Le numérique au service de la mesure
Et ça, c’est très fort. Nous avons maintes fois expliqué que l’un des principaux problèmes des professionnels du métier (tailleurs et chemisiers) est que le client non expérimenté peut difficilement visualiser l’allure qu’aura un vêtement sur lui à partir du seul tissu. Ce qui n’est pas un problème si l’on envisage un costume classique devient un frein à la décision d’achat s’agissant de créations plus complexes – veste ou costume à carreaux, gilet contrasté, etc… La caractéristique fondamentale de la maison visitée aujourd’hui tient à ce qu’elle a été fondée par deux ingénieurs, au départ plus spécialistes d’informatique que de fabrication de costumes. D’où l’approche iconoclaste qui a fait sa spécificité et lui a permis de développer une prestation unique en son genre : permettre au client de se voir dans le costume qu’il envisage de commander (lequel costume, qui sera le cas échéant fabriqué exclusivement pour lui, n’existe évidemment pas encore), avec une qualité d’image (la fidélité des motifs sur le corps, des rayures sur les bras et les épaules par exemple, étant impressionnante) bluffante. Un plus commercial déterminant pour une clientèle de primo-accédants à la mesure, mais aussi un truc de geek et l’évolution d’un premier système de mesure numérique.
Mehdi Cheddadi et Fabien Barrois créent Pernac, qui va devenir Tailor Corner, au sortir de leur école de commerce, en 2006. La famille du premier étant dans le textile et le second étant petit-fils de tailleur, la voie leur paraît évidente. Le stage de fin d’études qu’ils effectuent en Asie leur permet d’imaginer une activité visant à « rendre la mesure plus accessible. On sait tous ce qu’il en est des tailleurs en Asie, mais quand on en voit un dans un petit supermarché de coin de rue à Pékin, on est dans l’essence même de ce qu’est un tailleur au sens d’un couturier de rue » nous explique Mehdi Cheddadi.
« Nous avions envie d’entreprendre, et en tant qu’étudiants d’école d’ingénieurs, nous étions connaisseurs de Dell qui permet de personnaliser ses ordinateurs. On s’est dit qu’il y avait un truc à faire, et la Chine étant le pays de la confection, nous sommes allés visiter des ateliers et des usines, où on ne sait pas ce qu’unité veut dire. Et lorsque nous sommes revenus en France en 2007 nous avons ouvert Pernac, un site internet qui vendait des costumes sur mesures pour 200 euros ».
Pour ce faire, les deux associés ont mis au point un protocole de prises de mesures qu’ils traitent ensuite à la main, en prenant la précaution d’en faire vérifier la cohérence par un maître tailleur. Fabien reste 18 mois en Chine pour vérifier que la machine fonctionne correctement. Et elle fonctionne correctement : en 2008 notre confrère Capital organise un comparatif entre quatre sites de vente de costumes en ligne : un Anglais, un Chinois, un Indien et Pernac, le magazine passe commande anonymement de quatre costumes, les compare et déclare Pernac grand gagnant du match.
« On a changé depuis, et on produit aujourd’hui majoritairement en Europe de l’Est, précise notre hôte, mais surtout nous nous sommes approprié un métier que nous avons digitalisé. Et ce faisant, nous avons dépoussiéré l’image du tailleur traditionnel, dans ses supports d’abord, puis avec cette boutique connectée où nous nous trouvons, en respectant les bases d’un métier que l’on respecte.
Par exemple, même à 200 euros nous proposions du semi-entoilé : nous n’avons jamais voulu de thermocollé. On a appris à connaître le produit, mais il nous a surtout fallu évangéliser, parce que lorsque l’on vend un costume à deux ou trois cents euros on fait face à des gens qui n’ont jamais porté un costume mesure de leur vie et qui en ont une idée très spécifique. Si on s’était lancés en Angleterre on aurait rencontré une population qui sait ce qu’est le bespoke, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui en France.
A l’époque on faisait le tour de Paris, on prenait les mensurations et on livrait les produits ; et finalement nous avons réalisé que nous ne pourrions pas passer notre vie dans nos voitures et on a créé un premier point de vente avec un show-room dans lequel il y avait des écrans au mur, sur lesquels on saisissait les mensurations du client et celui-ci pouvait recommander de chez lui. C’est l’essence même du cross canal : le fait de pouvoir commander via différents supports. »
Les nouvelles perspectives de l’imagerie dynamique
Au début les choses ne sont pas simples pour les jeunes entrepreneurs, puisque tout est à faire. A commencer par les programmes informatiques, et notamment l’algorithme permettant d’accepter les mesures d’un client et d’en vérifier la cohérence avant de sortir les mensurations de fabrication. L’erreur de taille étant le problème le plus récurrent du commerce de vêtements par Internet, le succès de l’entreprise repose pour partie sur cet algorithme. Il se révèle fiable, et après la première boutique ouverte à Paris en 2008, une seconde est inaugurée à Lyon l’année suivante (« afin de vérifier si le concept était dupliquable en province ») puis une troisième, plus grande, à Paris.
Les choses s’accélèrent en 2010 lorsque la jeune maison remporte le grand prix des jeunes créateurs du commerce Unibail, un concours promouvant les nouvelles formes de commerce, ce qui lui permet de s’installer aux 4 Temps de la Défense, en face de l’Apple store.
« Là le pari devient plus difficile, se souvient Cheddadi, parce que les problématiques en centre commercial sont complètement différentes : en boutique le temps d’achat moyen était d’une heure à une heure et demie, en centre commercial il faut le faire entre vingt et trente minutes. »
Evidemment, passer commande d’un costume sur mesure en trente minutes ne peut laisser nos lecteurs que perplexes. Mehdi Cheddadi s’explique : « Cela a été possible parce que l’on a simplifié un produit complexe. Il fallait d’abord simplifier l’offre, afin de répondre à la réserve « Oh là là, la mesure c’est trop compliqué, je n’ai pas le temps, donc je ne vais pas le faire » : simplification avec des prix fixes, toutes options incluses, puis passer d’un achat réfléchi à un achat plus impulsif. Par la suite on a surtout simplifié notre métier en le digitalisant, la technologie permettant aujourd’hui de rationaliser et automatiser la fabrication. Nous avons produit 25.000 pièces l’année dernière et on n’aurait jamais pu le faire sans un système informatique performant.
Ci-contre, le choix de cols et de poignets
de chemise, et ci dessous, le salon
mesure, où l’on invente
son prochain costume
dans le calme.
Aujourd’hui la boutique est l’aboutissement de sept ans de travail parce que nous sommes allés au bout de notre idée avec un pricing proche du prêt-à-porter puisque notre objectif est d’être une alternative au prêt-à-porter. Il ne s’agit pas de renier le travail des tailleurs traditionnels qui font de la grande mesure, mais de se souvenir que celle-ci est à des prix que tout le monde ne peut pas se permettre. Notre objectif est simple : proposer une alternative au prêt-à-porter, avec un choix de couleurs et de matières beaucoup plus important qu’en prêt-à-porter, et surtout changer la relation client-marque parce que le client ne suit plus aujourd’hui les prescriptions des marques : il est devenu « consomacteur », il se renseigne avant et veut comprendre le produit. C’est pourquoi nous n’interrogeons jamais un nouveau client sur son budget : nous lui expliquons la marque, son concept, le sur-mesure et les différentes qualités proposées, ce qu’est un 110’s ou un 150’s, le grammage : on lui donne la B.A.BA pour comprendre le costume. Et résultat : certains de nos clients nous remercient en nous disant qu’ils achètent des costumes depuis des années mais qu’on ne leur a jamais expliqué le costume comme cela. » La maison propose aujourd’hui six lignes distinctes, caractérisées par le tissu utilisé et le prix : 300 euros pour un costume en Super100, 450 pour un Super110, 600 pour un Super120 et 800, 1000 ou 1500 euros pour les costumes utilisant des tissus de drapiers renommés, comme Dormeuil, Scabal, Loro Piana ou Holland & Sherry. Globalement, 60% de la production concernent des costumes « simples », les 40% restants concernant des créations plus personnalisées, et c’est là que l’outil informatique développé par Cheddadi et Barrois nous a bluffés. Après cinq ans de développement, les deux ingénieurs de formation sont en effet parvenus à mettre au point un configurateur leur permettant d’intégrer aux images de leurs costumes les doublures (une vingtaine au choix), les boutonnières, les fils de coutures, les intérieurs de poignets et de cols, qu’ils peuvent ainsi présenter en perspective. Pour les geeks, précisons que nous parlons ici d’imagerie dynamique, une technique de pointe née dans les laboratoires de recherches américains reposant sur l’utilisation de serveurs calculant un résultat final en temps réel.
Pour l’adapter à leur métier, les compères français sont entrés en studio et ont mis en place un squelette utilisant la texture la plus lisse possible et la couleur (grise) la plus neutre possible, afin de pouvoir changer la texture en changeant la valeur de chaque pixel. Ainsi constitué, le configurateur Tailor Corner permet de reproduire fidèlement les matières et relie le physique au virtuel. Un truc maousse.
Même pour ses premiers prix, Tailor Corner refuse le thermocollé et pratique le semi-entoilé.