Les concours d’élégance : l’odyssée du style au volant
C’est en France qu’apparaissent dans le début des années 20 les premiers concours d’élégance automobile. Il s’agit alors d’organiser et mettre en scène une rencontre entre le savoir-faire d’un créateur de mode et les compétences d’un carrossier ou constructeur automobile. Ces concours sont organisés dans des villes au pouvoir de séduction suffisamment développé pour y voir séjourner des personnages de grande renommée à une époque ou les media se limitaient à la radio et à la presse écrite. Ces manifestations sont malgré tout populaires et apportent une part de rêve et de spectacle à un public demandeur.
Mais se présenter avec élégance auprès d’un moyen de locomotion était-il réellement une nouveauté ? Il nous est permis de rêver de nos jours devant le film de l’Histoire… Ne vit-on pas ce genre de présentation en Chine dans les temps anciens ? Et les Egyptiens puis les Romains, dont le goût du beau apparaît dans de nombreux domaines, n’ont-ils pas fait de même ? Les chevaliers arborant pour les tournois leurs couleurs héraldiques et montant des chevaux aux mêmes armes, ne révélaient-ils pas une même attention aux notions d’harmonie ? L’ornementation des voitures ne rejoignait-elle pas la mode et le style dès les XVIIème et XVIIIème siècles ? En fait, et cela apparaît bien dans le déroulé évoqué ci-dessus, l’automobile est le prolongement logique de la pratique hippomobile. On doit d’ailleurs le nom de certaines carrosseries actuelles au registre de vocabulaire hippique. C’est à l’équitation et à sa pratique que l’on doit également son côté de circulation selon les pays, et c’est donc très logiquement au monde et aux habitudes hippiques que l’on doit l’apparition des concours d’élégance.
La France était considérée comme le premier pays du monde pour son parc roulant à la fin du XVIIème siècle, et réputée pour la qualité, le style et l’élégance de ses réalisations en la matière jusqu’au XIXème. En matière d’élégance, l’usage du carrosse dans la société aristocratique n’échappait pas au code des bonnes manières (Traité de civilité, A. de Coubertin, 1692). C’est à cette époque qu’apparaît à Paris un véhicule qui s’avèrera important pour la suite de l’histoire : la gigue, voiture légère à deux places et essieu unique, conductible par le seul propriétaire sans l’aide d’un cocher car très manœuvrable. C’est par elle qu’apparaît la notion de plaisir dans la conduite et c’est en toute logique que, l’ayant adoptée, l’aristocratie parisienne s’est retrouvée à parader dans les espaces verts et les parcs avec des attelages impeccables à la belle saison, constituant par ces rendez-vous l’ébauche de ce que deviendront plus tard les concours d’élégance.
Sous les traits d’un engin mécanique sans ligne bien définie, la toute jeune automobile cherche d’abord sa forme avant de parvenir à se fixer autour d’un schéma type. Conservant quelques éléments datant de l’ère hippomobile, elle cache bientôt dans ses entrailles une mécanique pudiquement couverte d’un capot. Après divers essais, c’est le moteur à explosion, cycle à quatre temps et refroidissement liquide, qui prévaut dans la grande majorité des études. Il n’est pas encore question de rechercher l’élégance : l’aspect pratique et la protection priment.
L’automobile requiert encore très souvent un personnage dédié à sa conduite : le chauffeur.
Mécanicien de service, il doit tout endurer sur des routes qui n’en sont que l’ébauche, et ne se soucie guère d’élégance pour la conduite de la grosse berline de voyage ou la limousine des propriétaires. Mais cette époque va graduellement faire place à une autre : celle d’une nouvelle automobile, plus passionnante, plus convoitée encore, plus diffusée également, plus urbaine sans doute. Après le premier conflit mondial, les constructeurs vont développer des modèles de plus en plus faciles à conduire et à entretenir, contribuant à créer un véritable marché. S’il subsistera des autos destinées à être conduites par un chauffeur, dès le début des années 20, des modèles plus légers et plus sportifs sont proposés aux propriétaires qui peuvent les conduire à leur guise et découvrir par eux-mêmes l’attrait du voyage, l’impression d’indépendance et bien sûr, la griserie de la vitesse. Nécessitant de moins en moins d’interventions sur le bord des routes, l’automobile se laisse apprivoiser et conduire par des hommes – et même des femmes – en tenue de ville et parfois de soirée.
C’est le moment que choisissent pour se produire ensemble en public, les créateurs du moment : ceux qui travailleront à développer une automobile toujours plus belle et racée, et ceux qui aident la femme à se libérer des corsets d’un autre âge pour révéler les charmes de sa silhouette.
Car c’est bien cette dernière qui contribue alors largement à faire évoluer la tenue vestimentaire des automobilistes vers davantage d’élégance.
En prenant le volant, la femme a imposé à l’automobile d’être une actualité vivante et d’avoir sa mode, que ne guide plus seulement le goût masculin. Les grands noms de la couture le comprennent alors parfaitement.
Le concours d’élégance automobile apparaît donc fort logiquement.
Même s’il a un caractère quelque peu folklorique, il synthétise la rencontre de la mode et de l’habillement avec l’art industriel, et met en scène une automobile et une femme. L’homme ne peut être, à la rigueur, que le chauffeur effacé d’un moment, accent tonique placé sur une analogie subtile entre la tenue de la conductrice et le garnissage ou la livrée de l’auto. Le moindre détail compte, la toilette comme le chien racé, qui doivent être en rapport avec le style de la présentation. Robes et chapeaux, mais bien évidemment charme et séduction personnelle, sont déterminants dans les classements des concours, qui n’ont cependant pas la rigueur d’une admission à une grande école ou d’un concours artistique comme le Prix de Rome. Ils demeurent populaires même si leur prestige global les destine avant tout à la jet set. Prééminence de l’anecdotique sur la fonction de l’objet, ce genre de compétition a en fait un immense avantage : celui de voir tout le monde ou presque obtenir un prix.
La ligne, la race, l’audace, la fantaisie, la sagesse ou la folie, ont une chance équivalente au palmarès, devant un jury indépendant.
Cette diversité ne nuit pas à la qualité d’ensemble de ces manifestations, qui ont graduellement amené les maîtres-carrossiers à réaliser des modèles exclusivement destinés aux concours. Ce fut alors une véritable apothéose, l’âge d’or des concours d’élégance des années 30. Les voitures s’avèrent vite de plus en plus impressionnantes, sophistiquées et coûteuses. Reflet de l’art de vivre de l’époque, l’auto présentée aux concours devenait modèle de référence unique, et les plus fortunés passaient alors commande de ces désirables étalons. Parallèlement, le couturier profitait de ce vecteur de dynamisme pour présenter le style de la saison, faisant naître les nouvelles tendances. Dans tous les cas, l’élégance était en phase avec la pratique de l’automobile dans une harmonie recherchée. Pour chacun, réaliser un nouveau modèle signifiait un peu prédire l’avenir, mais surtout tomber juste. C’est pourquoi les grands constructeurs n’hésitèrent pas à présenter leurs modèles populaires dans le cadre des concours d’élégance réputés. Tous les genres furent donc représentés, prouvant s’il le fallait que l’élégance n’était pas l’apanage des classes privilégiées.
Les charmantes personnes qui présentaient ces beautés mécaniques étaient la plupart du temps des vedettes de la scène, du music-hall ou de l’écran, souvent des mannequins, parfois même d’authentiques princesses. Le jury avait donc à départager les participants avec une extrême délicatesse, et à classer les conductrices, toutes plus élégantes les unes que les autres, autant que les automobiles. L’organisation et la réglementation de ces concours d’élégance sont en grande partie dus à un homme : André Becq de Fouquières, qui n’hésitait d’ailleurs pas à les présenter lui-même. Homme de lettres né en 1874, il communiquait avec aisance et avait un goût naturel pour l’élégance.
Il comprit rapidement tout l’intérêt d’organiser ce type d’événement en des lieux réputés où gravitaient les grands de ce monde. Ainsi jusqu’en 1939 le calendrier des concours d’élégance majeurs passa chaque année dès le printemps par Hyères puis Cannes en avril, le bois de Boulogne en juin puis Bagatelle vers le 20 du même mois, Vichy fin juin, Deauville fin juillet puis Le Touquet début Août, et enfin Bordeaux, Biarritz et Monte-Carlo.
Après le second conflit mondial, beaucoup de choses avaient changé. En France, les gouvernements éphémères et successifs de l’immédiat après-guerre ont révélé une certaine phobie vis-à-vis de l’automobile, et les jours des grands carrossiers furent comptés pour cause d’absence de réaction face à l’évolution technique. La disparition des châssis, des marques de prestige et la généralisation de la fabrication en série, ont fait entrer dans la légende les longs capots et les élégantes conductrices qui faisaient rêver. L’automobiliste devint alors simple usager de la route.
La roborative production nationale se fixa sur un juste milieu malgré l’apparition fugace de Facel Vega puis d’une certaine Monica, laissant les réalisations au style exceptionnel à l’Italie, l’Angleterre, l’Allemagne, et même pour partie aux Etats-Unis.
Même s’il est fait mention de boîte à gants à bord, la voiture n’en recèle dès lors plus que rarement. La revue L’Automobile déplore dans un article datant de décembre 1961 que la tenue vestimentaire des Français au volant laisse à désirer par rapport à celle des Britanniques et des Italiens (« Non au débraillé en automobile »).
Fallait-il alors se contenter des images des catalogues publicitaires sur lesquelles apparaissaient parfois des silhouettes à l’élégance notoire ? Quelques concours d’élégance automobile, comme celui d’Enghien, ont cependant encore eu lieu jusqu’à la fin des années 50. On y rencontrait encore les têtes d’affiche du monde du spectacle, des mannequins, et l’homme y apparaissait désormais, souvent issu du monde du sport automobile.
Mais c’est hors des frontières de l’Hexagone qu’apparaissent de nouveaux évènements qui vont progressivement atteindre des sommets de notoriété : les concours américains de Pebble Beach en 1950 et de Meadow Brook en 1979 et, défiant le temps qui passe, le très célèbre et exceptionnel Concorso d’Eleganza Villa d’Este en Italie, événement majeur organisé chaque année en avril depuis 1929. Ces concours réputés sont essentiellement tournés vers l’automobile qui seule est jugée, même si les présentateurs, le jury et le public, respectent les codes d’une certaine élégance à défaut d’une élégance certaine. En 1967, un club d’automobiles anciennes voit le jour en France : le Club de l’Auto, qui regroupe des amateurs de mécaniques d’un autre âge à une époque où la notion de collection ne s’est pas encore généralisée. Dès sa création, le club organise le concours d’élégance du rallye Paris-Deauville, et a été le premier à bâtir un règlement en la matière. Les femmes y ont fait beaucoup pour que la notion d’élégance soit réelle, et n’ont pas compté leurs efforts pour que les présentations évoluent vers davantage de qualité et de recherche jusque dans le moindre détail, rapprochant ipso facto ces événements de ceux qui étaient organisés dans les années 30. Face à la prolifération de tentatives diverses pour organiser des concours d’élégance, la Fédération Française des Véhicules d’Epoque, présidée par Claude Delagneau, a aujourd’hui été amenée à étudier un règlement permettant la notation des présentations en se basant sur des critères comme la rareté, l’authenticité et l’esthétique des automobiles mais aussi en tenant compte de l’élégance, du style et de l’harmonie des équipages. Cette trame a été étudiée pour préserver la notion de patrimoine englobant l’automobile et son histoire et éviter de tomber dans les affres du déguisement, de l’anachronisme ou du mauvais goût, et garantir l’élégance la plus élémentaire lors des concours.
Bonne nouvelle : cette notion d’élégance primordiale suscite de nouveau l’intérêt de maisons de couture réputées. C’est ainsi que sous la forme d’un rallye assorti d’un concours d’élégance, Dior contribue depuis huit ans à l’organisation de Paris-Granville Dior, un événement associant élégance et automobile classique. C’est à Granville que l’essentiel du programme se déroule, dans le cœur de la cité normande où se situe la villa familiale qui fut si chère à Christian Dior : Les Rhumbs. Enfin, le premier concours d’élégance organisé par le jeune club Auto Legend s’est déroulé cet été à Deauville dans le cadre de la semaine de la mode et des festivités du 1100ème anniversaire de la Normandie. En respectant scrupuleusement les fondamentaux requis pour réussir ce Deauville Elégance legend, les organisateurs ont proposé un événement d’une grande qualité en nocturne au Pôle International du Cheval.
Notre rédacteur en chef Yves Denis avait accepté de présider le jury de ce nouveau concours qui vit l’apparition d’automobiles exceptionnelles présentées par des équipages dont l’élégance n’échappait à personne, et avoue de sérieuses ambitions pour les années à venir.
Le point de vue de Coco Chanel en 1934
(extrait de la revue Ford-Mathis n° 23, octobre 1934)
« Je n’aime pas les concours d’élégance. En automobile, ils m’apparaissent grotesques. Est-il normal de penser que pour vendre une voiture, le constructeur soit obligé de proposer en prime une jolie dame coiffée d’un grand chapeau, entourée de gaze légère et vêtue aux couleurs de la carrosserie ? Non, n’est-ce pas.
Qu’une femme, dans sa petite voiture, se rende au théâtre ou chez des amis, en robe d’après-midi ou du soir, cela est très bien. Mais qu’elle présente une voiture de luxe à la place normale du chauffeur, cela est moins bien. Enfin, qu’elle se déguise, pour cette étonnante circonstance, en demoiselle d’honneur, cela devient totalement saugrenu.
Croyez-moi, les mots Concours et Élégance ne sont pas plus faits pour se rencontrer qu’une jolie femme pour conduire un monstre mécanique, si magnifique soit-il. Aux encombrantes et pesantes voitures, il faut un conducteur mâle. Une jolie femme n’ajoute jamais à son charme en se virilisant, elle perd de son importance, et voilà tout. Croyez-moi, vous qui tenez au bon ton, évitez les toilettes de fêtes des fleurs, même pour conduire quinze mètres en ligne droite la voiture dont vous avez peur, et ne demandez pas l’inspiration des nuances aux échantillons de vernis cellulosique.
La véritable harmonie, c’est le simple bon sens qui l’accorde. Je me réjouis lorsque dans une voiture à sa mesure, je vois une automobiliste élégante parce que commodément vêtue.
La première qualité d’un vêtement de sport, c’est d’être confortable. Du chapeau d’aplomb aux souliers bas, de la veste pratique à la jupe sans entraves, comme une jeune femme prend une allure décidée dans la grâce, chic dans la sobriété, naturelle dans la simplicité, lorsqu’elle conduit facilement une voiture docile, au lieu de prétendre mener une locomotive avec de pauvres tours de force que le dernier des mécaniciens accomplirait sans y penser. Laissez les monstres aux mains mâles. Ne jouez pas les Andromède. Ce n’est pas beau et finit souvent mal. Mais je vous envie quand vous courez à vos destins plaisants ou sévères dans la petite voiture qui glisse parmi les encombrements, qui file sur les routes bien droites, qui vous laisse l’esprit libre, les réflexes faciles, le sourire aux lèvres… Comme je vous envie, sportives, moi qui jamais n’ai pu apprendre à conduire !
Je voudrais, ici, évoquer une qualité qui fut française et sans laquelle il ne peut y avoir d’élégance vraie, je veux dire : le naturel. Don du ciel ou fruit d’une longue attention, d’une constante emprise sur soi-même, la divine simplicité doit être l’armature charmante de votre élégance. Demeurer tout uniment vous-même, quels que soient votre fortune ou votre rang, vous place dans cet état de grâce qui permet que tout ce qui vous entoure s’harmonise avec votre personne. Surtout, ne croyez pas que l’élégance peut se payer d’argent, d’affection ou d’imitation. Il faut que vos robes, que vos parures tiennent à vous comme vos gestes, comme votre démarche, comme votre sourire. A cette condition seulement ils pourront vous embellir sans vous déguiser. Le mot de Brummell est toujours vrai : « l’élégance ne se remarque pas ».
Gabrielle Chanel.
François DE LA CLOCHE – Rédacteur et Illustrateur