La vigogne, laine des dieux
Les Incas l’appelaient la laine des dieux. Plus douce, plus rare et plus chère que l’alpaga ou le cachemire, la vigogne reste douze siècles plus tard le nec-plus-ultra de la spécialité, la laine la plus luxueuse être toutes. Essentiellement travaillée en manteaux, en pull-overs et en plaids, elle est l’apanage d’une poignée de maisons prestigieuses.
Les puristes souligneront qu’il ne s’agit d’ailleurs pas d’une laine au sens académique du terme, mais d’une fibre. Les Incas, qui furent les premiers à la travailler, la réservaient à la fabrication des livrées et des tapisseries ornementales de la famille impériale et la récoltaient au cours d’immenses battues, qui réunissaient vingt à trente mille hommes pour rabattre le gibier d’une région entière vers des enclos spécifiques. Parmi tous les animaux capturés, seules les vigognes étaient tondues puis relâchées, alors que les autres races étaient abattues et leur viande offerte aux paysans. Aujourd’hui encore les éleveurs ne procèdent pas autrement et réunissent les troupeaux de vigognes au cours de chaccu comparables à celles organisées aux XVème et XVIème siècles, à la suite desquelles les animaux tondus sont remis en liberté. Une pratique qui n’a hélas pas toujours été respectée.
Lorsque les conquistadores espagnols envahissent l’Amérique du Sud, ils ne s’embarrassent en effet pas de préserver la faune et chassent la vigogne comme les autres mammifères, et il faudra attendre 1825 pour que Simon Bolivar, président du Pérou, promulgue une loi protégeant l’espèce. Le Chili et la Bolivie, qui doivent également leur indépendance au Libertador, adoptent dans la foulée des lois comparables. Mais malgré ces nouvelles législations, le commerce de cette laine plus douce et plus chaude que les autres se poursuit, désormais entre les mains des braconniers, et au début des années 60 la population de vigognes, qui était supérieure à un million de bêtes à l’époque incaïque, est passée à moins de 20.000 et continue de décroître. L’espèce est en danger. Elle devra son salut à une famille d’industriels italiens.
L’engouement qu’elle suscite se justifie par la qualité de sa fibre, plus fine que celles des autres laines (environ 12 microns de diamètre, à opposer aux 15 microns du cachemire et à comparer aux 70 microns d’un cheveu !), qui présente l’étonnante caractéristique de présenter une section creuse qui lui permet de retenir la chaleur, et permet de tisser des étoffes plus chaudes et plus douces que toutes les autres, même celle de l’alpaga. Des qualités qui lui valent son surnom d’or andin.
Un petit lama de la cordillère des Andes
Apparenté au lama, l’animal est plus petit que son cousin : en moyenne guère plus d’1,30 mètre à la tête (0,80 m au garrot) pour une cinquantaine de kilos. Son pelage est fauve sur le dos, le cou et la tête, blanc sur le poitrail et l’arrière des pattes. Vivant sur les hauts plateaux de la cordillère à des altitudes comprises entre 3500 et 4800 mètres, la nature l’a doté d’un cœur et de poumons surdéveloppés afin de faire face à la raréfaction de l’oxygène, et du pelage le plus chaud qui soit pour affronter les basses températures. Sur ces hauteurs désertiques, la vigogne broute toute la journée une herbe pauvre avant de se réunir pour la nuit en groupes d’une vingtaine d’individus constitués d’un mâle, de ses femelles et de leurs petits. La femelle, qui ne porte qu’un petit, l’allaite pendant une année avant que l’animal devenu autonome soit chassé du groupe et rejoigne d’autres jeunes individus sur le chemin de leur vie d’adultes – un mode de vie qui garantit l’espèce contre les risque de consanguinité. Farouche et méfiant, le groupe vit sous la protection du mâle dominant qui donne l’alerte en cas de danger, déclenchant une fuite rapide (environ 50 km/h) vers une zone plus sûre. N’utilisant pas d’abri, il dort à la belle étoile, ses membres blottis les uns contre les autres. Contrairement à ce que son apparence frêle porte à supposer, ses particularités physiologiques en font l’un des animaux les plus résistants d’Amérique du Sud, et sa rapidité constitue une excellente défense contre le puma et le condor, ses seuls prédateurs à la notable exception de l’homme.
Une espèce en danger
Ce dernier est hélas le pire de tous, et va décimer la population jusqu’à menacer l’existence de l’espèce. Jusque dans les années 70, les animaux sont effet tués avant d’être tondus, si bien qu’en 1976 on ne dénombre plus que 5000 têtes, et la Convention de Washington déclare officiellement la vigogne espèce à risque d’extinction. Cette fois le gouvernement péruvien prend enfin les mesures qui s’imposent : le commerce de la vigogne est totalement interdit. Une mesure rapidement étendue à la chasse dans toutes les Andes. La population va lentement remonter, repassant le cap des 10.000 individus au début des années 80. Mais il faut encore attendre une douzaine d’années pour que soit décidée une relance contrôlée de la production de laine de vigogne : en 1994 le président péruvien Alberto Fujimori passe avec la maison Loro Piana un accord assurant la sauvegarde de l’espèce et garantissant du travail aux communautés rurales concernées. Un win win deal : en contrepartie de 70% du consortium de production, le tisseur italien finance une aire de repeuplement de 6500 hectares et veille à ce que les communautés rurales vivent du négoce et les éleveurs de leurs troupeaux. De son côté, le gouvernement assure la sécurité des zones d’élevage, notamment en punissant désormais le braconnage de peine de mort. Des mesures dissuasives qui font enfin bouger les lignes, même si les spécialistes estiment qu’environ 2000 animaux sont encore abattus illégalement chaque année, principalement dans les zones de montagne les plus isolées. En 2010 les autorités péruviennes découvraient encore périodiquement des groupes de 100 à 200 animaux abattus et délestés de leur laine.
Dans les années 90 la population de vigognes à l’état sauvage est remontée à 75.000 têtes, et l’inscription « espèce vulnérable » de l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature est relevée à « préoccupation mineure ». Plus près de nous, la création en 2006 de la Coprovic, qui veille à la conservation de l’espèce et à une production durable, parachevait l’arsenal mis en place pour sauvegarder la vigogne en instaurant des conditions d’élevage en semi-liberté qui préservent l’espèce et facilitent la récolte.
En l’espace d’une vingtaine d’années, ces multiples mesures ont permis au Pérou (qui produit plus de la moitié de la vigogne mondiale, devant la Bolivie, le Chili et l’Argentine) de légaliser 80% de sa production, qui représente aujourd’hui quelques cinq tonnes annuelles.
On peut ainsi considérer que le commerce de la vigogne a aujourd’hui atteint une stabilité qui garantit sa pérennité. Elle n’en demeure pas moins une laine extrêmement rare et tout aussi chère, ne serait-ce qu’en raison de la très faible quantité de fibre fournie par chaque animal.
Un animal adulte ne fournit en effet guère que 550 grammes de laine brute, qui donneront 120 à 150 grammes de laine exploitable, et n’est tondu qu’une fois tous les trois ans en raison de la lente repousse de sa toison. Il en faut ainsi six à huit pour fournir la laine nécessaire à la fabrication d’un pull, et une bonne trentaine pour un manteau, une précision qui explique les tarifs élevés des pièces en question : on comptera au minimum 3000 euros pour un pull, 20.000 pour un costume et 30.000 pour un manteau.
Le cas (très) particulier de Loro Piana
Phénomène unique dans le monde de l’industrie textile, l’accord du gouvernement péruvien avec Loro Piana résulte d’une longue implication locale de la société italienne. C’est à Franco Loro Piana, père de Sergio récemment disparu et de Pier-Luigi toujours à la tête de la société après le rachat de 80% du capital par le groupe LVMH, qui parlementait avec les dirigeants du pays avant l’accession au pouvoir d’Alberto Fujimori, que la maison doit cette bonne fortune, concrétisée par ses deux fils en 1994. Réputée depuis le XIXème siècle pour la qualité de ses tissus, la maison ne pouvait certes pas passer à côté de la vigogne, mais en s’assurant ainsi la quasi exclusivité du commerce mondial, la famille a réussi un coup de maître. Au prix d’un investissement non négligeable (voir plus haut), on peut même dire a posteriori qu’il s’agit d’un coup historique. Alors que la réputation de la maison, construite par les cinq générations précédentes, repose jusqu’alors sur l’excellence de ses étoffes, les années 90 sont celles de Sergio et Pier Luigi. En l’espace de quelques années ils dédoublent leur activité en lançant leur prêt-à-porter et font sans coup férir de la marque Loro Piana la référence absolue du luxe discret, et s’assurent comme on l’a vu la quasi exclusivité du commerce de vigogne dans le monde entier. Respect !
Il y a quelques années, Sergio Loro Piana confiait que la maison était au dessus des modes et que sa clientèle, constituée de la crème de la crème, ne cherchait qu’à être élégante, sans se préoccuper d’être à la mode. Il aurait pu préciser, mais c’était implicite, que ces mêmes clients ne voulaient que le meilleur, le top du top : le nec-plus-ultra. Mais il prenait la peine de préciser que ladite clientèle, qui avait « l’expérience de la richesse et d’un niveau de bien-être élevé », se développait rapidement en Chine, en Asie et en Amérique du Sud, et adhérait de plus en plus nombreuse à l’esprit Loro Piana.
Pier Luigi ne dit pas autre chose lorsqu’il confie aujourd’hui que le luxe est le contraire de l’élégance et du beau, et qu’il n’existait pas lorsque leur père a enseigné à Sergio et lui-même l’amour absolu de la qualité. Tout est dit.
C’est cette recherche inconditionnelle de la qualité (Sergio parlait de recherche « quasi maniaque »), qui exclut toute idée de compromis économique dans la constitution d’un vêtement, qui a fait que la moitié des vigognes dans le monde vivent aujourd’hui dans le parc naturel péruvien de Pampas Galeras, officiellement Reserva Dr. Franco Loro Piana.
Un club très fermé
Très peu de maisons incluent des pièces de vigogne dans leurs collections. Question de tarifs bien sûr, question d’image et de clientèle aussi. Un manteau ou même un pull de vigogne ne ferait pas sens dans la vitrine d’une marque positionnée fashion. L’or andin mérite – et réclame – bon goût et discrétion, loin des paillettes et du bling-bling. De fait, à part Loro Piana, on compte sur les doigts d’une main les maisons proposant des pièces faites dans la laine des dieux. Comme Loro Piana, Dormeuil et Scabal étaient tisseurs bien avant de lancer leurs collections de prêt-à-porter et leurs activités tailleur. Une spécificité qui leur a permis de développer leurs propres tissus de vigogne.
Celle de Dormeuil vient d’Argentine. De Salta, dans la province de Jujuy, dans le nord du pays, pour être précis. Depuis 1842 la maison franco-anglaise (lire notre précédent numéro) s’est elle aussi spécialisée dans la fabrication et le commerce de tissus très hauts de gamme. Elle a choisi la vigogne argentine en raison de sa clarté particulière, « inimitable » assure-t-on ici. Une particularité qui permet aux maîtres drapiers de concevoir un tissu certes dans la laine la plus fine du monde, mais aussi dans des coloris variés, alors que la vigogne est le plus souvent de couleur naturelle parce qu’elle supporte mal les traitements chimiques. Ainsi au-delà des naturel, noir et marine traditionnels la collection Dormeuil Extreme Vicuna se décline-t-elle aussi en beige, en gris clair et en prune. A cette spécificité s’ajoute le savoir-faire technique de la maison, qui autorise des innovations inédites tant au niveau du tissage, à l’armure visible, que du finissage, plus mat, pour un aspect nettement contemporain. On retrouve cette même modernité dans les coupes des différentes pièces et certaines doublures, en cuir ou en vison. Une collection riche d’un esprit résolument chic, luxueux et créatif.
Scabal fut le premier à développer et commercialiser un tissu pur vigogne pour costumes, le premier également à mettre au point un procédé de teinture permettant d’offrir de nouvelles couleurs, et le premier encore à proposer des vigognes à motifs – une révolution technique dans ce microcosme.
Durant des années en effet, le tissu de vigogne ne fut commercialisé que couleur naturelle (camel), toutes les tentatives de teinture se soldant par une perte importante de douceur et de brillance. Et puis dans les années 2000, les ingénieurs parvinrent à mettre au point un process permettant de teinter la vigogne en bleu et en noir, ouvrant de nouvelles perspectives aux acheteurs autant qu’aux vendeurs. Enfin, en 2011 Scabal confirme sa réputation irréprochable et son savoir-faire et crée l’événement en lançant les premiers tissus de vigogne à motifs, qui apportent une fantaisie inespérée à la laine de dieux.
La maison belge propose pour sa part deux qualités de vigogne, originaires du Pérou et d’Argentine. Provenant d’élevages installés plus haut en altitude, les fibres péruviennes présentent des fibres plus fines et donnent une laine de qualité supérieure à celle de leurs cousines argentines. Dans un pays comme dans l’autre le tisseur achète exclusivement les fibres les plus longues, qui sont tissées dans son usine d’Huddersfield, dans le Yorkshire, pour donner la ligne « Worsted Vicuna for Suiting », dont les tissus de laine de vigogne peignée seront ensuite utilisés pour fabriquer ses costumes. Last but not least : Scabal contrôlant la chaîne de production depuis le tissage jusqu’au produit fini, les tarifs de ces derniers restent très placés par rapport à la concurrence.
Tous les grands maîtres tailleurs français, anglais et italiens, incluent la vigogne dans leur choix à travers ces trois drapiers, chacun adaptant la précieuse étoffe à son style et sa technique. A Paris par exemple, Smalto utilise principalement la vigogne du Pérou, griffée Loro Piana, Dormeuil ou Holland & Sherry. Et si la célèbre maison n’a plus rien à prouver de sa maîtrise absolue de l’art tailleur, elle préfère réserver la vigogne aux vestes et aux manteaux d’hiver, pour lesquels le travail de cette étoffe fragile est un peu moins délicat que sur les costumes, et le risque de déformation moindre que sur les genoux de pantalons. La maison dirige ainsi volontiers le client désireux de se faire faire un costume en vigogne, sur le sergé de vigogne Holland & Sherry, dont le tissage très serré s’accommode plus facilement d’un montage en pantalon. Si le client est plutôt intéressé par la couleur, c’est vers les tissus Dormeuil que Smalto le dirige, en raison du choix de coloris de ses tissus de vigogne, qui permet un choix plus large et surtout plus original.
De même que tous les tailleurs, quelques maisons de prêt-à-porter de très haut de gamme proposent également des costumes de vigogne, pour la fabrication desquels elles utilisent des tissus Loro Piana, Dormeuil ou Scabal. Ces derniers présentent les mêmes caractéristiques de douceur incomparable et de chaleur, assorties de la patte du style maison, napolitain chez Kiton et français chez Hartwood, dont les créations, qui utilisent des tissus Loro Piana, sont les plus accessibles en terme de prix, avec des vestes à 15.000 euros, des costumes à 19.000 et des manteaux trois quarts à 24.000.