La Quadrature du cercle
Pour un maître tailleur, fabriquer une veste à la fois ajustée et confortable relève un peu de la quadrature du cercle : c’est le yin et le yang, le beurre et l’argent du beurre, presqu’une chimère. Et parmi tous les tailleurs de la planète, Camps de Luca à Paris est sans doute celui dont la réputation repose le plus sur cette performance théoriquement irréalisable. Une maîtrise qui n’est en rien le fruit du hasard, mais celui de l’association de Joseph Camps et Mario de Luca au début des années 70. Près de cinquante ans plus tard, la maison inaugure aujourd’hui ses nouveaux locaux et ajoute à son arc les cordes de la demi-mesure et du vêtement d’apparat.
Dans les années 70, Camps est le tailleur vedette de la profession. Considéré comme un génie par ses pairs, le tailleur espagnol n’hésite pas à organiser avec ses coupeurs des réunions au cours desquelles ils travaillent les lignes et les aplombs des vestes. La maison deviendra d’ailleurs LA référence en matière de coupeurs, et formera quelques uns des plus grands noms de la spécialité, comme Francesco Smalto ou Mario de Luca.
En 1969 l’association du maître et de son disciple va donner naissance à l’établissement star de l’art tailleur parisien : Camps De Luca.
Son style se caractérise par la fameuse emmanchure très haute parfaitement représentée par les costumes de Claude François, son client vedette, toujours impeccablement vêtu malgré des numéros de danse effrénés, mais aussi par une coupe cintrée aux fentes longues et des poches hautes, qui donnent des vestes valorisantes pour la silhouette parce que très marquées à la taille. Au-delà d’un gimmick que Francesco Smalto reprendra à son compte, la poche intérieure en forme de goutte d’eau, comme tout tailleur qui se respecte Camps de Luca laisse au client le choix des détails comme les revers, leurs crans, les boutonnières…
L’adresse de l’établissement, 11 place de la Madeleine, devient célèbre, et voit passer nombre de personnalités de premier plan, comme le Shah d’Iran et le Roi de Jordanie. Dans l’Hexagone la fidélité de Claude François, au faîte de sa carrière, participe de la réputation de la maison. Le chanteur est réputé pour son perfectionnisme et son exigence, traits de caractère loin d’être superflus, s’agissant de ses costumes, du fait des chorégraphies frénétiques de ses chansons.
Celui-ci vient d’Italie. Après avoir appris le métier chez son oncle dans la région des Abruzzes, il perfectionne son art chez les meilleurs à Rome puis à Milan, avant d’ouvrir boutique à Paris en 1948. Mario a un don : l’œil. Ce fameux regard qui fait les grands tailleurs, ce sens inné de l’équilibre et de l’harmonie d’une silhouette. A Rome et Milan où il perfectionne son art on pressent en lui un futur grand de la profession. On ne s’y trompe pas : à Paris où il a choisi de d’installer, il force bientôt le respect de ses pairs, et intègre le fameux Groupe des Cinq, qui réunit deux fois par an les meilleurs tailleurs parisiens pour présenter leurs collections, sous la direction de Joseph Camps. Entre les deux hommes le courant passe vite, ils réalisent immédiatement leur parfaite complémentarité et l’idée de fonder un atelier commun bénéficiant des dons de l’un et de l’autre s’impose rapidement.
Il se concrétisera en 1969.
L’association des deux tailleurs pour créer un atelier commun présage du meilleur, et effectivement, très rapidement Camps De Luca devient la maison la plus influente de la spécialité dans la capitale.
Camps De Luca, c’est l’association de deux virtuoses complémentaires : la coupe pour l’Espagnol et le sens de la silhouette pour l’Italien. Leur association va donner lieu à une nouvelle école : le style parisien. Plus près du corps que le style britannique, moins excessif que le style italien, celui de Camps De Luca est défini par son épaule caractéristique, qui permet à la veste une grande liberté de mouvement tout en restant près du corps, son tomber impeccable, son cran de revers à 90° et son épaule tournante.
Cinquante ans plus tard, Marc de Luca, le fils de Mario, et ses propres fils Charles et Julien, sont aux commandes de la maison et en font les beaux jours en perpétuant le style créé par les deux talentueux fondateurs.
Pendant cinquante ans la maison et restée égale à elle-même, perpétuant l’art reçu en héritage dans les vastes salons lambrissés donnant sur l’église de La Madeleine, et assurant la transmission de leur art à une équipe qui comptera jusque soixante personnes.
Cinquante ans qui ont vu Mario former son fils Marc à son art, celui-ci décrocher son titre de maître tailleur et réaliser son premier costume complet en 1982, puis Julien et Charles se former à leur tour et assurer la relève, apportant au métier le regard de la jeunesse sans jamais rien renier de l’artisanat séculaire appris de leur père.
Cinquante ans durant lesquels la maison a fait son chemin sans tambour ni trompette : cinquante ans sans une page de publicité, uniquement promu par le bouche-à-oreille.
Cinquante ans pour devenir une institution.
Et puis, en 2014, c’est l’événement : le propriétaire du bâtiment de la Madeleine cède celui-ci à un groupe financier qui va y réaliser un nouveau grand palace parisien. Camps de Luca doit quitter son adresse historique. Elle va s’installer rue de la Paix, dans les locaux du vénérable tailleur Stark & Sons, avec qui elle a pris langue ces derniers mois.
Petit-fils du fondateur de l’établissement, Alan Stark veut passer la main. Il n’a pas d’héritier pour assurer la pérennité de l’atelier et se rapproche de Marc de Luca. Les deux hommes s’entendent, Camps de Luca emménagera dans les locaux de Stark.
Alan Stark n’aura malheureusement pas le temps de voir leur projet voir le jour : il disparait fin septembre 2014. Homme de cœur autant que de principes, Marc de Luca décide alors de conserver le nom de Stark et de laisser à celui-ci l’activité uniformes d’apparat qui fait sa réputation depuis le général de Gaulle. Et de développer sous la marque Stark & Sons une activité de demi-mesure, laissant la grande mesure à Camps de Luca.
Stark, c’est une maison tailleur un peu particulière, qui a conquis ses galons en réalisant les costumes des académiciens et de la préfectorale. Tailleur personnel de Charles de Gaulle, le père d’Alan Stark s’est fait une spécialité de ces habits aux devants relevés de broderies majestueuses. Au-delà des qualités de ses tailleurs, on comprendra que celles de ses brodeuses ont tout particulièrement participé de l’éclat de la maison, qui a habillé 90% du corps préfectoral. En s’installant dans les mêmes locaux, De Luca réalise une association comparable à celle de son grand-père avec Joseph Camps cinquante ans plus tôt : celle de deux compétences complémentaires dans un même métier. Marc, Julien et Charles De Luca ont répondu à nos questions.
Stark & Sons ?
Marc de Luca : « Monsieur Stark nous avait contactés il y a dix-huit mois. C’était quelqu’un que l’on aimait énormément, d’une gentillesse et d’une courtoisie parfaites. L’idée a germé… Hélas il est décédé avant que nous arrivions ici, et par respect pour lui nous avons voulu maintenir son nom. On change un peu l’activité, dont mes fils s’occupent, en privilégiant la demi-mesure. Et nous avons conjointement utilisé cette surface merveilleusement située en réunissant Stark et Camps de Luca dans des lieux communs mais séparés, avec une entrée commune. Comme la surface est plus petite ici que place de La Madeleine (ndlr : 220 m2 rue de la Paix contre 300 place de La Madeleine. D’où les 200 m2 d’ateliers supplémentaires rue de la Paix), nous avons pris un demi-étage supplémentaire pour que nos ateliers soient sur place. On y tenait absolument, parce qu’on ne voulait pas se retrouver avec des ateliers à trois stations de métro, comme cela se voit parfois, et on en a profité pour les réaménager, notamment en créant un plan de travail individuel pour chacun, avec son propre fer – c’est une évolution difficile à ressentir dans les produits, mais très importante pour le bien-être du personnel. Tout cela représente un gros investissement pour nous, mais nous en sommes satisfaits : nous voyons l’avenir avec confiance, et Camps va être moins timide qu’il l’a été jusqu’à maintenant. Jusqu’ici on faisait des pièces extraordinaires pour certains clients et par discrétion on ne les a jamais publiées. A l’avenir on le fera, avec l’accord du client bien entendu. Nous allons donc être plus proactifs que par le passé.
A tort ou à raison, on avait le sentiment que, sauf pour les uniformes de cérémonie, Stark s’éloignait un peu de son activité mesure…
La maison a une grande tradition tailleur, mais il est vrai qu’elle est petit à petit devenue moins un tailleur grande mesure, qui était une petite niche dans son volume de travail.
L’important, comme vous le savez, ce sont les uniformes des préfets et des académiciens.
Et il faisait de la vraie demi-mesure, avec un essayage. Habituellement on envoie les côtes quelque part, le costume arrive fini, on raccourcit, rallonge les manches… Chez Stark il y a un essayage sur toile, et je considère que c’est une demi-mesure assez aboutie.
Charles De Luca : « On l’a changé parce que la maison s’était nettement axée sur le prêt-à-porter, et avait une clientèle vieillissante. On a décidé d’arrêter cela et on a modifié la demi-mesure, dont nous avons fait évoluer la ligne. C’est intéressant pour Julien et moi parce que Papa nous laisse le champ libre, mais sous le regard du grand œil – c’est un peu Big Brother, il nous conseille et suit le travail à chaque étape. On fait attention aussi parce que nous revenons à des bases plus tailleur : on retravaille de façon à prendre plaisir à faire des essayages, voir comment tombe le costume et modifier celui-ci pour le rapprocher de la mesure. D’où le terme de « petite mesure », que nous préférons à celui de demi-mesure.
Qu’appelez-vous exactement « petite mesure » ?
Nous parlons de « petite mesure » car il y a plus de travail par rapport à ce que l’on appelle habituellement la demi-mesure. Concrètement, on a une ligne préétablie avec des tailles différentes, on va d’abord prendre les mesures du client et lui passer une toile qui va nous permettre de voir les modifications à apporter sur le patronage. Ensuite on va faire une mise sur toile avec le tissu commandé, pour voir comment il tombe et quel est le ressenti au porter. Ensuite on fera un essayage avec corps, col et manches, sans poches, comme en grande mesure. Pareil pour le pantalon, sans poches lui aussi, qui permet de voir toutes les modifications à faire. Ensuite on remet tout à plat dans nos ateliers pour faire les modifs nécessaires, et on renvoie le tout à l’usine avec laquelle Stark travaille depuis très longtemps, pour faire le costume. Par ailleurs nous faisons actuellement des tests avec une société italienne à Rome, et une autre en Sardaigne – et je précise bien qu’aucun de ces deux ateliers n’est connu à Paris. En bref on crée quelque chose de nouveau, qui sera très intéressant et va amener un grand renouveau à la maison Stark.
En parlant de Stark vous parlez de « vos ateliers ». Combien de personnes y travaillent-elles ?
Deux qui sont là depuis des années, et deux jeunes engagés pour les aider.
Mais la grande affaire de Stark & Sons reste le costume d’académicien…
On fait aussi ceux des préfets et sous-préfets, mais le plus spectaculaire est celui d’académicien. J’ai eu la chance d’en réaliser un avec les spécialistes de Stark, c’est beau à voir et intéressant parce que réalisé en plusieurs étapes : le client vient d’abord prendre ses mesures et ensuite Adriano, le tailleur emblématique de la maison, qui travaille pour Stark depuis très longtemps, coupe un frac, ce qui est déjà rare en soi. C’est aussi une autre façon de travailler le cintrage, avec des pinces princesse et dans le dos, et des réglages différents. Ensuite on compte trois à quatre mois d’essayages et de réglages, puis on passe aux broderies, avec pour difficulté d’associer les broderies qui sont sur toutes les coutures. Pour cela la brodeuse dispose d’un plan et fait ses broderies sur les empiècements à plat, avant que l’on réassemble la pièce.
Quel est le plus difficile dans la fabrication d’un tel habit ?
Le plus spectaculaire ce sont les broderies, mais techniquement les difficultés sont les broderies et la mise en place du frac, qui est une pièce assez difficile à réaliser. D’abord parce que l’on y est moins habitués, et ensuite et surtout parce que ses empiècements sont différents de ceux d’un costume, l’aplomb notamment doit être très précis sinon la fente s’ouvre. Pas question de prendre deux ou trois kilos ensuite, et pas question de se tromper dans les aplombs.
Marc De Luca : « Sur toutes les pièces non boutonnées, comme l’habit, les aplombs doivent être parfaits. La mise au point est faite sans les broderies, et à la fin il faut donc prendre le poids de celles-ci en considération. L’habit est réassemblé et il y a le troisième essayage, indispensable parce que cette fois les broderies sont en place – et l’on sait par expérience qu’il y a toujours des petites modifications à faire.
Les broderies : à la main, évidemment ?
Avant, Stark faisait tout à la main, et il n’y a qu’une brodeuse en France capable de livrer la qualité demandée par la maison. Aujourd’hui le client a le choix entre broderies main ou machine. Nous utilisons deux fils de soie différents, un fil vert et un fil or, et le fil machine, qui est beaucoup plus fin, donne beaucoup moins de relief parce qu’il est moins bombé.
Le tissu ?
C’est une toile de laine assez épaisse, 280 grammes, dont on sent plus le poids quand les broderies sont mises en place. Et nous pouvons aussi faire la cape, qui est souvent portée lors des cérémonies. Xavier Darcos, le dernier à être intronisé, la portait parce que la cérémonie avait lieu en hiver. Mais il faut savoir que l’habit n’est obligatoire qu’à l’Académie Française : il ne l’est dans les autres académies que si l’académicien veut proposer un texte. Alors l’habit est imposé pour s’exprimer au centre de la coupole de l’Académie, sous la lumière.
Le travail de broderie est absolument extraordinaire. Quel est le délai nécessaire pour la fabrication
d’un habit d’académicien ?
Il faut savoir qu’il y a entre trois et six mois de broderie à la main, deux mois à la machine. Nous prévoyons donc une petite année pour faire ça bien, ce que le délai entre l’annonce et l’intronisation permet.
Charles est revenu définitivement d’Asie et vous semblez aborder cette nouvelle période de manière très unie. Comment vous répartissez-vous les rôles ?
Julien De Luca : « La nouvelle génération prend toute sa place. On travaille aujourd’hui en trinôme et on se consulte tous les trois quand il faut prendre une décision. Charles s’occupe un peu plus de Stark que moi qui suis un peu plus dans les ateliers, mais nous sommes appelés à tourner pour être le plus polyvalents possible, et il n’y a pas de répartition des tâches spécifique. Nous tournons aussi à l’étranger : je rentre de Dubaï et Charles part à Hong Kong et Singapour la semaine prochaine avec Papa, puis ce sera New York. On a une bonne base de clients, forte et internationale, mais à la différence de beaucoup de tailleurs étrangers, sauf en Russie nous n’avons pas de partenariat avec un point de vente dans chaque pays : on vient de telle date à telle date, dans tel hôtel…
Quel enseignement avez-vous retiré des trois ans de Charles à Hong Kong et Singapour ?
Charles De Luca : « C’est plus long pour être adopté par les Asiatiques. Il est toujours positif, dans notre métier, d’avoir des clients dans le monde entier : cela nous permet d’apprendre à traiter avec une autre clientèle. La mentalité asiatique est très différente des mentalités occidentales : elle est plus compliquée, plus subtile. On avait besoin d’aller là-bas pour estimer la puissance d’achat locale, et aussi pour voir comment les passer de la coupe italienne à la coupe française.
Pourquoi « de la coupe italienne » ?
Parce que les grandes marques italiennes se sont installées là-bas, et ils ne connaissent que ça. Cela a été un long travail, qui apporté ses fruits et continue de faire son bout de chemin.
Commence impose-t-on une petite maison indépendante comme la vôtre face aux poids lourds de l’habillement ?
C’est un travail de fourmi, lié au relationnel, à l’amitié, aux amis d’amis… Il y aussi les blogueurs, qui viennent regarder plutôt qu’acheter. La clientèle de Hong Kong et Singapour marche bien sur le bouche à oreille, en fait la clientèle asiatique repose sur ça. Je pense que le potentiel est plus important à Hong Kong, mais il y a Shanghai aussi.
Ceci étant dit, on constate aussi des demandes d’Américains. C’est une clientèle qui avait déserté la France et Paris pendant un certain temps, et qui est revenue : depuis trois ou quatre ans il y a un retour, des demandes pour savoir quand on va là-bas…
Ce que vous faisiez déjà lorsque vous étiez à La Madeleine…
Marc De Luca : « Oui, mais à l’époque c’était plus le Moyen-Orient et la Russie. On a commencé à développer l’Asie lorsque Charles y est parti. Aux Etats-Unis, et en particulier à New York, nous avons quelques touches. C’est toujours pareil : comme il s’agit uniquement de bouche à oreille, une fois que le client est satisfait il en parle à un ami, l’ami à un autre… Cela reste du one to one et c’est ce qui est plaisant.
Y a-t-il une différence de typologie de clientèle avec Camps ?
C’est le grand écart. De plus, Stark est plutôt Paris et province, alors que la clientèle Camps est étrangère à 80%.
Dernier point enfin : comment se situent les tarifs des deux maisons ?
Chez Camps le prix moyen est de 6500 euros pour un deux pièces, chez Stark on est à partir de 2500 euros, avec une large sélection de tissus – une vingtaine de liasses pour la collection d’hiver, et pour l’été à peine moins. Quant à l’habit d’académicien, un modèle fait main coûte 35.000 euros, un fait machine 25.000.
Vous nous disiez au début de cet entretien qu’à l’avenir Camps allait être moins timide, plus proactif. Il est vrai que la maison n’a jamais communiqué de toute son histoire. Ce qui était aussi le cas de vos confrères, qui sont aujourd’hui venus à la communication, comme Smalto ou Cifonelli…
J’étais un tailleur à l’ancienne, fonctionnant avec le bouche à oreille, aujourd’hui les choses fonctionnent autrement. On va se mettre un peu plus en avant parce que les temps changent. »
Par Yves Denis, photos Daniel Pype