Les insurgés du style
“Give three-piece a chance” : “Donnez une chance au costume trois pièces”. Jeu de mots autour du titre de la chanson de John Lennon Give peace a chance (“Donnez une chance à la paix”), le seul intitulé de la dernière grande manifestation Chap est représentatif de l’humour qui caractérise le mouvement. Pour autant, s’il ne se prend pas au sérieux, celui-ci n’en mène pas moins – ce qui est courant en Grande Bretagne – très sérieusement ses activités, aussi délirantes soient-elles. Un bonheur lorsque lesdites activités consistent à dénoncer le conformisme et la vulgarité et promouvoir l’élégance.
Citons ainsi, parmi d’autres inventions d’une haute valeur historique et éducative, les Olympiades Chap organisées chaque été dans un square de Bloomsbury ou les concours de lancers de canapés au concombre. Plus sérieusement, le Chapisme (de chap : bon gars ou copain en anglais) s’oppose à la vulgarité de la société moderne, qu’elle se propose de sauver du désastre en ressuscitant les bonnes manières, la courtoisie et l’élégance d’autrefois. Après la Révolution Française, la révolution de velours en Tchécoslovaquie et la révolution orange en Ukraine, les Chaps revendiquent faire “la révolution par le tweed” (sic). Pas de vols de pavés à craindre donc : le pain de mie au concombre est définitivement moins dangereux. Et l’insurrection est ouverte à tous, hommes et femmes, Anglais bien sûr mais pas seulement, de tous âges et de toutes extractions sociales, pour peu qu’ils soient dotés de bonnes manières et de l’envie de “redonner un peu de civilité à un monde qui en manque de plus en plus”. Une profession de foi guère éloignée de celle des dandys XIXème puisqu’elle entend effectuer une “révolution par le style contre les tendances de la mode” comme Brummel et Byron entendaient naguère substituer une aristocratie de l’élégance à celle du sang. A la différence de leurs célèbres aînés, les Chaps se distinguent en proclamant leurs convictions par un humour décalé mêlant ironie, sarcasme et absurde comme on ne le pratique que sur la perfide Albion. Dans le Manifeste Chap (1) qui fait office des Dix Commandements, le fondateur du mouvement Gustav Temple professe que “le Chapisme est à la fois une éthique, une morale, une bouffonnerie rabelaisienne (qui) combat la vulgocratie (et) en appelle donc à des actions sporadiques de courtoisie ordinaire”. Dont acte (paraphrasant le slogan Give three piece a chance, nous pourrions risquer Don’t act mais ce serait aller à l’encontre de nos intimes convictions). Ne vous faites pas de ce Chap si bien intentionné une image trop idyllique : le garcon, “qui fait un éloge immodéré du gin & tonic, du martini et du tabac” est aussi un dangereux subversif. Petits travers que nous lui pardonnons cependant volontiers, subjugués que nous sommes par sa culture, qu’illuminent ses maîtres à penser Wilde, Chesterton, Churchill, Frears, Huysmans et Montesquiou – sans oublier le plus Chap entre tous, “beau, suave, sophistiqué, urbain, elegant, charmant, spirituel, ayant traverse les hauts et les bas de son existence avec dignité et panache” : l’incommensurable David Niven.
Sauvez Savile Row !
L’annonce de l’ouverture de la seconde boutique londonnienne Abercrombie & Fitch dans la rue des tailleurs a amené Gustav Temple à lancer un appel pour empêcher le sacrilège. De mémoire de gentleman, Savile Row est depuis deux siècles le haut lieu de la culture tailleur britannique : un symbole du sur-mesure et de l’artisanat le plus noble. Pour les amateurs de musique, c’est sur le toit du n°3 de la rue (où leur maison de disques avait ses bureaux et où est désormais installé Abercrombie) que les Beatles ont donné leur ultime concert, après la sortie de l’album Let it be, en 1970. Y voir s’installer un vendeur de tee-shirts dont les portes ouvertes abreuvent aujourd’hui la rue de décibels en furie, était une perspective insupportables pour les Chaps. Qui ont signé une pétition demandant la révocation de la demande de l’importun, adressée au Conseil de Westminster (en pure perte, faut-il le dire ? ), et appelé à manifester devant le magasin Abercrombie de Burlington et le 3, Savile Row. L’occasion pour les Londonniens et la presse internationale de découvrir un groupe d’élégants portant costumes mesure, redingotes et hauts de forme brandissant des panneaux “Donnez une chance au trois pieces”. Ne riez pas : des quotidiens aussi prestigieux que le Times ou le Guardian ont couvert l’événement.
(1) Editions des Equateurs, 2010