Le retour du style sixties
Le style Sixties est à la mode. Dior, Hackett, Corneliani : en France, en Angleterre comme en Italie tous les habilleurs ont repris à leur compte les vestes à petits revers, fits marqués et autres pantalons slim. A Paris Gérard Sené a construit son image sur cette période particulière, et nous explique pourquoi.
Par le biais du cycle du perpétuel recommencement, le style années 60 n’a jamais été aussi tendance qu’aujourd’hui depuis… les années 60. La mode s’est souvent inspirée des années 20 et 30, d’une grande élégance, s’est récemment essayée – sans succès, heureusement – à singer le calamiteux style seventies, et revisite aujourd’hui avec talent les codes des sixties, qui rapprochèrent pour la première fois le streetwear du vêtement plus formel.
Les collections automne-hiver 2013-2014 révèlent des vestes à petits revers, des coupes à deux et trois boutons, des pantalons coupe cigarette, les cols de chemises et les cravates s’adaptent à ces dimensions restreintes, les zips (une figure de style quasiment avant-gardiste apparue au début des sixties) réapparaissent : comme pour conjurer une conjoncture difficile, la mode 2014 réinvente le style d’une époque à l’avenir radieux.
Parce qu’il a construit son image sur le style des années 60, Gérard Sené était un interlocuteur privilégié pour nous parler des apports de cette époque à la mode masculine.
Dandy : Le style JFK et le rock’n roll, c’est-à-dire les années 60, constituent depuis toujours l’ADN de la maison. Pourquoi ce choix ?
Gérard Sené : « Le rock’n roll, c’est Gene Vincent, Buddy Holly, c’est le début des années 60, donc des petits revers, ce sont des anglaises très particulières, soit très hautes sur de petits revers soit avec le revers arrondi à la sortie de l’anglaise. Il s’est passé beaucoup de choses dans la période 58-65 : cela commence avec les rockers : Jerry Lee Lewis et Elvis sont les initiateurs des cols en velours et en panthère, ils ont tracé la route que tout le monde a suivi jusqu’en 67-68 : Gene Vincent, Eddie Cochrane, Buddy Holly, et bien sûr les Beatles. Il faut bien voir que le style des années 30 a tenu jusqu’aux années 50-55, ensuite il y a eu une grosse révolution dans la construction puisqu’à partir des années 60 les vêtements sont fabriqués de manière industrielle. En ‘55 Elvis avait pour tailleur les Lanski brothers, qui habillaient tous les artistes de Sun Records, à Memphis. Ils faisaient des costumes unitaires, c’était comme de la mesure : à l’époque les costumes étaient fabriqués en semi-main, avec des entoilages volants, les costumes étaient montés par des apiéceurs qui coupaient leurs pièces et les apportaient euxmêmes aux boutiques. Les tissus étaient coupés à l’unité, et les costumes étaient pratiquement des pièces uniques en ce sens qu’il n’y avait pas de tissu pour les refaire. Il fallait faire des looks particuliers pour chacun, et c’est ce que j’ai fait aussi. Aujourd’hui lorsque quelqu’un a fait un modèle tout le monde se retrouve avec le même.
On parle ici d’une révolution dans la fabrication, mais quid du style ?
GS : Dans les années 60 il y a l’industrie, tout a changé. Même le véhicule : c’est la période des McQueen et Newman, des gabarits un peu chétifs au regard des icônes de la période Grant, Mitchum et Peck. Les Temptations étaient pratiquement des gamins, comme tous les artistes de la Motown. C’était ce mélange qui était intéressant, et qui m’a intéressé : voir les Cary Grant et les Mitchum passer le témoin à James Dean et Elvis, que l’on appelait les rebelles. Tout le monde se côtoyait, personne ne se jugeait, aujourd’hui tu es jugé dans une catégorie ou une tribu. A l’époque il s’agissait d’accepter qu’une nouvelle génération arrivait et voulait s’affirmer, exister. Et elle a existé en cassant les codes du vêtement et de la musique. Il faut bien resituer : 1955 c’est l’Equipée Sauvage, c’est une révolution, on voit arriver les bad boys…
Mais c’est à Londres que nait le style sixties, avec les Beatles et le fameux Swinging London…
GS : Londres donne le ton tant en mode qu’en musique, elle récupère une partie de son patrimoine. Mais les USA ont influencé l’histoire : le fameux costume des Beatles vient de George Chakiris dans West Side Story. Il a été fait par un Ricain, et repris sans modification par les Beatles. Par ailleurs tous les vêtements techniques venaient Swinging Sixties 55 de l’armée, or l’armée la plus importante du monde est l’américaine. Aujourd’hui encore deux boîtes anglaises fabriquent le A2 (ndlr : blouson de cuir type aviateur) : la connivence anglo-saxonne fonctionne dans les deux sens.
Musicalement il y a eu un courant énorme en Angleterre, mais il est bel et bien né aux USA. Et c’était toujours le cas dans les années 80, avec la musique californienne récupérée, et toujours ce côté multiculturel.
Le style des Beatles a ses racines aux USA : c’est la veste West Side Story avec des petites bottines à la place des baskets. Et avec la couture milieu qui permettait de cambrer la chaussure parce qu’à l’époque on cambrait pour l’équitation mais pas pour les chaussures classiques, et lorsqu’ils ont voulu faire des chaussures pointues industriellement, ils ne se sont pas pris la tête. Tout le monde sait cambrer, à la main ou à la machine, mais aujourd’hui c’est du vintage…
Les courants naissaient à Londres, prenons le costume prêt-à-porter : il est issu de Savile Row. On l’a raccourci, on lui a fait des revers montants, mais tout le monde puisait son inspiration à Londres. Les USA étaient moins connus du fait de la distance, et les Français allaient alors à Londres et pas à Milan comme aujourd’hui. Il y avait Carnaby Street, Bishop place derrière Harrods… Toute une génération se cherchait et cherchait des voies pour se faire remarquer.
Ce qui est intéressant c’est la créativité dans la construction, dans les revers, les boutons, les fentes, les dos : il y avait une véritable création parce que ce n’était pas monotype comme aujourd’hui. Prends par exemple la panne de velours : elle existait déjà, mais il fallait la ressortir, et en faire des vêtements dans la mouvance.
Tu as des souvenirs de Carnaby street ?
GS : C’était la rue de tous les délires. La rue entière était faite de cette folie des musiciens, des extravagants. Il y avait les mêmes épi-phénomènes à Paris, mais sans concentration, et on en revient à l’individualisme français : ici un Savile Row ne pourrait pas exister.
A un moment les sept grands tailleurs parisiens ont fait une association, mais qui n’a jamais vraiment fonctionné : l’image n’a jamais été aussi forte que celle de Savile Row. Camps était LE tailleur, plus que Anderson & Sheppard aujourd’hui, Cifonelli n’a pas joué la nostalgie de tous ceux habillés par Arturo, qui était un top de chez top…
Il y a aussi les Mods…
GS : Le mouvement est né à Londres et s’est intensifié en Angleterre, mais il existait à Paris où il était marginal et ne pouvait pas prendre parce qu’il était le fait de petites bandes de types individualistes : il en aurait fallu plus pour que cela devienne un vrai mouvement. Et cela répondait à la culture anglo-saxonne : la moto n’aurait jamais pu donner lieu à L’Equipée sauvage en France. A Londres il y a ait les clubs BSA et Triumph, c’est typiquement anglo-saxon.
Kennedy ?…
GS : Il a créé un style. Il venait des costumes croisés, mais s’était déjà mis dans cette mouvance des années 60 et en était l’un des précurseurs. Il a changé l’épaule, élancé les revers. C’est un précurseur des revers beaucoup plus étroits, du boutonnage assez bas, des devants fuyants, d’une épaule moins construite, et du dos sans fente. Les fentes donnent de l’aisance, mais d’un autre coté le dos est toujours froissé. Les premiers croisés n’en avaient pas : cela fait une jolie silhouette si la veste est cintrée et que celui qui la porte est mince (ndlr : la coupe de veste sans fente dorsale est d’origine militaire, prévue pour les vêtements d’apparat destinés à être portés debout). JFK a eu beaucoup de costumes sans fente dos, et avait un excellent tailleur parce qu’il n’était pas très mince et avait pourtant une silhouette élancée. Ses pantalons étaient courts, à l’américaine : ils ont toujours mis des pantalons courts parce que cela libère la chaussure et que tous ces gars-là avaient des pieds longs – on était sur des chaussures pincées et basculées, dites pied tournant, Johnston & Murphy, Allen Edmonds, qui donnaient une belle dégaine.
A l’inverse, à cette époque-là l’Europe pratiquait encore les épaules énormes et des silhouettes de catcheurs : on a toujours été un peu à la traîne, ce qui n’est pas paradoxal parce qu’il y a aux USA une grande concentration d’Autrichiens, d’Italiens, d’Allemands et d’Anglais, et que c’est ce qui a fait cette culture. Tous ces gars émigraient par paquets et s’adaptaient. Les Lanski brothers ne sont pas nés chez les indiens Navajos : c’étaient des immigrés, ils ont amené leur culture et la sape polonaise. L’Europe était riche mais s’est vidée, et cette richesse a migré. Les vêtements et les chaussures américaines ont été dessinés par des Italiens, des Anglais, des Irlandais, qui ont créé un vrai style américain. D’abord parce qu’il y avait un énorme marché, incomparable avec celui de l’Europe, et ensuite parce qu’il explosait.
Et après ce début de décennie plutôt bon chic bon genre, les sixties – et une partie de la mode – plongent dans la période hippy…
GS : Si on reprend l’histoire depuis le début, on s’aperçoit que tous les cinq ans il y a eu une révolution : 40-45, 45-50, 50-55 et 55-60. Et puis en ‘67 c’est une révolution totale, avec les pantalons pattes d’eph, les shorts, les franges… 60-68 et 68-72, ce sont deux modes complètement différentes. La mode se démodait plus rapidement qu’aujourd’hui, alors qu’elle était pourtant plus marquée, parce que ces années étaient des périodes de frime : l’habit faisait le moine. On a aujourd’hui pratiquement oublié cette période parce que cela fait vingt ans que l’on est dans le minimalisme, les gens se planquent, sont paranos, ont du mal à s’assumer, le succès ne doit pas être vu et celui qui en a ne veut pas qu’on le remarque. D’un autre côté on fait revivre et on soutient les marques : Dior et Saint Laurent sont vivants ! Le produit a moins besoin d’être spectaculaire et mis en avant, c’est l’image qui doit l’être.
La mode change tous les cinq ans, que reste-t-il des Swinging sixties ? Quel héritage laissent-elles ?
GS : On n’en est jamais vraiment sortis : on est toujours en plein dedans !
Comment l’expliquer ?
GS : Parce que c’est devenu une référence de classiques : c’est passé entre d’autres mains. Lorsque la jeune génération se l’approprie elle ne sait pas ce dont il s’agit, mais c’est un signe distinctif de permanence pour les générations actuelles ».