La vie est belle… enfin !
Il fait partie du paysage cinématographique français depuis vingt-cinq ans mais n’a vraiment accédé aux premiers rôles qu’avec Ne le dis à personne, en 2006. Depuis il y a eu Paris, A l’origine, Le dernier pour la route, et récemment Les petits mouchoirs. A cinquante-cinq ans, François Cluzet promène sa sensibilité exacerbée avec le même appétit dans des grosses machines autant que dans de premiers films. Nous l’avons rencontré quelques jours avant la sortie de Mon père est femme de ménage.
c’en est presque étonnant s’agissant d’un homme qui a voulu être célèbre dès l’âge de 16 ans…
François Cluzet : « J’ai toujours voulu être acteur. Ensuite, disons que j’ai fait une carrière marche par marche, et cela m’a appris la discrétion. Je ne me suis pas retrouvé à vingt ans vedette d’un film qui cartonne, comme Depardieu ou Dewaere. J’ai eu une espèce d’ascension molle qui m’a permis de rester discret. De surcroît, je me méfie beaucoup des gens qui s’exposent dans ce métier parce qu’ils sont très vite grillés. Or le plus intéressant dans notre métier c’est de jouer. Alors les sorties tous les soirs, je n’ai plus l’âge…
On a le sentiment que même jeune, ce n’était pas trop votre truc…
FC : J’ai fait un peu, mais cela n’a jamais été mon truc. Je suis un contemplatif : je reste chez moi. Ce qui m’intéressait c’était de réaliser ce rêve de môme d’être célèbre, mais après cela devient un rêve d’homme – parce qu’on peut tous être célèbres, on peut devenir un gangster célèbre, mais après il faut savoir ce que l’on veut faire. Si l’on veut être cohérent cela prend du temps, parce que ce sont essentiellement les rencontres de la vie qui nous enrichissent, qui nous font du bien. Pour moi c’était d’abord jouer, mais aussi comment faire avancer le truc, être dans le jeu… Ce qui est intéressant dans ce métier, c’est que tout bouge…
Depuis le début de votre carrière vous en êtes à votre seconde génération de réalisateurs…
FC : C’est toujours intéressant pour un acteur d’être voulu par une autre génération, parce que cela veut dire que durant tout le temps où ils ont rêvé d’être metteurs en scène ils vous ont vu en tant qu’acteur et vous ont apprécié : cela veut dire que votre travail passe un peu les générations.
Dans notre job, ce qui est intéressant c’est que les meilleurs metteurs en scène et les meilleurs scenarii arrivent aux acteurs les plus cotés, les plus connus.Ce qui veut dire que tant que vous n’êtes pas sur la première grille vous devez accepter ce que les autres refusent. Et dès lors que vous êtes bankable, comme on dit aujourd’hui, on vient vous proposer les projets en premier, et ça c’est fantastique.
Cela veut dire aussi qu’un producteur peut monter un film sur vos épaules, que votre nom au générique garantit un minimum de recettes…
FC : Cela dépend quand même du financement nécessaire. Un acteur de petite notoriété comme moi ne suffit pas pour monter un film de 30 millions d’euros, mais c’est possible à deux ou trois. L’intéressant, c’est de savoir que des premiers films sont faisables parce qu’un acteur un peu connu s’y engage. Ce qui m’intéresse aussi, c’est de faire vivre les choses qui me plaisent.
Vous faites partie des acteurs engagés, et n’avez pas peur d’exprimer des positions qui débordent largement le cadre du cinéma : politique, sida…
FC : Après réflexion je me suis rendu compte que nous appartenons au contre-pouvoir. Nous ne sommes pas des militants : je joue pour des gens du FN comme pour des gens du NPA, et ce n’est pas mon rôle de dire que je suis de gauche ou de droite. Ce qui m’a toujours motivé c’est l’injustice, tout simplement. J’aime les gens et il est donc normal que je défende les minorités et les opprimés, mais je ne suis pas non plus si connu que je puisse révolutionner le monde.
Si vous avez aussi tourné dans des comédies, ce sont surtout vos rôles dramatiques que l’on retient de vous, et l’image que vous y donnez est celle d’une sensibilité à fleur de peau…
FC : Le boulot d’un acteur est d’être sensible, il nous oblige à être fragiles, vulnérables. Autant le public peut être carapaçoné parce qu’il n’a pas envie de sortir à poil de chez lui et d’être agressé et confronté à des choses violentes, autant nous les acteurs devons nous retrouver à poil, en plein abandon, sans aucune maîtrise, avec des sentiments que l’on vit sur commande. Alors évidemment, si vous jouez des films dramatiques ce sont souvent des personnages torturés, en souffrance. Quelle est la position de l’interprète là-dedans ? Prêter sa sensibilité au personnage, et quelquefois rendre ce qu’il ne donnerait pas dans la vie. Parce que, globalement, les gens sont très pudiques, alors que nous les acteurs sommes des impudiques : nous sommes là pour faire vivre aux gens des émotions que eux cacheraient. Or on n’est jamais aussi bien soi-même que lorsque l’on ne se gouverne pas : un acteur devient intéressant dès lors qu’il est amené à prendre des risques par un metteur en scène. Parce que ce sont des risques d’émotion.
Vous êtes donc de ces acteurs qui préférez un réalisateur très dirigiste ?
FC : Ce n’est pas aussi simple que cela parce que selon les moments vous allez retrouver les deux facettes chez les mêmes metteurs en scène. Le metteur en scène qui est trop dirigiste fait de vous un robot, surtout chez les jeunes acteurs – si vous dirigez trop un jeune acteur vous vous retrouvez avec tout son mental en train d’essayer de se rappeler ce qu’on vient de lui dire, et il ne vit plus du tout la situation. Dans ce cas-là il vaudrait mieux ne pas le diriger et le laisser aller. On peut diriger des acteurs plus expérimentés pour leur faire accoucher quelque chose qu’ils ne connaissent pas d’eux, et là cela dépend beaucoup des qualités humaines du metteur en scène. S’il vous valorise, s’il aime les acteurs, comme Chabrol ou Canet, vous y allez ; s’il n’aime pas les acteurs c’est plus difficile.
Vous avez fait deux films avec Guillaume Canet, et il est clair que l’on y sent un climat, une amitié, qui transparaissent à l’écran. C’est manifeste sur Les petits mouchoirs. C’est aussi l’une des caractéristiques du film choral, très en vogue actuellement.
FC : C’est la grande force de Guillaume : il marche au cœur. Et en même temps il est résolu à trouver les meilleures personnes pour constituer une équipe. Je me rappelle que pour Ne le dis à personne il avait fait passer des essais à Gilles Lellouche, alors que c’est son pote, parce qu’il ne croyait pas du tout qu’il pouvait faire ce loubard de banlieue. Il a envie de travailler avec ses amis parce qu’il sait que tout ira beaucoup plus vite. C’est aussi ça, un metteur en scène : savoir constituer une équipe, être un leader. Cela tient aussi à la grande sensibilité de Guillaume : c’est quelqu’un qui écoute beaucoup, qui améliore le script. Sur Les Petits mouchoirs, je sors et je lui dis « Dis donc, il en fait des tonnes mon personnage », et c’est tout. Puis je revois une projection, et j’ai l’impression que j’en faisais beaucoup plus que cela. Je vais voir Guillaume et lui demande, il me répond: « Ben oui, tu m’as dit que tu en faisais beaucoup, le lendemain matin quand je suis arrivé au montage j’ai dit que l’on allait revoir tout Max ». D’un seul coup, tu es content parce que tu te dis que tu as bien fait de le lui dire : il a coupé et d’un seul coup le personnage est un peu au cordeau, il est dingue, il a rien pour être sauvé, et ça donne cet effet comique.
Revenons un instant sur votre côté écorché vif. C’est habituellement un trait de caractère qui a tendance à se polir avec l’âge. Vous, on a au contraire l’impression que vous l’avez maturé…
FC : Peut-être aussi parce que c’est mon boulot. J’ai l’impression que je peux donner plus de choses dans la fêlure aujourd’hui que lorsque j’étais moi-même dans cette fêlure. Quand j’étais dans ma vie de jeune homme je souffrais et pouvais donner cette impression d’écorché vif, aujourd’hui je suis heureux et j’ai l’impression que je peux donner encore plus de sensibilité : bizarrement ce bonheur dans lequel je me trouve aujourd’hui me permet de me découvrir, ce qui est plus délicat lorsque vous êtes fragile.
Chabrol, Tavernier, Blier, Canet, Kurys dans un autre genre : vous avez tourné avec les plus grands réalisateurs français contemporains. Avec qui aimeriez-vous tourner à présent ?
FC : J’ai fait cet été un premier et un troisième films, j’aimerais reprendre pied avec des réalisateurs très expérimentés, comme Chabrol et Corneau. Eux, ce sera difficile de les contacter, mais je pense que je dois aller vers des gens de cette qualité. Ce qui est intéressant c’est qu’il y a aujourd’hui en France beaucoup de metteurs et scène qui essaient de sortir des sentiers battus, de réinventer la comédie, le drame, et j’aime travailler avec ces réalisateurs de la deuxième génération. Je n’ai pas de goût pour partir en Angleterre ou aux Etats-Unis, j’aime le public français et cela me va très bien si je peux faire mon trou ici.
On vous a quelquefois comparé à Dustin Hoffman, et c’est vrai qu’il y a un petit quelque chose, mais vous êtes plus grand que lui, non ?…
FC : Mon frère ressemblait comme deux gouttes d’eau à Dustin Hoffman. Ceci étant dit, je me rappelle qu’au Canada une femme n’a pas voulu me laisser sortir d’une pharmacie parce qu’elle voulait à tout prix une photo avec Dustin Hoffman, c’était drôle… Je crois que j’ai un physique assez neutre, et que je peux donc ressembler à pas mal de gens. Ce qui pouvait être un défaut fut un temps mais ne l’est plus aujourd’hui. Il y a cinquante ans, les acteurs comme Daniel Auteuil ou moi n’avions que les seconds rôles, les premiers étaient pour Delon et Belmondo. C’est Hoffman, Pacino, de Niro, Depardieu, Dewaere, qui ont cassé tout cela. Et on s’est retrouvés avec cet avantage que l’on pouvait nous confier des rôles principaux parce que le public voulait désormais s’identifier aux acteurs, ce qui n’était pas possible avec Cary Grant ou Marylin Monroe. Le cinéma a évolué avec des gens plus communs, ça a été ma chance dès le début. Voilà pour Dustin Hoffman, je pense qu’il a apporté beaucoup, c’est un monument, mais c’est plutôt mon frère !
Alors, heureux ?
FC : Heureux. Il y a une espèce de climax entre le môme qui voulait être célèbre et cette espèce de notoriété qui vient, le fait aussi que je suis acteur depuis longtemps ; tout ça forme une espèce de moment où tout me réussit et où je suis très heureux. J’en profite d’autant plus que jamais je n’avais été capable de dire « la vie est belle », et maintenant j’arrive à le dire une fois par jour ! J’ai eu le moment où l’on attend, plein d’espoir, puis une réalisation de cet espoir, mais à vrai dire ce qui m’intéresse plus encore, c’est ma vie. J’aime le cinéma mais je pourrais m’en passer, alors que je peux pas me passer de la vie. Il y a aujourd’hui dans ma vie une espèce de miracle qui va si tout va bien durer encore vingt ans, et ce miracle-là : être en vie, peut-être changer de vie, en tout cas me sentir libre, c’est vraiment ça qui m’éclate ».
Le Quizz Dandy
Un Haut Brion 1955 : avec qui et en quelles circonstances ?
FC : J’ai de très bonnes bouteilles et j’avais invité Chabrol pour les lui faire goûter. Il m’a tellement donné, tellement appris de choses, c’est avec lui que je l’aurais bu.
Y faudrait-il une circonstance particulière ?
FC : C’est l’amour et l’amitié qui créent des circonstances particulières, qui donnent envie d’aller chercher une bonne bouteille à la cave, toujours avec cette idée de partage. Vous pouvez passer des moments délicieux avec des gens que vous connaissez peu mais dont vous avez senti que vous vous entendriez bien, et puis un jour c’est le moment où jamais.
Une ville façon repos du guerrier ?
FC : J’ai rencontré des endroits fantastiques, par exemple l’Ananda Spa à Rishikesh, en Inde. C’est un endroit de rêve, il y a là-bas une espèce de sérénité et de spiritualité indienne extraordinaire, vous devenez un autre homme.
Une adresse qui vous charme encore ?
FC : Il y a sur le lac de Côme un hôtel extraordinaire, dont j’ai un souvenir fantastique : la Villa Serbelloni. C’est un vieil hôtel extraordinaire, avec des chambres un peu monacales, une terrasse sur le lac, une grande salle de restaurant, c’est suranné et magnifique, on ne sait plus où l’on est, c’est magique.
Etes-vous plutôt train, avion ou voiture ?
FC : Je suis pas du tout blasé par l’aviation. Je reviens des Maldives, le matin j’avais les pieds dans l’eau avec des poissons de toutes les couleurs, et le soir j’étais chez moi à Paris : pour moi l’aéronautique reste quelque chose de magique. Mais il me semble que ce n’est pas très humain, la meilleure preuve étant que l’on est privé du temps de voyage, que le train offre.
Le matin dans la glace, que se passe-t-il ?
FC : En ce moment je me regarde et je me dis « je suis heureux ! », et c’est nouveau. Chabrol disait « On est cons jusqu’à 35 ans et heureux à partir de 50 », il y a quelque chose de vrai là dedans : à 50 ans ce n’est pas la Rolex qu’il faut pour ne pas avoir loupé sa vie ; c’est le bonheur !
Quelques mots sur vos goûts pour finir. Vers quoi vont vos préférences pour ce qui concerne votre vestiaire ?
FC : Pour les costumes : Yves Saint Laurent, la coupe me va parfaitement. Je pense que c’est vraiment un problème de corps : il faut trouver son tailleur. De la façon dont je suis foutu, les coupes assez minces et vestes courtes me vont très bien. En chaussures j’aime bien Fratelli Rosseti. Et comme je suis passionné par les montres, j’en ai quelques unes. Mon grand-père était bijoutier, alors ce qui compte pour moi c’est le mécanisme. J’aime beaucoup les modèles ultra-plats, j’aimerais bien une Vacheron Constantin, une Patek, il y a aussi une très belle Blancpain ultraplate »…