Michel Barnes : Rencontre du troisième type
Ils ne sont que quelques uns, moins qu’une poignée, à être capables d’identifier d’un regard la provenance d’un costume mesure. Ils ont cet œil absolu, comparable à celui des experts capables d’identifier l’auteur d’une toile inconnue. Il y avait Sergio Loro Piana, qui vient de nous quitter et laisse un vide impossible à combler. Il y a Alan Flusser, arbitre des élégances américain qui connaît tous les ateliers tailleur du monde et fait profiter Hollywood de sa culture encyclopédique de notre spécialité. Et il y a Michel Barnes, créateur d’Arthur & Fox et ami des deux précédents, qui résume son talent à cinquante ans d’expérience et de maîtrise de la coupe.
L’entreprise est plus facile en prêt-à-porter, qui relève de la mode. En mesure, dont l’exercice s’adapte par définition aux souhaits du client, identifier l’origine d’un costume est infiniment plus compliqué et tient à de nombreux détails. Il est facile de dire, au regard, si un costume provient de chez un tailleur ou d’une usine. Deviner précisément l’origine d’un tissu, sa qualité et son grammage, l’est déjà un peu moins. Dire si le costume a été fait en Angleterre, en Italie, en France ou en Espagne, est déjà plus compliqué. Boutons, façon dont ils sont placés, boutonnières, revers, épaules, connaissance de ce que certains tailleurs travaillant pour certaines maisons sont capables de faire : la maîtrise dont nous parlons ici procède d’un goût immodéré pour l’art tailleur et d’une longue expérience. Michel Barnes exerce à Paris depuis cinquante ans. Silhouette éternellement mince, costumes ajustés, pantalons un peu courts et cols de che- mise négligemment relevés aux pointes ; à plus de 70 ans celui qui fut considéré comme l’homme le plus élégant de Paris conserve le regard vif et a encore et toujours beaucoup d’allure.
Les boutiques Arthur & Fox qu’il a créées et qu’il dirige avec un entrain inaltérable, ont construit leur succès sur ce que l’on appelle généralement demi-mesure, terme qu’il réfute énergiquement et auquel il préfère « aux mesures ». Il nous explique pourquoi.
DANDY : Quand vous ouvrez votre première bou- tique, Michel Barnes, c’est une toute petite boutique de 12 m2 dans laquelle vous ne présentez que des tissus : il n’y a pas un costume de démonstration par manque de place.
Michel Barnes : « C’était déjà « aux mesures », ce qui n’a aucun rapport avec « sur mesures » !
Il est vrai que vous avez toujours été un farouche détracteur de l’appellation demi-mesure !
MB : Parce que cela n’existe pas ! Prenez un costume qui est fait chez un tailleur, qui vous prend vos mesures et fait un patronage avec vos mesures : il est sur mesures.
Avec la réalisation d’une toile, deux ou trois essayages : bref une mesure classique…
MB : Après, c’est aux mesures, mais la demi-mesure n’existe pas. Un costume ou une veste sont faits soit par un tailleur, soit par une usine. Et si c’est une usine c’est fait sur un patronage existant, sur lequel les mesures sont adaptées : la longueur de la veste, la longueur des manches, la ceinture, l’entrejambe, la largeur, la doublure, les poches… mais c’est fait aux mesures, et non sur mesures.
Et c’est une fabrication que vous pratiquez depuis le premier jour.
MB : C’est cela : cela ne fait jamais que cinquante ans !… Mais aujourd’hui c’est très à la mode. Zegna est un spécialiste qui fait cela très bien. Ralph Lauren le fait aussi, et Prada aussi… tout le monde essaie de le faire aujourd’hui. C’est fait dans une usine, et même s‘il y a des finitions et des boutonnières à la main, ce n’est pas de la mesure ! Ni de la demi-mesure. Et c’est générale- ment trop long et trop cher. Ce serait intéressant si cela offrait beaucoup plus de choix et était très bon marché, avec un supplément de l’ordre de 10%. Là, ce serait extrêmement intéressant.
Vous dites que cette fabrication aux mesures est aujourd’hui à la mode, cinquante ans après que vous en ayez fait votre spécialité. Comment expliquez-vous cette tendance, puisque l’on peut parler de tendance dans le prêt-à-porter masculin haut de gamme ?
MB : A votre avis ?
L’activité mesure ne s’est pourtant pas rétractée…
MB : Pas du tout !…
Est apparue une nouvelle clientèle, constituée de trentenaires, qui n’a pas encore accès à la mesure et est intéressée par la demi-mesure, ou le « aux mesures » pour utiliser votre terminologie…
MB : Imaginez une boutique avec 5000 vêtements – et je n’en connais pas : vous arrivez et vous voulez un 2 boutons, ou un 3 boutons, ou un croisé, avec une fente, ou deux fentes, mais avec des poches et une doublure différentes, et il n’y a pas le modèle que vous souhaitez en boutique. Alors qu’avec un tissu vous pouvez faire ce que vous voulez. J’avais plus de choix avec 500 coupes dans ma boutique de 12 m2 que celui qui aurait 5000 vêtements dans sa boutique, parce que personne n’aura jamais exactement le vêtement qu’il faut, même sur 5000 ! Parce qu’il y a le choix du tissu mais aussi celui des revers, des épaules : il y a la coupe, qui est déterminante.
Et le fait que, même si le tissu est coupé sur place, le vêtement est ensuite monté sur une chaîne spécifique, ou à tout le moins d’une manière spécifique sur la chaîne de fabrication, avec des étapes exclusives à ce type de fabrication.
MB : Avant, personne ne savait cela. Aujourd’hui tout le monde le sait, et tout le monde le fait, mais tout le monde le fait mal parce qu’il le fait peu. Autrement cela se saurait !
Il y a également les différents grades de qualité, qui font eux aussi la différence.
MB : Exact. Sur mesure et aux mesures, c’est comme un bottier et un cordonnier : ce sont deux choses différentes, deux métiers différents, avec chacun son identité. Les vrais tailleurs, c’est différent.
A force d’insister sur le « fait main », le grand public se méprend un peu sur le sens du terme : il faut bien comprendre que même les plus grands, et les plus authentiquement luxueux, travaillent aussi à la machine, mais que leurs machines sont commandées et contrôlées par des hommes, et non automatisées.
MB : Même les plus grands tailleurs anglais effectuent certaines de leurs finitions à la machine. Et ce sont les plus grands du monde, les plus prestigieux. Regardez la doublure : elle est faite à la machine, et on s’en fout !
Certaines maisons fabriquent tout de même encore entièrement à la main, notamment tous les maîtres tailleurs : à Paris Cifonelli, Smalto, Camps de Luca…
MB : Ils sont l’exception. Ils font tout entièrement à la main parce qu’ils ont des ouvriers qui montent à la main. Mais ça n’a de toute façon aucune impor- tance : la seule chose qui est importante, c’est la coupe, et rien d’autre !
Elle dépend du maître tailleur, du coupeur…
MB : Elle dépend du style. Vous pouvez avoir le plus beau costume du monde, tout est question de style : de la coupe. J’ai une anecdote à ce sujet : un de mes amis, qui possède une cinquantaine de costumes sur mesures, a voulu tout changer. Il est allé chez un tailleur dont je ne dirai pas le nom, et lui a demandé : « Que pensez-vous de Caraceni ? ». Le tailleur lui a répondu « C’est bien mais il n’a pas évolué », et mon ami a tout fait faire là–bas, précisément parce qu’il n’a pas évolué ! Parce qu’il voulait des costumes faits à l’ancienne ! Parce que cela n’existe plus ! Aujourd’hui les choses ont changé parce que le style est différent. On peut trouver des vêtements en prêt-à-porter ou aux mesures magnifiquement faits, et le tailleur est parfois moins cher que le prêt-à-porter. D’ailleurs, aucun tailleur n’est cher. On parle de deux pièces : un gilet, c’est un gilet. Si c’est 5000, c’est ce que l’on paye un prêt-à-porter chez Kiton ou Tom Brown, et c’est tout de même coûteux. C’est bien fait, mais quand on a la bonne conformation. On achète la coupe, et non le costume : on achète un style.
Et puis chaque tailleur a ses points particuliers, des détails qui lui sont exclusifs : c’est le cran de revers chez Smalto, le gilet croisé à revers chez Caraceni, la ligne d’épaule chez Huntsman, le tombé de la veste chez Anderson & Sheppard, le soufflet intérieur et la mouche brodée de la fente de bas de pantalon chez Cifonelli, le pont de pantalon intérieur chez Arnys – aujourd’hui la grande mesure Berluti…
MB : Le gilet croisé à revers est impossible à faire, il n’y a que Caraceni qui le réussit parfaitement : ça n’a pas de prix, et pourtant ce n’est pas cher !
Et encore faut-il savoir de quel Caraceni on parle, parce qu’il y en a trois !
MB : C’est exact : celui où allait Niarchos, celui où allait St Laurent et celui où allait Agnelli. Caraceni m’expliquait un jour qu’au départ Niarchos s’était trompé d’atelier et était allé à celui de la place San Babilla.
Selon vous quel est le meilleur ?
MB : Pour moi ils sont tous bien, mais le meilleur est Fatebenefratelli. Celui qui a le plus de clientèle et le plus de succès, c’est Fatebenefratelli. Ils ont un grand coupeur, Mr. Pozzi, et surtout un tailleur qui fait les gilets dont vous rêvez. Et vous pouvez faire le déplacement pour l’avoir, parce que c’est comme un objet d’art, une structure. Clark Gable avait des gilets parfaitement coupés, et le gilet croisé à revers c’est spécial… Encore une fois : tout est question de coupe. Prenez les grands tailleurs de Savile Row dont vous me parliez : Huntsman a fait Sean Connery, Anderson & Sheppard le Prince Charles, ce sont les meilleurs
tailleurs. Et ce sont des coupes. En prêt-à-porter, les costumes Kiton sont bien coupés, mais il faut aimer l’épaule naturelle. Ca vous a plu et ça vous plait moins, parce que l’épaule à manches chemise fait un peu Rossellini 1950. C’était magnifique en 1950 mais on n’est plus en 1950 ! Aujourd’hui il y a plusieurs histoires dans un costume, mais on en revient toujours à la coupe. Un style a été magni- fique à un moment donné, aujourd’hui on dit qu’il est bien mais qu’il n’a pas évolué – mais est-ce bien ou pas ? C’est plus compliqué qu’il y paraît…
Vous avez aujourd’hui une clientèle très large, constituée de clients fidèles depuis des années mais aussi de jeunes, qui découvrent précisément toutes les possibilités de votre fabrication aux mesures.
MB : J’ai une deuxième clientèle. Les anciens et surtout les nouveaux, qui ont été séduits par de nouvelles coupes. Et qu’est ce qu’ils s’en fichent d’avoir des points à la main !
C’est une question de culture, et cela tient à une certaine méconnaissance de l’art tailleur, qui n’est plus transmise par les parents. Demandez à un jeune dans la rue ce que veut dire demi-mesure. Il ne sait pas ce que ça veut dire.
MB : C’est clair : la mesure est un monde à part. Mais les costumes aux mesures, c’est très important. Et il n’y en a pas tellement ! »
Photos : Brice Hardelin.