Les oubliés de Tromelin
C’est l’histoire d’un naufrage au XVIIIème siècle. Une histoire terrible qui s’est déroulée dans un des lieux les plus improbables et les plus isolés de la planète. Un navire négrier s’est échoué sur Tromelin. Les esclaves qu’il transportait ont passé quinze ans sur cette île lilliputienne d’un kilomètre carré, perdue en plein Océan Indien à 700 kilomètres au nord de la Réunion. De récentes fouilles archéologiques ont permis d’entrevoir comment ces femmes et ces hommes ont pu survivre.
On imagine parfois la vie sur une île déserte comme un retour aux sources, une sorte d’aventure à la Robinson Crusoé, en phase avec la nature dans une végétation luxuriante, emplie de parfums exotiques, de fraîches cascades… A Tromelin rien de tout cela. Les tropiques, on le sait depuis Claude Levi-Strauss, ne sont pas toujours rieurs. Mais il s’y ajoute ici une âpreté que l’on ressent au premier contact. Une douleur que l’on devine. L’île est le sommet d’un ancien volcan hérissé de corail. Il n’y a jamais eu d’habitants. Aucun bateau n’a jamais pu y accoster. Elle figure sur les cartes des navigateurs depuis le début du XVIIIème siècle comme un écueil à éviter. Elle représentait un danger à l’époque où de nombreux bateaux à voiles sillonnaient cette partie de l’Océan Indien entre Madagascar, l’île de France et l’île Bourbon. Mais sa position, 54 degrés 31 de longitude Est, 15 degrés 53 de latitude sud, n’était pas mentionnée de manière précise, ce qui explique le drame dont il est question ici. En 1761 la Flûte l’Utile est venue se fracasser sur les rochers. Les naufragés ont dû se réfugier sur l’île et tenter d’y survivre. Mais comprendre leur histoire nécessite d’abord de connaître les lieux.
Dans le Transall de l’Armée de l’Air qui assure les seules liaisons avec ce petit bout de terre de France, le commandant Bruyère a beau prévenir « Vous allez voir c’est un caillou, minuscule, on se sent au bout du monde », l’image est un choc quand elle apparaît depuis le cockpit. L’île emplit tout le hublot. 1,5 kilomètre de long, 600 mètres de large. Une forme oblongue, sorte d’abricot qui se prolonge par une langue de sable mouvante au gré des assauts de l’océan. La piste d’atterrissage la traverse de part en part. Cela fait presque peur de s’y poser et pour les pilotes l’exercice est toujours délicat, voire périlleux.
Au sol l’impression se confirme. On avance sur la blancheur du corail concassé qui tient lieu de terre en crissant sous les pieds, on traverse une forêt naine d’arbustes courbés par le vent, ramassés sur eux-mêmes pour affronter les éléments. Le sentiment dominant est l’aridité, la rudesse, une forme de froideur malgré la canicule. Tromelin n’est pas accueillante. Pourtant elle vous happe, vous avale comme l’eau aussitôt bue par la pierre ponce, comme ces gouttes de pluie que le vent et le soleil ont déjà séchées avant qu’on se soit vraiment aperçu qu’elles étaient tombées.
Tromelin est sur la route des cyclones, c’est pourquoi y a été installée en 1954 une station météo qui donnait de précieuses informations pour la Réunion, Madagascar et les Comores, que la France possédait alors dans le secteur. Aujourd’hui Tromelin reste française. Elle fait partie du district des Iles Eparses des Terres Australes et Antarctiques Françaises, les TAAF, qui gèrent aussi l’archipel des Kerguelen et la Terre Adélie. La station météo est automatisée, mais pour affirmer sa souveraineté sur l’île la France y maintient une présence. Trois personnes qui restent deux mois. Il y a six relèves par an, six voyages pour le Transall. Tromelin est l’un des lieux les plus isolés de la République, l’un des plus mal connus aussi.
Une ancre rouillée, une promesse non tenue
Lors de notre passage l’employé des TAAF Dominique Grondin attendait l’avion avec impatience : « On l’entend d’abord au loin et puis on le voit arriver et ça fait un bien fou ! Soixante jours à trois sur l’île c’est quand même un peu long ». Il avance en tenant son chapeau de feutre beige à travers les veloutiers, leurs branches grises et leurs feuilles vert pâle ballottées par la brise. Nous le suivons vers la plage sud. Tous les jours il fait sa tournée d’inspection : comptage des tortues, surveillance des bateaux, et tous les jours il passe devant ce qui est devenu le symbole de Tromelin, une ancre rouillée, rongée par le sel et couverte de coquillages, qui résume à elle seule la terrible histoire des esclaves, dans le grondement des vagues qui tour à tour l’engloutissent et la révèlent. « C’est dur de voir ça ! Cela a dû être dur, très dur pour eux » explique Dominique. « Combien de fois ont-ils regardé la ligne d’horizon en se demandant ce qu’il y avait derrière, quand ils pourraient partir ».
L’Utile est une belle Flûte, toute neuve, construite à Bayonne. Elle a quitté les côtes françaises le 1er mai 1760 avec 140 hommes d’équipage. Direction l’Océan Indien. Son capitaine Jean de la Fargue a un objectif très clair. Fin juin 1761 il aborde à Foulpointe sur la côte Est de Madagascar, il en repartira le 22 juillet avec une cargaison qui faisait à l’époque la fortune des armateurs : 160 esclaves malgaches achetés 30 piastres chacun, qu’il comptait revendre 70 piastres quelques jours plus tard à l’Ile Maurice, alors Ile de France. 40 000 piastres de bénéfice escompté. La moitié de la valeur du bateau remboursée en un seul voyage. Mais la mer en décide autrement. Dans la nuit du 30 au 31 juillet le vaisseau vient s’empaler sur les récifs de Tromelin, connue alors sous le nom d’île des Sables. Trop pressé, trop cupide, le capitaine de la Fargue n’a pas voulu écouter les conseils de prudence de ses seconds qui recommandaient de modifier la route. Dans cette nuit noire des tropiques on imagine le choc, le craquement du bois comme un coup de tonnerre. L’écrivain du bord Dubuisson de Keraudic décrit la scène dans son journal : « Le vaisseau tombait sur le tribord à faire frémir… Sans mâts et sans gouvernail, en proie aux brisants et à la mer la plus terrible déferlant à plus de cinq pieds au dessus du plus haut du vaisseau… Pendant ce temps les barreaux se cassaient sous nos pieds et enfin le pont est tombé… ». Au matin les flots sont jonchés de débris, la carcasse du navire s’éparpille dans une bordée d’écume à la surface de la mer jamais vraiment calme en ces parages. Les naufragés aperçoivent la terre dans un cri de joie et se réfugient sur le sol de Tromelin dont ils ne savent pas encore combien il est inhospitalier. 17 hommes d’équipage ont péri. Les 123 autres Blancs ont pu se réfugier sur la plage. Ereintés mais vivants. Soulagés, pour un temps. Les esclaves sont restés dans la cale. La veille, après leur unique sortie quotidienne, une heure sur le pont pour prendre l’air, on les a enfermés. Porte clouée par des planches, comme tous les soirs. Impuissants, ils ont vu l’eau monter en même temps que la panique, et puis en se brisant la coque les a libérés. Plus de la moitié sont morts noyés. Il en reste une soixantaine. Les voici maintenant, regroupés à l’écart des Blancs, sur cette longue plage. Le soleil commence à chauffer. Il va brûler bientôt. Pour se protéger il n’y a que les maigres branches et les feuilles des veloutiers. Avec la toile de la voile, ils feront des tentes. Un rapide coup d’oeil alentour permet à chacun de comprendre. C’est la même vision qui s’offre aujourd’hui à la vue du haut de la station météo : à 360 degré la mer partout à portée du regard. Impression d’être cerné. Sentiment d’oppression. Mais en ce matin du premier août 1761, pour tous, Blancs comme Noirs, se pose un problème plus grave, urgent, vital. Il n’y a pas d’eau douce à Tromelin. Les quelques barriques récupérées dans la mer permettent à peine de tenir deux ou trois jours. Les hommes creusent un puits et après plusieurs tentatives infructueuses finissent par trouver, dans la lentille sous le corail, une eau saumâtre qui leur permet de tenir.
Depuis la catastrophe le capitaine Jean de la Fargue est prostré. C’est son second Castellan du Vernet qui prend les choses en main. Avec les restes de l’épave récupérés sur la plage et dans l’eau il va construire une embarcation de fortune. Presque deux mois de travail acharné. Le 26 septembre 1761, l’écrivain de bord note laconiquement dans son journal : « La mer belle. Le bateau est fini. ». Il y a cependant un problème. Ce radeau de 33 pieds de longs ne peut pas embarquer tout le monde. Les esclaves resteront sur l’île. Le 27 septembre au matin Castellan du Vernet met le cap sur Madagascar en leur promettant de revenir les chercher.
La langue de sable au nord de l’île d’où ils ont vu partir l’embarcation, n’a pas changé depuis, on y sent la force des courants contraires qui en redessinent sans cesse les contours pour toujours revenir à la même forme. Un paysage brut, brutal comme l’histoire dont il fut le théâtre. Castellan n’est jamais revenu. Il a pourtant essayé dès son arrivée à Madagascar le 1er octobre, mais le gouverneur de l’époque n’a rien voulu entendre.
Quinze ans plus tard, le 29 novembre 1776, le chevalier Jacques-Marie Lanuguy de Tromelin, qui donnera son nom à l’île, est envoyé vers l’île aux esclaves. Il peut s’approcher de la côte et grâce à une chaloupe et une pirogue il débarque. Sur place il trouve sept femmes et un bébé de huit mois, qui ont survécu sur ce caillou pendant quinze longues années.
Comment les esclaves ont-ils pu survivre ?
Cette histoire a fasciné Max Guérout qui dirige le Groupe de Recherches en Archéologie Navale (GRAN). Avec l’Institut National de Recherche en Archéologie Préventive (INRAP) et le soutien des TAAF, il est parvenu à monter plusieurs campagnes de fouilles. Il raconte cette aventure dans son livre Tromelin l’île aux esclaves oublié s, aux éditions du CNRS. Les sables de Tromelin cachaient tout un monde insoupçonné, une sorte de petit village, micro société que les esclaves abandonnés avaient recrée sur l’île minuscule. En construisant la station météo dans les années 1950, personne n’y avait fait attention et pourtant c’est là qu’ils s’étaient installés aussi. « C’est logique, nous dit Thierry Perillo responsable logistique des TAAF, c’est le point le plus haut de l’île, sept mètres. On sait qu’elle a été submergée plusieurs fois. Les premiers abris de bois et de toile ne suffisaient sans doute pas, alors ils ont dû se protéger ». Comme tous ceux qui ont mis le pied sur Tromelin, Thierry Perillo reste troublé par ce destin, impressionné par ce que les fouilles ont révélé. Devant les bâtiments qui servent aujourd’hui de logements aux gardiens de Tromelin, un canon de l’Utile rouillé témoigne du naufrage. Mais la vie des esclaves est enfouie aux pieds même de la station. En creusant les équipes de Max Guérout ont trouvé des murs de pierre de corail, des ustensiles de cuisine, des bols rétamés dans du cuivre, des restes de repas. On sait que les naufragés ont mangé des tortues de mer, des oiseaux en grande quantité, des oeufs aussi. La nature hostile leur a fait un cadeau : une des rares plantes présente sur l’île produit une tubercule comestible, la patate à Durand. Ils ont bu l’eau saumâtre du puits et sans doute de l’eau de pluie récupérée dans une de ces gamelles de plomb sorties des sables. Il n’y a pas à proprement parler de sépultures mais deux squelettes ont été retrouvés. Peu à peu on entrevoit ce qu’a pu être le quotidien de ces hommes et de ces femmes prisonniers là pendant quinze ans. C’est un témoignage unique. Il existe très peu de vestiges archéologiques de l’esclavage. Tout ou presque a disparu. L’historien réunionnais Laurent Hoarau a participé aux fouilles, plusieurs semaines sous la chaleur, le confort précaire, l’isolement qui l’ont un peu aidé à comprendre le sort des oubliés de Tromelin. « C’est le Pompéi de l’esclavage, le Pompéi de l’Océan indien. C’est la première fois que l’on fait une découverte de cette importance sur la période esclavagiste, explique-t-il. Jusqu’à présent il ne restait que quelques traces ou des lieux comme l’île de Gorée au Sénégal, mais là nous avons une profondeur historique rare, un chaînon manquant qui nous permet de mieux comprendre le système de la traite négrière. C’est au-delà de ce que nous espérions. Nous sommes entré dans une pièce et tout était en place, les récipients attendaient l’eau, les cendres du foyer semblaient presque fumantes encore, on avait l’impression qu’une de ces femmes que le chevalier de Tromelin a ramenée allait surgir et nous parler. C’était bouleversant, comme si ces esclaves oubliés avaient enfin la parole ». L’archéologue Max Guérout prépare une exposition avec les objets issus de la fouille et les cartes dressées à l’époque par les naufragés. Ce sera le seul moyen pour le public d’entrer en contact physique avec cette histoire. Car contrairement à Pompéi, Tromelin est quasiment inaccessible. L’avion de l’Armée de l’Air ne fait le voyage que six à sept fois par an.
Sur la piste en corail concassé chauffée à blanc, il est justement là le vieux Transall, et s’apprête à décoller. Les oiseaux vont bientôt revenir par milliers. Les tortues monteront pondre sur le sable à la nuit tombée. Les gardiens de Tromelin iront dormir avec en bruit de fond le mugissement incessant de la mer. Au moment d’embarquer Thierry Perillo nous confie : « Partir d’ici, c’est toujours un pincement au coeur ». Dix mille chevaux s’élancent. La carlingue tremble à tout casser et l’avion quitte le sol juste à temps pour ne pas toucher l’eau. Avant de se perdre dans l’immensité bleue l’île apparaît une dernière fois à travers le hublot. Curieusement elle a la forme d’une goutte sur le point de tomber, une larme versée dans l’Océan Indien.
Photos : TAAF, Conservatoire Botanique National de Mascarin, Laurent Hoarau.