L’Amérique à toute allure
Il était une fois… Il était une fois, un jeune homme élégant et audacieux. Avec ses blazers de tweed, il avait fière allure dans les rues de New York au volant de son petit roadster Morgan. Qui était donc ce dandy perdu dans la Big Apple américaine ? Pas un fils de famille de la bonne société mais un marchand de cravates – des cravates qui sortaient elles aussi de l’ordinaire. Dans les années soixante, les cadres de Madison Avenue les portaient sombres et étroites. Les siennes sont larges et taillées dans des soies multicolores. Visionnaire, le jeune homme commence à imposer son style. « Ma vie a été comme un rêve » indique aujourd’hui Ralph Lauren lorsque l’on bavarde avec lui. Avant de fixer son interlocuteur de son regard d’agate et d’ajouter dans un sourire : « Si quelqu’un devait écrire cette histoire, elle semblerait irréelle ! C’est exactement le genre d’histoire que je lirais en me disant : Nah, ce n’est pas possible… »
L’enquête est pourtant aisée, les indices coïncidant pour corroborer la légende. Né dans le Bronx le 14 octobre 1939 d’une famille juive d’origine russe, Ralph Lifshitz se distingue rapidement des jeunes gens de son entourage. Non en raison de ses origines ou de ses parents. Son père Frank travaille dur comme peintre en bâtiment. Frida, mère au foyer, veille à ce que les enfants ne manquent de rien. La singularité de Ralph, c’est son style. Avec ses économies, il achète des vestes de flanelle ou des manteaux militaires, qu’il retaille pour les mettre à sa mesure. A seize ans, il est surnommé « the dresser » par ses camarades de classe de la DeWitt Clinton High School, au 42 Mosholu Parkway, quartier de Harlem où se dessinent alors tant de rêves. A la fin des cours il ne file pas au stade comme ses petits camarades, mais dans les salles obscures pour admirer les tenues de James Stewart ou d’Alan Ladd. Cary Grant et Audrey Hepburn le fascinent. C’est à cette époque que Ralph et son frère aîné Jerry changent leur nom de famille, Lifschitz, pour Lauren : dans leur esprit un passeport pour la réussite.
Après deux années d’études de gestion au City College de New York, puis deux autres passées sous les drapeaux, Ralph Lauren n’y tient plus : il entre dans la vie active et fait ses classes chez Brooks Brothers en tant que vendeur. Nous sommes en 1964. Une école de stylisme ? Il n’en a pas besoin, ses intuitions et sa créativité valent bien mieux. Il devient vite représentant pour Rivetz, fabriquant de cravates de Boston. Dès 1967 la silhouette du joueur de polo – sport élitiste s’il en est – devient sa marque de fabrique : la grande aventure commence. Il emprunte 50.000 dollars à Norman Hilton et ouvre une boutique, dans laquelle il vend différentes marques mais aussi ses propres créations, les fameuses cravates. Le succès ne se fait guère attendre. En 1970, Lauren décroche le City Award pour la création exclusive d’une ligne d’habillement pour homme pour Andrew McLean.
Durant cette période, il crée également une ligne pour femme caractérisée par un style masculin. Nouvelle initiative audacieuse en 1972 : il décline ses polos en vingt-quatre coloris. Mais sa notoriété grand public, c’est en vingt-quatre images par seconde qu’il la conquiert. Ses « big knots »,
larges rubans de soie colorée permettant des nœuds variés et généreux qui furent sa première carte de visite, seront ceux de Gatsby le magnifique puisque Ralph Lauren habille Robert Redford à l’écran pour le film de Jack Clayton. L’acteur vedette de Butch Cassidy et le kid est le premier d’une longue, très longue série.
Au cours de la décennie suivante, le couturier se lance dans la production d’accessoires pour la maison. Rien ne lui résiste, son imagination est sans limite. A la fin des années quatre-vingt, après un rude combat contre une tumeur au cerveau, dont il sort victorieux, Ralph Lauren lance la ligne Polo Sport avec laquelle il connaît un grand succès.
En 1997 la marque, qui pèse plus de cinq milliards de dollars, est introduite en bourse. Elle comprend à présent Polo Ralph Lauren, Polo Sport et Ralph Lauren Collection. En 2000, Ralph Lauren signe avec NBC et deux groupes affiliés un contrat historique de trente ans pour la vente de son «style de vie» sur Internet, à la télévision et dans la presse. Partout dans le monde, des boutiques portent son enseigne. Le petit joueur de polo brodé, symbole de la marque, griffe aussi bien la poitrine de fermiers du Nevada que celle des arbitres de Wimbledon.
Deux restaurants, un à Chicago et un à Paris, servent la viande de son ranch. Plus que d’un solide appétit, il convient de s’y armer de patience, les carnets de réservation affichent complet pour plusieurs semaines. Cela laisse le temps de se faire couper un complet sur mesure dans la ligne Purple Label, qui synthétise tout le savoir-faire traditionnel des tailleurs anglais.
Depuis une quinzaine d’années, le créateur américain a acquis une telle position que ses campagnes de publicité sont mondiales. Alors que ses concurrents diversifient leurs offres à grand renfort de marketing et de gadgets, Ralph Lauren prend la mondialisation à rebrousse-poil en proposant à la planète entière ses codes et ses standards d’élégance, son univers chic.
« Je ne crée pas des vêtements, je crée des rêves » se plait-il à répéter. Les rêves d’une Amérique idéale et fantasmée, avec toutes ses panoplies.
En épinglant la légion d’honneur sur son revers dans les salons du palais de l’Elysée, Nicolas Sarkozy remarquait : « Son succès ne tient pas tant au fait qu’il soit un génie des affaires que quelqu’un qui raconte des histoires ». De fait, du cowboy du Midwest au banquier de Wall Street en passant par la régate en voilier ancien au large de Cape Cod, sans oublier le glamour hollywoodien ni les délices d’une ballade en décapotable, Ralph Lauren reprend à son compte tous les clichés du charme traditionnel de l’Amérique.
L’automobile comme source d’inspiration ?
Lauren ne s’en cache pas : « Quand je contemple une voiture, j’aime ses prises d’air très stylisées, une rangée de rivets en acier, un enjoliveur ou un bouchon de réservoir, un volant parfaitement travaillé, les garnitures d’un cuir onctueux, un tableau de bord en bois soigneusement poli ou la beauté d’une sangle de cuir sur la capote. Je m’empare de ces détails et les utilise pour créer aussi bien une montre qu’un fauteuil destiné à une femme en robe de soirée ». S’il se défend d’être un collectionneur au sens strict du terme, le créateur est en admiration devant ces pièces maîtresses du design et de la compétition, parmi lesquelles on ne remarque cependant aucune belle Américaine mais uniquement de grandes marques européennes. Beauté, élégance et efficacité réunies.
Mille détails plaisent à cet esthète réputé pour son exigence et sa recherche de la perfection. « Pour moi, les automobiles sont de véritables oeuvres d’art » confie-t-il à Rodolphe Rapetti, conservateur du patrimoine et commissaire de l’exposition des voitures du couturier américain qui a fait sensation au musée des Arts décoratifs à Paris du printemps jusqu’à la fin août. « J’ai toujours aimé ces machines créées par des personnes qui mettent à profit leur passion pour la fabrication afin de donner naissance à de belles formes ou à des sons qui procurent du plaisir ».
Jouissances brèves, en famille, pour de jolies ballades. Une source d’inspiration aussi pour le couturier. « Ces objets, poursuit-il, sont très attirants parce qu’ils ont une intemporalité qui transforme leurs possesseurs en collectionneurs. Posséder aujourd’hui quelque chose fait à la main, de façon artisanale, relève du principe de désir ».
De subtiles références au guillochage du tableau de bord se glissent désormais dans les cadrans de la collection d’horlogerie de la maison, dont la mécanique a été choisie parmi ce qui se fait de mieux, notamment la manufacture Jaeger-LeCoultre. « La plus novatrice est directement inspirée de ma Bugatti Atlantic. Je l’ai appelée The Dash parce que son cadran est une reprise du tableau de bord en ronce.
Elle s’inscrit dans l’esprit des lignes pures de la voiture, et je serai heureux de la porter quand je conduirai l’Atlantic ». Un plaisir que Ralph Lauren a pu retrouver cet automne, puisque sa Bugatti 57 SC 1938, dont il n’existe plus que deux exemplaires sur les quatre fabriqués, a retrouvé sa mobilité avec la fin de l’exposition dont elle était la figure de proue. « Je n’ai jamais cherché à acheter des automobiles pour épater les gens ; je me vois plutôt les conduisant, vivant avec elles et les utilisant comme si elles faisaient partie de moi.
Je ne les considère pas comme des objets merveilleux que je possèderais et que les autres viendraient admirer : je les conduis et m’en sers pour me promener avec mes enfants. En fin de compte, je leur fais retrouver leur véritable nature » confiait-il avec simplicité lors de l’inauguration.
De la Bentley Blower 1929 à compresseur à la fascinante McLaren LM de 1996 en passant par les divines Alfa Romeo ou la très rare Ferrari 250 Testa Rossa, chacune est plus désirable et raconte une fraction majeure de l’histoire de l’automobile. Ainsi le coupé Bugatti Atlantic évoque-t-il avec fulgurance les prémices du Grand Tourisme, ces GT d’après-guerre comme la Mercedes 300 SL Flugeltûren conciliant puissance sportive, confort luxueux et agrément du voyage.
Plus qu’une auto : un art de vivre. La Mercedes SSK du Comte Trossi flirte avec l’aéronautique, la Bugatti 59 de 1933 a couru le Grand Prix de Tripoli, l’Alfa Romeo Monza celui de Monaco, entre les mains de Jean-Pierre Wimille. Une autre Alfa Romeo 8C évoque les Mille Miglia. La Jaguar type D, avec sa fameuse dérive caudale, c’est la magie des 24 Heures du Mans… Toutes ces autos coulent désormais des jours paisibles, endormies dans leur perfection, loin de l’asphalte.
La Ferrari 250 GT, surnommée «Passo Corto » aurait encore belle allure sur route, et plus encore au Tour Auto ou au Mans Classic… Une autre fait sensation. Les initiés n’ont besoin que de trois lettres : GTO. Il n’en existe que trente-neuf. Celle-là était aux frères Rodriguez. La fabuleuse Jaguar XKSS est encore plus rare. Ephémère production : dix-sept exemplaires seulement avant l’incendie qui ravagea l’usine, en 1957. Steve McQueen l’avait repeinte en vert, Ralph Lauren l’a voulue argentée. Le créateur aime marquer de sa griffe ces chefs-d’œuvre impeccables qu’il laisse aujourd’hui admirer sans modération.
Le fabricant de rêves tient avant tout à réaliser les siens. Comme ce jour où il reçut Cary Grant à déjeuner chez lui. Peut-être est-ce cela le rêve américain, qu’incarne Ralph Lauren avec allure et panache : lorsque gloire et fortune, parfois, se transforment en minutes de bonheur.