Massaro : Perpétuer l’esprit du compagnonnage
A la différence des autres maisons de botterie recevant leurs clients dans le cadre des boutiques de grandes marques, Massaro continue d’exercer son magistère au premier étage d’un immeuble bourgeois de la rue de la Paix. Pas de pignon sur rue : les clients et clientes doivent connaître l’adresse et franchir le portail de fer forgé pour accéder au Saint des saints. Un escalier habillé de moquette épaisse, un palier étroit, une porte banale, vous sonnez, une assistante vient vous accueillir, comme chez un médecin des beaux quartiers. Un petit couloir et vous voilà dans l’une des deux pièces de réception, la vue plongeant à travers les grandes baies vitrées sur la rue de la Paix toute proche.
Des étagères présentant une large sélection de créations maison habillent les murs, comme pour aider le profane à mieux exprimer ses désirs, tandis qu’un chevalet supporte un choix de cuirs et de peaux exotiques, qui aidera à visualiser la paire espérée.
Bien que sa visite soit passionnante pour le connaisseur, l’atelier est relégué sur la face cachée de l’étoile Massaro, abrité par la porte qui ferme un couloir à droite de l’entrée. Une douzaine d’artisans y joignent leurs compétences et leur expérience pour fabriquer les chaussures sur mesures qui perpétuent l’esprit maison depuis 1894, année où l’arrière-grand-père de Raymond créa l’entreprise. Sans héritier désireux de reprendre les rênes après lui (il est père d’une fille unique), Raymond Massaro céda sa maison à son principal client, Chanel, en 2002, avant de prendre sa retraite quelques années plus tard, non sans avoir appelé auprès de lui Philippe Atienza, alors maître bottier de John Lobb, pour le seconder puis lui succéder. Après avoir créé la fameuse ballerine Chanel bicolore et séduit des élégantes célèbres comme la duchesse de Windsor ou Marlène Dietrich, en rejoignant l’empire Chanel l’entreprise familiale s’est donné les moyens d’une ambition internationale unique dans la spécialité sans rien abandonner de sa dimension puriste et passionnelle. Par ailleurs, il convient de préciser ici que Chanel a de son côté procédé à l’achat de l’entreprise dans la même démarche de protection du savoir-faire français qui l’a amenée à racheter plusieurs autres maisons d’artisanat de luxe travaillant sur ses collections, lorsque celles-ci se trouvaient en difficulté. Maître d’Art depuis 1994, Raymond Massaro reste membre du Conseil des Métiers d’Art auprès du Ministère de la Culture, destiné à assurer la sauvegarde des savoir-faire exceptionnels et leur valorisation culturelle.
C’est donc dans un haut lieu du patrimoine culturel national que nous avons retrouvé Philippe Atienza et rencontré sa petite équipe, attachée à pérenniser son savoir séculaire.
Pointure : L’atelier Massaro compte une douzaine de personnes, parmi lesquelles une proportion de jeunes inhabituelle dans le métier. De quoi participe cette démarche ?
Philippe Atienza : « Parce que ces jeunes sont demandeurs d’apprendre. Et que je suis pour ma part dans une phase de ma vie où j’ai envie de transmettre le métier.
Il est vrai que l’on se connaît depuis une quinzaine d’années, et que je ne t’ai jamais vu ainsi entouré…
Arrive un moment où on a cette envie, et je l’ai aujourd’hui plus qu’avant. Cela a longtemps été presque une obligation, aujourd’hui c’est un vrai plaisir. Les jeunes qui travaillent avec moi ont vraiment envie de venir chercher l’information, de se corriger, ils viennent sur leur temps libre pour apprendre, et c’est une démarche qui me plait beaucoup.
Cette notion de transmission est au coeur même du compagnonnage depuis des siècles…
C’est vrai. J’ai eu à coeur de prendre des apprentis, comme je l’avais fait chez Lobb et comme je l’ai fait en arrivant chez Massaro dès que j’ai pu le faire. Parce que la main d’oeuvre de demain, ce sont ceux que l’on forme aujourd’hui. J’ai commencé par prendre trois jeunes en contrat d’apprentissage, et à la fin de leur apprentissage tous sont restés avec nous. Nous avons également accueilli un apprenti qui avait fait son apprentissage ailleurs mais qui était séduit par la maison Massaro, et qui nous a rejoints. Ce qui nous fait aujourd’hui quatre apprentis plus un jeune, lui aussi très motivé. Cela fait effectivement pas mal de jeunes, mais ce sont des jeunes qui en veulent, qui ont du potentiel et dont on sent qu’ils ont de la ressource.
Quel est l’âge du benjamin ?
C’est une benjamine. Elle a 19 ans et elle m’a bluffé : lorsque j’embauche un apprenti, je procède comme s’il s’agissait du recrutement d’un ouvrier qualifié, et j’ai donc besoin de savoir s’il a envie, quelles sont ses motivations, parce que je dois faire une sélection dans la mesure où il n’est pas si évident que cela de s’intégrer dans l’équipe. Cette jeune fille m’avait envoyé un courrier et est venue de province toute seule. Elle avait quinze ans, dessinait déjà des chaussures et voulait en faire son métier. Je l’ai reçue, j’ai apprécié son discours, mais j’avais besoin de voir ses parents. Alors elle est revenue avec son père et je l’ai embauchée, elle a fait son apprentissage et elle est restée. C’est une jeune fille cultivée et intelligente, et elle aussi en veut. Je l’ai mise en binôme avec un vieux piqueur de l’atelier, et j’étais persuadé que cet homme aurait un mal fou à transmettre son métier. Eh bien pas du tout : il y a eu une sorte d’osmose entre eux deux. En période de collections on travaille très tard, jusqu’à 11 h le soir, et le week-end, et malgré cela dès les premières collections elle restait le soir pour le regarder travailler, après sa journée d’apprentissage. Et lui la raccompagnait jusque la Maison des Compagnons à pieds, après sa journée de travail. C’est comme un père ou un grand-père avec sa fille ou sa petite fille, ou un couple qui n’est pas un couple, mais c’est génial : ils travaillent ensemble, s’épaulent l’un l’autre au besoin, c’est super et cela me fait plaisir.
Le même amour du métier…
Oui, et transmettre dans ces conditions-là cela fait vraiment plaisir !
Quand as-tu ressenti cette évolution en toi : cette envie de transmettre ?
J’ai envie de dire : en arrivant chez Massaro. J’étais déjà sensible à cela chez Lobb, mais même si j’y ai aussi embauché des apprentis, je n’étais pas en contact direct avec l’atelier, qui était au rez-de-chaussée alors que j’avais mon bureau au quatrième étage, ce qui instaurait une forme de distance. En arrivant chez Massaro je me suis retrouvé au contact direct avec l’atelier. Or l’atelier c’est une partie de ma vie, et cela m’a fait toucher du doigt cette vie que j’aime. Ensuite, il y a plusieurs passions autour de cela : celle des beaux outils, que l’on fabrique, restaure ou collectionne, voir des jeunes intéressés par les mêmes choses, qui viennent chercher des informations, organiser une compétition interne, toutes ces choses… Et les clients qui viennent voir le travail en cours… Ce sont plein de petites touches sur l’outil, le travail, la connaissance du cuir, ces jeunes motivés pour apprendre un métier, parce que c’est leur propre avenir…
Lorsque je suis arrivé la maison Massaro était à un très haut niveau de qualité et de réputation sur la chaussure femme, un peu moins sur l’homme. Et de mon côté mon parcours d’artisan, de compagnon, mes 21 années passées chez Lobb, font que j’ai toujours eu envie de faire de belles choses, or donner l’envie aux jeunes de le faire c’est fabuleux. Il faut bien se dire que l’on n’est que de passage et qu’il faut bien qu’il y ait quelqu’un après nous pour faire le travail et assurer la continuité : nous sommes héritiers d’un savoir que l’on doit transmettre.
La démarche dont tu parles a quasiment le sens d’un héritage…
C’est exact. Et je l’avais déjà chez Lobb, mais je l’ai plus encore chez Massaro.
Tu as donc cinq jeunes compagnons avec toi à l’atelier. Comment as-tu réparti les rôles ?
Etant donné qu’il y avait peu d’ouvriers de pied homme dans cet atelier, il y avait une volonté de combler les vides à ce niveau, et ensuite une volonté de transmettre des savoirs qui ne le sont plus aujourd’hui, comme le piquage, par exemple. Aussi une des deux jeunes filles est piqueuse. Elle travaille beaucoup sur la tige homme et un peu sur les tiges femme. Mais globalement j’ai essayé de les former tous sur tous les domaines : montage, piquage, femme, homme…
Tu parlais tout à l’heure des collections que vous préparez. Quelles sont-elles ?
Il y a les trois collections Chanel : deux de haute couture et celle des Métiers d’Art, qui défile début décembre, et nous avons fait cette année celle de Mugler prêt-à-porter et celle d’un styliste américain.
Et toi ? Quel contact avec la chaussure te conserves-tu ?
Ce soir j’ai gratté une paire de formes avec un jeune pour lui montrer. J’ai fait un pied et lui fera l’autre ; il fait cela le soir, en dehors de son temps de travail. J’aime cette démarche qu’ils ont : ils sont ouvriers et travaillent huit heures par jour, mais ils restent le soir et en demandent encore, pour le plaisir d’apprendre, de s’enrichir et d’échanger sur la chaussure, sur l’expérience. Que demander de plus ? Ce sont des comportements qui me plaisent et me rappellent le compagnonnage que j’ai vécu à 18 ans, c’est pourquoi cela ne me dérange pas du tout de leur consacrer du temps, moi aussi.
Une nouvelle fois, on est en plein dans l’esprit du compagnonnage…
Il y a aussi ces jeunes filles qui ont formé un « Atelier de formation Maurice Arnoult » (1), à Belleville, et ont fait une exposition. Je les ai rencontrées, et je les ai invitées à venir voir la maison Massaro. C’était la première fois de leur vie et on lisait le bonheur dans leurs yeux. Je me suis dit que ces jeunes filles qui partent de rien et qui ont formé une association pour faire de la transmission, apprendre aux autres, qui n’ont pas d’école qui leur permette de faire ce genre de choses, qui sont volontaires, dynamiques et courageuses, méritaient bien qu’on les épaule si on peut faire quelque chose pour elles.
Et alors ?
Alors on va sûrement pouvoir faire quelque chose… »
(1) : lire notre interview de Maurice Arnoult, dans Pointure n°09. Le « bottier de Belleville » a exercé son magistère pendant 73 ans et formé des dizaines de jeunes filles à ce métier, jusqu’à sa disparition, à l’âge de 101 ans, le 3 avril 2010. Maurice Arnoult avait été élevé à la dignité de Juste parmi les Nations en 1994, décoré de la Légion d’Honneur en 2007, et avait reçu la Grande Médaille de Vermeil de la Ville de Paris le 11 juin 2008, à l’occasion de ses cent ans.