Patagonie – La terre du bout du monde !
Terre de feu, détroit de Magellan, Cap Horn… autant de lieux, d’aventures au long cours parcourues dans les livres de Bruce Chatwin ou de Luis Sepulveda. Des noms comme ceux de Darwin ou Fitzroy, qui longèrent les côtes de ces étendues glacées pour mieux découvrir les contrées antarctiques aux confins sud de la Terre, nous ont aussi fait rêver. C’est là, du Chili en Argentine, de Punta Arenas à Ushuaia, que nous avons tenté notre propre expérience.
Lorsque l’Airbus A320 atterrit sur la piste numéro un de l’aéroport de Punta Arenas sur le 53ème parallèle, le ciel a des couleurs cendrées. Le monde que nous venons d’atteindre après quatorze heures de vol depuis Madrid n›est plus le même. Le visage du Chilien qui nous conduit vers le port est buriné par le soleil et les embruns. Dans cette partie du globe tout semble différent. Les maisons aux pastels décolorés sont collées comme dans un jeu de lego. Les rues sont désertes, un vent glacé balaie les trottoirs. Une atmosphère de fin du monde. Amarré au quai « Cruceros Australis », notre paquebot le Stella domine fièrement de ses quatre étages le bitume compact qui fait face à la mer. Ce choix de rejoindre les deux pays voisins par les canaux qui irriguent la partie la plus septentrionale du continent sud-américain était une manière de revivre l’aventure de grands explorateurs, notamment Ernest Chakelston et ses vingt-deux marins en 1914, et aussi revivre l’expédition des missionnaires anglicans venus évangéliser les populations indigènes Yamanas, Hausch ou selknam.
Une aventure toutefois bien plus confortable que celles vécues par ceux-ci, eu égard à la qualité des prestations de notre bateau et à ses installations haut de gamme. C’est en fin de journée que le Stella prend la mer en fendant lentement les flots gris à peine agités. Nous laissons sur le quai quelques badauds et des marins occupés à réparer une vieille épave de navire. Le ciel est encore clair malgré l’heure tardive dans cet hémisphère sud où Janvier est le mois le plus clément de l’année. Finalement la nuit prend possession de la mer, c’est à peine si en plissant les yeux nous pouvons encore apercevoir le contour des montagnes qui nous font cortège. Seule la lueur d’une lune blafarde rend la vague vivante. De l’intérieur parviennent des clameurs de joyeux passagers. La croisière a commencé et va durer quatre jours. A travers l’immense baie vitrée qui perce chaque cabine, défilent des paysages lunaires qui hantent les rêves les plus insolites.
Au lever du jour, nous naviguons sur le Seno Amirantazgo situé dans le parc national Alberto de Agostini. Nous parvenons dans la baie Ainsworth surplombée par l’étendue de glace de la cordillère Darwin où se trouve le glacier Marinelli, le premier de cette croisière. Sa vue est impressionnante, ses proportions immenses tant nous en sommes proches. Sur le rivage rocheux, une colonie d’éléphants de mer batifole en poussant des cris rauques. L’émerveillement commence. Du paquebot, plusieurs canots sont mis à l’eau et foncent maintenant vers la berge la plus proche. Etonnamment, la température reste douce, environ huit degrés au-dessus de zéro. Les gilets de sauvetage sont laissés sur la plage à quelques mètres des éléphants de mer qui ignorent superbement notre présence. D’un pas lent nous traversons une terre marécageuse à la découverte de plantes carnivores, de fleurs à boutons rouges ou jaunes, d’arbres aux troncs torturés comme l’esprit d’un illuminé. Au loin le Stella détache son profil sur la baie marine. Un passage étroit, un ruisseau qui descend des hauteurs en ondulant comme un reptile, et le regard qui s’accroche à chacun des éléments d’une nature préservée. Une espèce de colibri vert s’ébroue au-dessus de nos têtes avant de disparaitre derrière les feuilles dentelées d’une sorte de Jacaranda rabougri. Mais c’est le silence, dans ce coin du globe, qui imprègne les esprits. Chaque goutte qui explose en touchant le sol, chaque souffle de vent, chaque craquement, est un évènement. Et l’on se sent presque contraint de se taire, de laisser libre champ à cette symphonie silencieuse et de regarder, l’extase au bord des yeux. Le glacier paraît encore plus écrasant vu de terre. Mais l’heure avance. Nous regagnons le bord pour le déjeuner tandis que le bateau franchit la dizaine de miles qui nous sépare des îlots Tuckers. Nous les longeons maintenant sur des Zodiacs. En débouchant devant l’île Santa Cruz, des centaines de manchots déambulent d’une allure chaloupée sur un sable humide jonché de morceaux de branches d’arbres rongés par la mer. Le spectacle est hallucinant. Ces pingouins de Magellan ont l’habitude de s’établir sur ces terres à chaque printemps, pour se reproduire.
Certains nagent vers nous en toute confiance, comme s’ils savaient que nous ne débarquerons pas pour ne pas polluer leur environnement. Ils ont l’air de l’avoir compris et vaquent désormais sans gêne à leurs occupations. Une aubaine pour les photographes. A quelques mètres, sur l’îlot voisin de la Fuente, des goélands australs et quelques Chimangos vivent dans la promis- cuité entourés de milliers de cormorans à gorge blanche qui s’ébattent en donnant du bec afin de préserver leur territoire. Les plus téméraires tentent une envolée avant de retomber lourdement au milieu de leurs congénères agacés et bruyants. La scène est un régal mais il est temps de rentrer. Sur le chemin, des dauphins nous escortent en sautillant dans l’eau durant plusieurs minutes avant de disparaître. A bord, les ingénieurs nous convient à la visite de la salle des machines astiquées pour l’occasion avant le diner et une soirée d’animation pour les volontaires, ou à un film sur la « glaciation en Patagonie ». Le lendemain le paquebot glisse sur les eaux tranquilles du canal Ballenero – nom donné par le capitaine anglais Robert Fitzroy à son baleinier subtilisé par les indigènes lors d’une escale. L’environnement est somptueux : de chaque côté du Stella, les camaïeux bleus des glaciers étalent leur palette. Le bateau vient d’entrer dans le majestueux fjord Pia, un glacier gigantesque tombe à pic dans la mer, offrant un spectacle de septième art. Nous rejoignons ses abords immédiats en Zodiac, mais à peine le pied posé à terre qu’un énorme bloc de glace se détache de la masse pour se fracasser dans l’eau dans un bruit d’enfer. Un bruit inoubliable pour ceux qui l’ont entendu. Un bruit comme un déchirement, un cri de douleur, une mort annoncée. Nous marchons le long du sentier rocheux sur la pointe des pieds, peut-être inconsciemment afin de ne pas réveiller les démons qui sommeillent à l’intérieur de ces immensités. Mais rien n’y fait, les fracas se multiplient, le glacier avance comme un Golem.
Au retour, encore émus par l’expédition, nous naviguons sur l’avenue des glaciers : Romanche, Allemagne, France, Italie… le nom des pays de leurs découvreurs… avec au bout la terre la plus extrême de l’hémisphère, cette terre mythique, hantise de tous les marins, navigateurs et baroudeurs de la planète; ce cap, tombeau de centaines d’hommes venus le contourner, s’y confronter ; ce rocher, histoire de tant de naufrages, d’aventures maritimes et humaines ; ce point de bascule de la littérature mondiale : le Cap Horn. Au petit matin, grâce à une température clémente, à un vent faible et une mer plate, nous débarquons sur le Cap pour admirer le soleil poursuivre sa course. Latitude 55°56’S par 69°19’O : bienvenue dans le parc national du Cap Horn. En 2005, cette zone protégée ainsi que le parc Alberto Agostini a été déclarée Réserve Mondiale de Biosphère par l’UNESCO. Il faut gravir plusieurs centaines de marches avant de mettre le pied à sec sur le rocher. Là, une plaine herbeuse et lisse s’offre au souffle puissant des vents. Sur la gauche un phare habité toute l’année par des Chiliens découvre l’humble existence d’hommes courageux. Tout à côté une minuscule chapelle en bois. A l’intérieur, un simple autel surmonté d’une croix interpelle l’émotion. Dehors le vent se déchaine. Bien plus haut, sur la pointe extrême de l’îlot, une sculpture contemporaine, figurant un cormoran ailes déployées, se découpe sur le gris du ciel. Lieu privilégié pour les amateurs de photos et de souvenirs. Voilà, nous avons franchi le Cap Horn, sans avoir eu le courage et la ténacité de ces aventuriers du bout du monde, où certains ont laissé la vie… et pourtant nous y étions.
Le voyage arrive à son terme. Dans l’après-midi, après avoir pénétré dans le canal de Murray, passé la baie de Nassau, les îles Wollaston et le Cap Horn, nous débarquons dans la baie de Wulaia qui nous offre de son sommet un des plus magnifiques panoramas du voyage et une incursion dans le passé à la rencontre des Yangans ou Yamanas, ces hommes qui vivaient sur des canots le jour et sur les plages de ces contrées la nuit. C’est là qu’ils rencontrèrent les premiers explorateurs européens et que nous découvrons cette histoire, ainsi que le patrimoine culturel et archéologique de la baie, dans un centre d’information aménagé à cet effet. Dernière nuit avant l’arrivée en Argentine à Ushuaia, la cité dite de « la fin du monde », la plus proche de l’Antarctique, que Nicolas Hulot a glorifié grâce à une émission de télévision qui a fait le tour du globe.
Dans cette capitale de la Terre de feu fondée le 12 octobre 1884 par des missionnaires anglicans, dans cette ville coincée entre mer et montagne, une déception nous saisit car sa vision, son anarchisme architectural et sa poli- tique fondée sur le tourisme de masse, sont loin du rêve qu’évoque ce nom. Seules les crêtes enneigées qui l’environnent apaisent notre déconvenue. Reste cette navigation au cœur des glaciers, qui hantera nos souvenirs comme celui d’un voyage fantastique sur la terre du bout du monde.
Photos Thibaut Ammar.