Scabal, dans la cour des Grands
Bien que l’objet de cet article ne soit pas l’histoire de la maison, il est utile de revenir rapidement sur celle-ci afin de mettre son actualité en perspective. C’est dans l’immédiat après-guerre, en 1946, qu’Otto Hertz crée Scabal. Installé à Bruxelles, ce négociant en tissus est un précurseur, qui invente la présentation des tissus par liasses. Evidente aujourd’hui, celle-ci révolutionne alors le métier, et permet à la maison de devenir rapidement prescripteur de tendances. Au début des années 60, Scabal s’est forgé une réputation enviable et accède à une dimension supplémentaire en rachetant une vieille enseigne de Savile Row, à Londres. Dix ans plus tard l’entreprise, qui emploie plusieurs centaines de personnes, se porte à merveille et Otto Hertz, qui est sans héritier, s’interroge quant à la transmission de son œuvre. L’homme auquel il pense est un jeune cadre (plus que) dynamique travaillant dans ses bureaux de Düsseldorf. Parallèlement à son activité pour Scabal, J.-Peter Thissen a créé sa propre société, spécialisée dans la vente de tissus aux opéras et aux théâtres. Otto Hertz est séduit par l’association – rare – des qualités de gestionnaire et de créatif qui le caractérise. Thissen s’installe donc à Bruxelles avec femme et enfants au début des années 70, avec la ferme intention de saisir sa chance et de se montrer à la hauteur de la tâche qui lui est confiée. Il y prendra toute sa dimension, et emmènera Scabal plus loin peut-être que Hertz lui-même l’avait espéré. Les deux hommes vont travailler ensemble pendant vingt belles années, au cours desquelles Hertz verra Thissen faire de son entreprise une multinationale solide.
Tout commence avec les marchés américain et japonais, conquis rapidement après l’arrivée du jeune directeur aux commandes. Paris, Milan, et désormais aussi Hollywood, Tokyo et jusque Beyrouth : en plein milieu des Trente Glorieuses, Scabal est partout.
Thissen profite de ces succès pour pousser plus loin son avantage : en 1973 Scabal rachète une unité de fabrication à Huddersfield, dans le West Yorkshire. Cette région proche de Manchester est de longue date le haut lieu historique de production des tissus britanniques les plus nobles.
C’est là que la maison va jeter les bases du système de gradation des tissus Superfines et mettre au point plusieurs tissus qui marqueront l’histoire : le Super 120’s d’abord, plus tard le Super 250’s et le fameux Diamond Chip, enrichi de fragments de diamants.
Les années 70 sont également celles du lancement des premières collections prêtes à porter, le tisseur ayant vite compris l’intérêt qu’il avait à commercialiser lui-même les vêtements fabriqués avec ses plus belles étoffes.
Il faudra ensuite attendre 1989 pour assister à une nouvelle étape déterminante dans l’histoire de la marque : l’achat de l’atelier de confection qui fut longtemps son fournisseur, à Sarrebruck, à la frontière franco-allemande. J.-Peter Thissen va y développer une fabrication semi-artisanale à mi-chemin entre la confection industrielle et la véritable production artisanale, permettant de créer sur une base standardisée un vêtement personnalisé comme les tailleurs savent le faire, à coût et délai moindres. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, Scabal crée sans le savoir la vraie demi-mesure – et non les innombrables ersatz qui en sont proposés aujourd’hui.
Lorsqu’Otto Hertz disparaît en 1991, J.-Peter Thissen a fait de son bébé l’une des entreprises les plus réputées et les plus prospères de la spécialité. Songeant lui aussi au jour où il souhaitera passer la main, il sait qu’il pourra s’appuyer sur son fils Gregor, diplômé des université de Cologne (en droit) et de Boston (MBA), qui vient de rejoindre Scabal après avoir fait ses premiers pas professionnels dans la banque. Comme Hertz et Thissen avant eux, le père et le fils vont travailler ensemble au quotidien pendant des années, l’aîné guidant le jeune dans son apprentissage et s’enrichissant de la dynamique de ce dernier. Les deux hommes savent que l’innovation a toujours été la clé du succès de l’entreprise, et ensemble font entrer celle-ci dans le XXIème siècle. Depuis 2006, Gregor Thissen est CEO de Scabal. Après 75 ans d’histoire, la maison vend aujourd’hui ses tissus dans 65 pays, est aussi solidement implantée aux Etats-Unis qu’au Japon et bénéficie d’une réputation enviable dans une Chine demandeuse de produits de haute volée. Cela tombe bien : elle s’en est fait une spécialité.
Dandy : Les marchés du tissu haut de gamme et du tailoring sont en évolution accélérée du fait de la demande des pays émergents. Comment voyez-vous l’avenir ?
Gregor Thissen : « Il faut distinguer les composantes innovation et luxe. Je pense que les consommateurs de demain vont chercher de plus en plus des produits de niche, d’exception, avec une histoire, une origine. Notre business model a toujours été axé là-dessus, aussi je ne suis pas inquiet pour l’avenir. Notre clientèle différente de ce qu’elle a été : dans le temps 80% de nos clients étaient des maîtres tailleurs, il y en aura toujours mais malheureusement leur nombre diminue chaque année, il nous donc a fallu nous réinventer un peu parce que les grandes marques, comme Brioni, Belvest, D’Avenza et Attolini, et les créateurs comme Tom Ford, Gucci, Hermès, sont les tailleurs d’aujourd’hui. Ils ont généré toute une nouvelle clientèle intéressée par les produits d’exception et un service adapté, et il y a encore une belle histoire à écrire sur le tissu, à condition de continuer à inventer de nouvelles choses qui sortent du commun, et nous avons toute l’infra structure pour cela, et surtout les moyens – parce que ce sont des investissements – et la volonté stratégique de le faire.
Nous sommes dans une situation comparable à celle que l’on a connu avec les tailleurs dans les années 70, mais aujourd’hui avec les magasins multimarques, qui se trouvent sous la pression des grandes marques et se débattent dans des problèmes de générations. Il en restera de très bons, il y en a de très bons, qui sont bien organisés et bien financés, mais statistiquement leur nombre diminue. On doit donc anticiper ce qui va se passer d’ici cinq à dix ans.
Comment est né Savile House ?
Nous avons également la volonté de développer la marque Scabal afin de la rendre plus visible et plus accessible à un plus grand nombre. Il n’est pas question d’en faire une marque de masse, mais on a besoin de la rapprocher du consommateur. Dans cet environnement, Savile House en est un moyen intéressant parce qu’il correspond à une vraie demande : n’étant pas de vrais shoppers comme les femmes, les hommes attendent un produit, une légitimité et un service. Et Savile House apporte des réponses à ces attentes. Mais nous pensons aussi à quelques magasins en propre et des magasins partenaires qui veulent vraiment s’approprier la marque et la développer avec nous.
Scabal a construit son image sur l’innovation, on vous attribue notamment l’invention du Super 120…
Il y a vingt ans on parlait beaucoup de Super 100, qui était une notion floue de tissu de qualité made in Italy. Nous avons introduit celle du Super 120 avec une idée claire par rapport à la finesse de la fibre, et c’est à partir de là que s’est construite la grille, qui existe encore aujourd’hui, qui classifie les finesses des tissus d’après celle de la fibre qui est à l’origine du fil. Cette classification des Superfines ne fait référence qu’à la finesse de la fibre, qui n’a rien à voir avec le poids ou la finesse du fil parce que les deux caractéristiques importantes de la fibre sont sa longueur et son élasticité.
Il y a ensuite eu le tissu aux fils d’or…
Une invention de mon père : un fil enrobé d’or filé et aplati. Des années de recherche et de mise au point ! On ne voulait pas créer quelque chose de trop ostentatoire, et le succès a été immédiat. Dans la lancée il a inventé le Diamond, qui contient de la poudre de diamants achetée à Anvers, écrasée, moulue et parsemée dans la laine. Au-delà du fait que nous proposons une histoire avec le diamant, c’est surtout un tissu très solide, qui a un peu de brillance mais n’est pas ostentatoire. Et il est clair que le diamant intervient plus pour l’histoire que pour la brillance, que l’on doit plutôt à la soie comprise dans le tissu !
Comment est venue l’idée de ces tissus intégrant des pierres précieuses ?
Dans une phase d’expansion. Notre premier tissu de prestige a été le Super 150S. C’était à l’époque une percée one step beyond parce qu’on était dans le Super 100 et le Super 120, et pendant un certain temps nous avons été les seuls à proposer un Super 150S, qui a été un très grand succès. Dans la lancée on a compris qu’il y avait un marché pour les tissus très hauts de gamme. A l’époque les marchés émergents étaient demandeurs de produits de plus en plus exclusifs, et après avoir travaillé sur la finesse des tissus, qui est le premier axe de développement naturel, on a eu cette idée des mélanges de pierres précieuses.
C’est donc le succès du 150 qui vous amène à vous dire qu’il y a une voie pour des tissus d’exception ?
Oui : ensuite on est montés jusqu’au Super 250S et aux tissus de prestige plus créatifs, qui ont eux aussi permis d’établir la maison comme un leader dans ce domaine, et nous donnent aujourd’hui encore une grande crédibilité. Notez que cela nous impose aujourd’hui encore de nous développer en évitant soigneusement l’ostentatoire et le bling-bling, que nos clients ne nous pardonneraient pas.
Cette période bling-bling à laquelle vous faites allusion fut celle des nouveaux riches russes d’il y a une dizaine d’années. Qu’en est-il aujourd’hui des nouveaux riches chinois ?
Ils ont un autre goût : ils aiment les choses chères qui aident à leur propre position, mais sont moins bling-bling que les Russes à l’époque. Le marché est en train de se sophistiquer en même temps qu’il s’assagit, et la recherche de produits d’exception est aujourd’hui plus forte que jamais après un infléchissement suite à la crise de 2008.
On suppose que ces tissus spéciaux restent symboliques pour l’entreprise ?
Pas tant que cela : en volume c’est peu, peut-être 2 ou 3 %, mais en valeur c’est assez important, peut-être 10% du chiffre d’affaires.
Certains marchés y sont sans doute plus réceptifs que d’autres ?
Les Russes ont été très amateurs de ce genre de chose, aujourd’hui ce sont les Chinois, mais il y a aussi des Européens et des Américains, parce que ce n’est pas trop ostentatoire.
Sont-ils travaillés uniquement en mesure ?
Absolument, on conseille même à nos clients de se faire faire ces costumes en grande mesure, en s’adressant à des maîtres tailleurs, parce que les tissus sont de trop grande valeur ».