Respect !
Jamais d’interview. Pas de photo dans la presse. On ne connaît pas son visage, on La devise maison, « Faire sans dire », figurait sur les premières étiquettes. Une profession de foi. Ne sait rien de sa vie. Un anonyme parmi les anonymes ? Pas exactement quand même, car cet homme-là s’habille chez Caraceni, côtoyait Gianni Agnelli et est depuis trente ans le plus gros vendeur de beaux costumes de Paris. Dans sa jeunesse, il a symbolisé le grand élégant pour nombre de ceux qui se partagent aujourd’hui le haut du pavé parisien. Un modèle, sorte de Fred Astaire parisien à la silhouette d une élégance magistrale, en une période bénie où cette élégance n’était pas une notion surannée mais une raison de vivre. Les années ont passé mais la vivacité est toujours là, l'humour aussi. Une lueur amusée dans le regard, Michel Barnes m’écoute poser mes questions, et répond… ce qu’il veut répondre, m’entraînant sur la voie qu’il a choisie. Et je reçois sa réponse comme la bonne parole, parce que cet homme là sait de quoi il parle. En matière de costume, c'est LE puits de science, l expérience connue et reconnue. A la fin de l entretien, il s amusera de ce jeu de questions-réponses, qu’il aura au bout du compte géré à sa manière, comme il l’a fait des affaires durant toute sa carrière, comme s’il m’avait fait une bonne farce.
Vous passez sur la place de Paris pour Le grand spécialiste du costume, il s’en trouve même un parmi vos confrères que j’ai interrogé, et non des moindres, qui affirme que vous êtes «le seul qui s’y connaisse vraiment». D’où vient ce respect que vous inspirez à la majeure partie de la profession ? Et qu’est-ce qui fait selon vous la qualité d’un costume, en prêt-à-porter et en sur mesure ?
Michel BARNES : « D’abord, il y a prêt à porter et prêt à porter, parce qu’il y a plusieurs façons, plusieurs niveaux, ou grades, de qualité. Ensuite, il ne faudrait pas dire « sur mesures » : il faudrait dire « aux mesures ». Et pour répondre à votre question, pour que ce soit bien fait, il faut trois choses : la coupe, le délai et le prix.
Mais qu’est-ce qui fait la différence entre un bon costume et un autre moins bon ?
La coupe, la coupe, et la coupe ! Nous en proposons plusieurs, complètement différentes : une classique, une doublée mi-corps, une complètement non doublée, et je ne parle pas des boutonnages, des poches, des fentes ou des doublures…
Sur quoi se fonde la culture du beau vêtement ? Plutôt un apprentissage ou une sensibilité innée ?
Certainement une sensibilité innée. C’est une question d’œil, de vision. Si vous allez chez un antiquaire ou chez un galeriste, il sait. Eh bien exactement de la même manière, un bon tailleur sait.
Ce qui revient à dire que si l’on a un costume mal coupé, c’est que la maison qui l’a fait n’a pas ce savoir. A la limite, qu’elle ne mérite pas le nom de tailleur !…
C’est un peu plus compliqué que ça : ce n’est pas parce qu’on a le savoir de l’apiéceur que l on sait faire la pièce. Le goût est tout un art… Il y a la connaissance, le goût, et l’assemblage de la matière avec la coupe. Ralph Lauren, par exemple, a choisi la tradition, et il n est jamais en contradiction avec lui même. Il n y a peut être pas beaucoup d’évolution, mais il y en a quand même quelquefois. Il fabrique toujours ces pièces traditionnelles faites comme il y a cinquante ans, qu’il ne veut pas faire évoluer parce qu’elles ont une histoire. Et à côté de cela il propose d autres pièces dans des coupes plus ajustées. Et il a parfois le courage de se tromper volontairement (œil malicieux, rire sarcastique). Il va par exemple choisir un tissu cachemire à gros pieds de poule, qu’il ne va pas vendre mais qui sera bien quand même il se trompe donc volontairement. Cela veut dire qu’il ne fait pas cela pour vendre mais parce que ça lui plait.
C’est un luxe. Juste pour affirmer son identité…
Oui, c’est extraordinaire. Moi aussi sur certaines pièces, je fais exprès de me tromper. Parce que cela véhicule l image de ne pas se trahir. Il arrive qu’il y ait des pièces qui sont improbables mais qui sont bien, et que personne ne peut acheter. Ou une toute petite minorité. Dans ces cas là, il faut avoir un décodeur (rire encore). J ai un jour rencontré Paul Smith. Je le croise par hasard et il m invite à découvrir sa collection, on discute tous les deux. J’aime ce qu’il fait parce que cela ne va pas nous faire de mal : c’est dans un autre monde. Le soir il me demande de venir au show room, il arrive comme j’en repars et me fait re-décoder son truc. Avec sa vision du clin d œil, pour les doublures, ceci et cela… Ce type là a 200 boutiques, voilà pourquoi il faut comprendre sa philosophie : chacun à son périmètre, son territoire.
Puisque l’on en parle : qu’est-ce qui fait la personnalité d’un tailleur, son périmètre, son territoire ?
Un costume aujourd’hui, ce n’est plus ce que fait l’apiéceur, ce ne sont plus la doublure ou la toile : c est un tissu et une coupe. Après, c'est selon l'atelier, il y a cinquante tailleurs à Londres, quinze en France, autant en Italie… Prenons un exemple : connaissez-vous Caraceni ?
Le tailleur milanais ? Bien sûr !
Eh bien non : en fait vous ne le connaissez pas, parce que dans l annuaire est indiqué « Caraceni le vrai » ! Il y en fait a un tailleur Caraceni où allait St Laurent, un autre où allait Niarchos, et un autre encore où allait Agnelli ! J’ai rencontré récemment Lapo Elkann, le petit fils de Gianni Agnelli. Il avait sur lui une veste de 1952 du bleu qui va bien aujourd hui, et qui était étiquetée « Caraceni Champs Elysées » : c’était à son grand-père, et il ne savait pas que Caraceni était aux Champs Elysées…
Caraceni et Paul Smith sont incomparables ! En terme de produit d’abord, je veux dire de culture tailleur, et en terme de prix aussi…
Regardez les prêts à porter de Kiton, Tom Brown et Tom Ford, et convenons qu ils sont à peu près au même prix. La différence entre les trois, c est la coupe : il y a là trois écoles différentes. L’école napolitaine : Kiton, une école très moderne : Tom Brown, et une troisième entre les deux : Tom Ford. Qu’est-ce qui est bien ? C’est comme les cravates : étroite, large ou moyenne, doublée ou non doublée ? Cela dépend de la chemise, du costume, de votre image, de plein de choses ! Et des époques ! (il s’enflamme)
J’aimerais revenir sur votre propre parcours. Comment avez-vous démarré ?
En 1969, dans une boutique qui faisait douze mètres carrés sur trois niveaux. J y vendais 500 costumes par mois…
Comment faisiez-vous ?!…
J’étais très fort ! (il rit) Et vous savez combien j’avais de costumes à montrer ? Rien ! Zéro. Seulement des échantillons : sur douze mètres carrés on ne peut pas avoir plus.
Et cela s’appelait déjà Arthur & Fox ?
Non : cela s’appelait Barnes.
Et ensuite ?
Ensuite il y a eu Barnes avenue Victor Hugo, puis Harrison rue de la pompe chaque boutique avait un nom différent. Je vais vous raconter une histoire : un jour, Fellini rencontre un de ses copains d école. Les deux hommes ne se sont pas vus depuis quarante ans. Il lui demande ce qu’il a fait de sa vie. Le type lui raconte sa vie de paysan, puis l’interroge : « Et toi, qu’est ce que tu as fait de ta vie ? ». Cette histoire montre que même si vous pouvez évoluer, il se trouvera toujours quelqu’un pour croire que vous ne l’avez pas fait, et que vous êtes toujours le même. Il en va de même des gens qui sont passés par Marcel Lassance, Renoma ou Cerruti. A l’époque, c’était là qu’il fallait aller, mais aujourd’hui… Quand vous avez trente-cinq ans, vous ne voulez plus être le même que celui que vous étiez à vingt ans, parce que vous avez évolué. La seule chose qui m intéresse aujourd’hui, c est que je me remets en question à chaque seconde, et ma devise est : « Quand c’est bien il ne faut pas changer ». Quoi que cela puisse paraître contradictoire… Quand j ai commencé, j’ai essayé d avoir les tissus bien particuliers que j avais à l’esprit. Aujourd’hui j’ai pour clients Charlie Watts, Clinton et le roi d’Espagne…
Vous abordez un sujet intéressant. Qui sont vos clients célèbres ?
La question n est pas là, de qui j’ai ou qui je n ai pas. Le problème est une question de fidélité, c’est une question de culture : il y a des gens qui savent et d autres qui ne savent pas. Charlie Watts est un véritable dandy, qui achète une veste ici, un costume là, un coup chez Anderson & Sheppard et un coup chez moi ; ces types–là savent tout ! Philippe Noiret savait. Mais à un moment donné on n’a pas besoin de savoir : on s’adapte à son époque et on est très bien aussi. Je ne pense pas qu’il n’y ait qu’une voie…
Avant de créer votre première affaire, vous auriez travaillé chez Lapidus…
C’est exact. C’est surtout Claudia Lapidus qui m a beaucoup appris le métier. Je travaillais là en tant que vendeur.
Vous auriez aussi été coupeur…
Oui … (Il a prononcé cette dernière phrase avec cette gentillesse désarmante qui le caractérise, et l’on comprend qu’il n’en dira pas plus).
Vous avez la réputation d’être un homme extrêmement discret, ce qui est un peu paradoxal dans votre position, puisque vous habillez nombre de personnalités. Certains de vos confrères ont choisi de se montrer : Ralph Lauren et Giorgio Armani à l’international, Jean-Paul Gaultier ou Gérard Sené en France…
Gérard c’est différent, parce qu’il aurait pu faire du théâtre. Il se met en scène, il est théâtral en lui-même dans la journée, et avec ses clients. Moi je ne veux que donner une qualité, une coupe et un prix.
Quel est le prix moyen d’un costume, chez vous ?
Entre 700 ou 1000 euros, c’est le tissu qui fait la différence. Et la façon. J’achète des tissus chez les fabricants, il y a trente ans que je suis le meilleur client Loro Piana pour la France. Ce qui est intéressant, c’est le grade de qualité, parce que tout est question de prix. Beaucoup de grandes marques n’achètent pas des tissus de grades de qualité élevés, parce qu’il faut qu’ils fassent des marges. D’autres achètent d’un grade plus élevé ils peuvent, parce qu’ils vendent leurs costumes 5000 euros ! (il éclate de rire, comme si un costume de ce prix était une farce inconcevable). Et la principale qualité de marques comme Kiton, Hermès ou Arnys, sont qu’elles ne veulent même pas regarder ce qui est moyen : elles vont tout de suite au meilleur, et n utilisent que des tissus dans le plus haut grade de qualité. Après il y a une question de coupe on y revient toujours. Le plus fort dans le genre, c est Dior, parce que il a recréé une image du modernisme, avec Heidi Slimane et maintenant Krys Van Asche. Ce qui est intéressant c’est d’habiller les jeunes, parce que ce sont eux qui ont raison.
Pourquoi cela ?
Parce que contrairement à ce que l on croit, les jeunes aiment le costume et la veste, ils en sont fous, c est quelque chose de très important pour eux, ils aiment s habiller. Comment comprendre autrement qu’un jeune de 18 ou 20 ans sait ce qu’il veut, qu’il a un look, une personnalité : comment fait-il pour les avoir, avec une image, un style, une allure ? Comment a t il acquis cela ? Vous avez vu thesartorialist.com ? Il n y a que des gens avec un style incroyable. Et ils sont tous jeunes. Tout est question de coupe et d associations de couleurs, le reste on n’en a rien à faire parce que ce n est rien. Avant on voulait des costumes traditionnels, aujourd’hui la coupe est différente. Et il y a plusieurs écoles. Même les très jeunes ont envie de choses classiques, faites comme dans le temps, avec des matières nobles et des coupes traditionnelles.
Quand vous dites « très jeunes », vous voulez dire quoi ? Trente ans ?
Plus jeunes. Même ceux qui achètent des vieux vêtements aux Puces. Ils appellent cela le vintage. C est un vrai mouvement, qui existe, avec une coupe différente et une identité. Qui est parfaite aussi, à mon avis, l’idéal étant d’avoir les deux. Respecter les deux écoles.
Quelle est la vôtre ?
Je parlerais plutôt d’identité. Et on en a plusieurs.
Anglais, Italien, ample, ajusté ?
Je me suis adapté à d autres produits. J’ai plusieurs identités parce que je ne fais que du costume : pas de ceintures, pas de chaussures ni d imperméables… Avec 300 coupes, je peux faire des milliers de costumes, j’offre le choix d’une rapidité, d’une coupe et de prix.
Peut-on revenir sur le produit, le domaine où vous faites référence ? Qu’est-ce qui justifie la différence de prix entre deux costumes ? La matière ? La façon ?
Prenons une toile de laine bleue magnifique et un fresco. Il y a une différence de 15 euros au mètre, soit 45 euros pour un costume disons 50 à 70 euros selon les costumes. Les deux tissus ont une identité, et les deux sont très bien. Il y en a peut être un qui gratte plus, et l autre qui fait plus authentique, mais il n y a que moi pour voir cela. Ou des amateurs. Ensuite, il y a une fabrication : les piqûres main, les boutonnières aux manches, la piqure dans le dos, celle sur le côté : disons 100 euros de différence. Ce qui fait 150 euros de différence. Après, parlons par exemple d’une façon à 300 euros et une autre à 600, et multipliez par la marge… (Il suspend son geste et sa parole)… et là vous arrivez à un prix de 1000, de 3000, ou de 5000.
Voilà la différence. Le costume est presque le même, et la différence repose sur presque rien. Après, ce qui est intéressant, c’est la coupe, qui peut être moderne ou classique. Dans le traditionnel comme chez Kiton ou chez Belvest, c’est vieux. C’est chic, très bien fait, mais c’est vieux : c’est un métier qui se meurt. Dans l’autre c’est moins bien fait mais c est jeune et il y a le style. C’est parfois immoral de mettre 4000 euros pour un costume qui en vaut 1000. En revanche quand vous allez chez un tailleur comme Caraceni, Anderson & Sheppard ou d’autres, c’est le prix il y a quelques tailleurs qui demandent beaucoup plus cher, et on se demande pourquoi vu que ce n’est pas mieux. C’est le client qui doit gagner, pas le tailleur : le tailleur doit savoir choisir et savoir faire.
Pourquoi ne pourrait-on pas faire une belle coupe moderne avec une belle fabrication traditionnelle, à l’ancienne ?
Parce que l’une et l’autre ont leur identité. Il y en a une qui rattrape l’autre, et à un moment ça revient, c est comme en F1 : c était McLaren, puis c est Ferrari… Mais à la fin, celui qui a raison c’est toujours celui qui vend ».
(1) Arthur & Fox 40 rue Vignon 75008 ; Arthur & Fox, 44 rue du Bac 75007; Arthur & Fox 13 rue Marbeuf 75008 ; Delaunay, 159 rue du Vieux Colombier 75006 ; Fox, 20 rue du Vieux Colombier 75006 ; Julie Barnes, 44 rue du Bac 75007 ; Barnes, 61 av.Victor Hugo 75016 ; Demersay, 133 rue de la Pompe 75016.