiste qui nécessite une expertise de tous les instants. Le cachemire, qui provient des petites chèvres du même nom vivant sur les hauts plateaux, est une matière rare, chaque animal n’en produisant que 150 à 200 grammes par an. La beauté de la future étoffe dépend de la finesse de la fibre et les fibres les plus fines constituent l’exception : sur cinq millions de balles de 90 kg négociées chaque année dans le monde, quelques dizaines seulement descendent sous la barre des 17 microns (la moitié de l’épaisseur d’un cheveu, qui est de 30 microns), finesse obtenue par un travail des éleveurs sur le soin apporté aux animaux qui vaut aux visiteurs hivernaux de découvrir le spectacle un peu surréaliste de moutons habillés de manteaux. Ayant tissé des liens privilégiés avec les producteurs mongols à qui elle effectue la moitié de ses achats, la maison italienne a pu développer un cachemire de qualité supérieure : le baby cachemire, résultat du premier peignage du duvet situé sous le cou de la bête, dont l’épaisseur de la fibre est de 15 microns.
Après la Mongolie, Loro Piana se fournit également en matière première auprès de courtiers de Pékin, Hongkong et Oulan-Bator, où la société a ouvert des filiales.
La laine est ensuite rapatriée dans les usines aux pieds des Alpes où elle est transformée en fils, puis en tissus.
La fibre des Dieux
Mais c’est avec la vigogne que Sergio et Pier Luigi réalisent leur coup de maître. Cette laine que les Incas appelaient la fibre des Dieux présente la fibre la plus fine qui soit : 12 microns. Elle est aussi la plus rare du monde, car provenant d’un petit lama roux de la Cordillère des Andes, qui vit entre quatre et six mille mètres d’altitude et fit l’objet d’un braconnage sauvage qui faillit éteindre l’espèce, sauvée in extremis (sa population était alors tombée à 5000 têtes) par la convention de Genève sur les espèces en danger, qui en interdit totalement le commerce en 1976.
Lorsque le président péruvien Fujimori décide d’en relancer la production, en 1994, c’est à Loro Piana qu’il en accorde l’exclusivité. Les peines mises en place par le gouvernement péruvien sont assez rédhibitoires pour en dissuader le commerce illicite : peine de mort pour les braconniers locaux, prison à vie pour les étrangers ! A Lima on ne plaisante pas avec la vigogne. Désormais partenaires, Loro Piana et le gouvernement péruvien mettent en place un ambitieux plan de sauvetage de l’espèce, reposant notamment sur l’ouverture d’une aire de repeuplement de 6500 hectares placée sous haute surveillance et sur l’éducation des éleveurs à prélever la précieuse toison sur animaux vivants, alors que les vigognes étaient jusque là abattues pour être tondues.
Vingt ans plus tard, la population est remontée à 100.000 têtes (130.000 dans toute l’Amérique du Sud), Loro Piana a le contrôle de la distribution péruvienne et s’est assuré la quasi exclusivité de la laine disponible sur toute la planète.
Parallèlement à la plus prestigieuse de toutes les laines, la maison italienne a continué à peaufiner ses cachemires en mettant en place en 1997 le trophée de la laine la plus fine du monde, qui voit chaque année s’affronter les éleveurs australiens et néo-zélandais et couronner la balle de la « plus belle laine du monde » (« Record Bale »). Son principe d’utilisation est simple : la balle de la laine la plus fine du monde est stockée à l’état brut jusqu’à ce qu’un nouveau record tombe à l’une des éditions suivantes, et n’est travaillée que lorsqu’une nouvelle record bale la surpasse. Elle est alors tissée et donne naissance à 150 mètres de la laine la plus fine du monde, qui permettra de tailler une cinquantaine de costumes sur mesures. Un coup marketing fabuleux. Inutile de préciser que les amateurs se bousculent pour acquérir l’un de ces cinquante costumes (malgré les tarifs élevés de ceux-ci), Loro Piana privilégiant ses clients fidèles et procédant selon la technique du first refusal pour sélectionner les heureux élus sur la – longue – liste d’attente. « Un costume Record Bale, c’est un peu comme avoir chez soi une toile de maître ou boire un premier grand cru, confie Pier Luigi : derrière le produit il y a une histoire, une culture ».
Autre particularité intéressante de la maison : elle connaît parfaitement ses clients. Parce que ses produits sont parmi les plus beaux (et les plus chers) du monde, ils ne concernent qu’une infime minorité recherchant le paroxysme de la qualité et fuyant le clinquant comme la peste. Sergio et Pier Luigi ont toujours vécu parmi ces happy fews, partageant avec eux leurs lieux de villégiature et leurs loisirs – comme l’équitation, la voile et le polo, qui sont les trois uniques sports sponsorisés par la maison, et ce n’est pas par hasard. « Nous sommes les premiers consommateurs de nos produits (…). Nos clients ne cherchent pas à paraître à la mode : il leur suffit d’être élégants, avec des matériaux de la meilleure qualité » aimait ainsi à préciser Sergio. De fait, la griffe Loro Piana ne se retrouve pas uniquement dans les vestiaires des membres du gotha, mais aussi dans leurs propriétés, leurs yachts, leurs jets privés…
Sous la bannière LVMH
Début décembre, le géant du luxe rachetait 80% de la société pour un montant de deux milliards d’euros, Sergio et Pier-Luigi conservant 20% du capital et restant vice-présidents de la maison, à la demande du groupe français. Un événement majeur dans le monde du luxe, la maison italienne ayant toujours soigneusement entretenu son indépendance. Mais face à l’évolution de la physionomie d’un marché désormais planétaire, cette acquisition apporte à la maison des synergies inespérées et lui permettra de renforcer et d’accélérer son implantation sur les marchés émergents. Interrogé à ce sujet, Pier Luigi Loro Piana indiquait à l’AFP : « L’arrivée de LVMH nous permettra un développement plus rapide et aussi plus solide (…). Des marchés qui pour nous n’étaient pas immédiatement prioritaires peuvent le devenir car il y aura plus de ressources à disposition ».
A ceux qui s’étonnent du choix du partenaire LVMH, Sergio Loro Piana confiait mi-décembre au Figaro : « Il y a des années que de nombreux investisseurs prennent contact avec nous pour nous racheter. Mais dès lors que nous avions pris la décision de vendre, mon frère et moi, nous n’avons voulu discuter qu’avec Bernard Arnault. Le monde a beaucoup changé ces dernières années, et cela va continuer, s’accélérer. Dans ce contexte, il nous est apparu qu’il ne pouvait rien y avoir de mieux que de remettre le destin de notre entreprise entre les mains de LVMH et de Bernard Arnault. Nous connaissons sa capacité à préserver l’identité des marques et à les faire évoluer. Regardez Dior, Guerlain, Fendi… » Une profession de foi que Bernard Arnault lui-même complétait : « Sergio, Pier Luigi et moi partageons les mêmes valeurs familiales, qualitatives et artisanales. Nous avons une identité de vues totale sur l’attention portée à l’extrême qualité des produits. Et nous avons une vision commune de ce que peut être le développement de Loro Piana ».
Antoine Arnault, 36 ans, directeur général d’un Berluti élevé au statut de marque globale en 2012, assure la direction du conseil d’administration et se réjouit de son côté que « la famille Loro Piana ait fait de cette maison un véritable joyau destiné aux amateurs de produits exceptionnels ». Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de noter qu’alors que la moindre acquisition du groupe donne toujours lieu à son cortège de commentaires mal intentionnés, les dernières (Arnys et Loro Piana) sont deux maisons qui ont construit leur image sur une même politique de qualité ultime, de style intemporel et de rejet des sirènes de la mode et du bling-bling.
La dernière innovation technique Loro Piana : la veste en fleur de Lotus, matière surnommée le “cachemire d’été” en raison de sa légèreté et de sa douceur.