La Princesse retrouvée de Léonard de Vinci
Aucun des deux hommes n’est vraiment satisfait de la réponse. Peter Silverman, la soixantaine dandy, est un collectionneur avisé. Il est arrivé dans le petit bureau sur cour de Lumière Technology, boulevard Saint-Germain, sur un deux-roues conduit par un jeune Italien courtier en histoire de l’art, et a remis à Jean Pénicaut, directeur de la société, une planche en bois sur laquelle est collé un dessin de 33 centimètres sur 24. C’est un petit vélin, le portrait encore enfantin d’une jeune fille blonde. « Je vais déjeuner, je reviens en fin d’après-midi ». Peter Silverman est reparti comme il était arrivé, sans demander un quelconque reçu. Nous sommes fin 2008, et sans en avoir l’air, cela fait dix ans que le collectionneur canadien Peter Silverman a repéré le dessin en question. En 1998 déjà il figure sur le catalogue d’une vente chez Christie’s à New-York – la veuve d’un restaurateur suisse a décidé de se séparer d’une partie de son patrimoine pour entretenir ses chats. Son défunt mari avait acquis avant leur mariage ce petit portrait qui fait partie du lot mis aux enchères. « Jeune fille de profil en costume Renaissance », sous verre avec un cadre florentin. La veuve le présente comme un dessin italien, mais pour l’expert de la maison Christie’s il s’agit là d’une œuvre de l’ « école allemande, début XIXème siècle », et il le fait mettre dans un cadre plus adapté. Peter Silverman se trouve dans la salle pour cette vente qu’il espère fructueuse, il enchérit mais des raisons techniques l’empêchent d’emporter la Jeune fille. Dix ans plus tard, nouveau rendez-vous : de passage à New-York chez la célèbre marchande d’art Kate Ganz, Silverman tombe nez à nez avec la demoiselle inconnue dans une vitrine posée là. Même reconnaissance, même choc ; il l’achète sur le champ pour 21 850 dollars.
Au laboratoire parisien Lumière Technology la capture d’une image prend environ quarante minutes, ensuite de quoi il faut compter une heure pour en prendre les mesures, faire jouer les treize filtres de la caméra très haute-définition, effectuer treize numérisations, pour obtenir au bout du compte une photographie sans risque pour l’oeuvre, qui aura mesuré les ondes lumineuses de chaque point et en aura restitué une définition de 240 millions de pixels, soit 3,12 milliards d’informations, allant des ultra-violets aux infrarouges. Cette macrophotographie qui révèlera la manière dont La Belle demoiselle a été dessinée, ce qui se cache sous ses formes et ses couleurs, les gestes et les pigments utilisés, les altérations du temps et les retouches : l’image, le portrait comme au premier jour de la pose du modèle devant l’artiste.
Pascal Cotte et Martin Kemp examinant l’incunable Sforziada polonais
Peter Silverman ne vient pas confier son vélin à Lumière Technology par hasard : il a entendu parler du laboratoire, dont les deux associés commencent à être connus pour leurs expertises en imagerie scientifique ; ils ont déjà photographié des Van Gogh, des Picasso, des Goya – autant d’oeuvres mal connues dont ils ont confirmé l’origine. En 2004 ils ont proposé une reconstitution des couleurs d’origine de la Joconde (Le Figaro avait titré « L’ADN de La Joconde ») ; deux ans auparavant leur procédé avait permis l’identification de La Dame à l’hermine et son attribution à… Léonard de Vinci. Le dessin posé sur un support vertical, le balayage lumineux commence. Jean Pénicaut veille au bon déroulement de l’opération, bientôt rejoint par Pascal Cotte, l’inventeur du procédé. «Regarde cette petite chose, c’est énorme !» Il entend derrière lui son ingénieur d’associé laisser échapper « Incroyable ! ». Lui-même est fasciné ; l’oeil du visage surtout, retient son attention : un oeil architecturé, à la fois instrument d’optique et machine à rêve – «Une mesure, un rempart, précise-t-il, qui ne peut avoir été dessiné que par un ingénieur». Cet oeil est l’origine d’une intuition et d’une enquête dignes de Dan Brown et Umberto Eco réunis. Peter Silverman revient en fin d’aprèsmidi ; les deux hommes se concertent pour entrer quelques références dans le dossier de l’oeuvre :
- – Qu’est-ce que vous mettez comme artiste ?
- – Ecole Lombarde, répond le collectionneur.
- – Ah non, ça n’est pas une école, c’est un maître, ça dépasse tout ! On aimerait travailler plus longtemps dessus, le numériser à nouveau pour avoir encore plus de détails.
- – Pourquoi pas ? répond Silverman, Dans une semaine je vous la confie à nouveau.
Une capacité innée à imaginer les hypothèses les plus folles nourrissant sa conviction qu’il détient là quelque chose d’important, son vélin sous le bras Peter Silverman consulte les plus éminents spécialistes. Avant le laboratoire parisien, l’historienne de l’art Mina Gregori a été la première à émettre l’idée que ce dessin pourrait être de Léonard de Vinci, et le collectionneur veut y croire.
Chaque soir pendant des mois, les deux ingénieurs associés de Lumière Technology sont sous la lampe, ils investiguent le mille-feuille, isolent chaque détail du dessin sous des milliers d’images, transformés malgré eux en policiers de l’art car le Profil immobile ne tarde pas à parler. C’est une technique à trois crayons sur parchemin légèrement rehaussée à l’encre ; le corsage montre trois craies : pierre noire, sanguine et craie blanche ; le tracé du dessin et son hachurage indiquent qu’il s’agit de l’oeuvre d’un gaucher… Dans le coin supérieur gauche une marque, un croisement caractéristique, une empreinte digitale en fait, identique à celle repérée sur Saint Jérôme, une huile sur bois de Léonard de Vinci conservée au Vatican. Le peintre du Saint-Jérôme et le dessinateur de La Belle Princesse seraient-ils un seul et même homme ? Une marque de paume de la main est également détectée sur le cou de la jeune fille – la technique atypique créé des ombres et imite à merveille la texture de la peau, et seul Léonard de Vinci la pratiquait. Voici comment malgré les restaurations qui ont partiellement recouvert le dessin, malgré l’usure du temps et l’abrasion de certaines couleurs, le portrait d’une adolescente catalogué comme étant d’Ecole allemande, début XIXème siècle, se révèle être le profil d’une princesse milanaise dessinée par Léonard de Vinci à la fin du XVème.
La Bella Principessa, vélin attribué à Léonard de Vinci vers 1480-1490, 23.9 x 33.3 cm
Conjuguées à de nouvelles découvertes, les visites d’experts du monde entier vont dans ce sens : la datation du vélin au carbone 14 confirme l’époque ; le rouge-vert-doré, les couleurs d’origine de la robe s’avèrent être celles héraldiques d’une famille milanaise de la Renaissance, les Sforza ; les vêtements, la coiffure sont en vogue à la cour – des tableaux de l’époque en témoignent ; et on sait que Léonard a quitté Florence vers 1482 avant de devenir intime de la famille Sforza. Selon le professeur Martin Kemp, spécialiste du Maître toscan, le mystère sur l’identité du modèle est levé. Après La Dame à l’hermine, authentifié depuis peu comme étant le portrait de la maîtresse du Duc de Milan Ludovic Sforza, La Belle Princesse serait le portrait de sa fille naturelle légitimée : Bianca Sforza, promise à huit ans au redoutable commandant de ses armées Galeazzo Sanseverino. Son mariage n’a donné lieu à aucune descendance ni aucune alliance pérenne : morte prématurément en 1497, son visage sans paternité s’est aussi perdu. Son portrait réalisé peu de temps avant ses noces pourrait être le treizième portrait de Léonard de Vinci.
Les deux ingénieurs parisiens ne font pas secret de leurs découvertes, et en publiant leurs recherches sur internet ouvrent le débat au public et aux spécialistes (l’oeuvre Bianca Sforza est en ligne). Certains laissent dire, d’autres se saisissent de cette ouverture à la recherche scientifique dans l’Histoire de l’art ; l’émérite Professeur d’Oxford Martin Kemp révise son dernier livre consacré à Vinci pour faire une place à La Belle Princesse.
Achetée 21 000 dollars, l’oeuvre vaut aujourd’hui 120 millions « Je connais quatre exemplaires rarissimes d’un livre imprimé vers 1490 » : la dernière partie de cette histoire n’est pas la moins surprenante, elle prend la forme d’un voyage. David Wright, expert en enluminure, écrit de sa chaire de professeur en Floride au Britannique Martin Kemp « Ce sont quatre incunables, commandés par Ludovic Sforza, qui racontent l’histoire de son père Francesco ». Ils sont reliés et leurs premières pages écrites et enluminées, souvent l’oeuvre de grands illustrateurs, servent à glorifier les dédicataires. La Bibliothèque Nationale de France, la British Library et l’Italie en détiennent trois. Le quatrième a été réalisé pour le mariage de Bianca Sforza et Galeazzo Sanseverino. L’ingénieur Pascal Cotte et le professeur Martin Kemp partent pour Varsovie où celui-ci se trouve dans les collections royales polonaises. On a fait beaucoup de reliures dans la bibliothèque du Château des Zamojscy au XVIIIème siècle, et rapidement les deux hommes découvrent qu’il manque une page à l’exemplaire qui les intéresse. Autres indices : la nature du vélin et les points de couture repérés à gauche du dessin coïncident avec la reliure polonaise. Ainsi La Belle Princesse aurait-elle été arrachée au livre et collée sur un support en chêne. Martin Kemp écrit « Cette histoire intégralement retracée met définitivement fin à la controverse », et c’est un événement. Pourtant l’exposition consacrée aux années milanaises de Léonard de Vinci qui vient de se terminer à la National Gallery de Londres, n’a rien dit de cette découverte. La Belle Princesse dort à l’abri d’un coffre dans un port franc suisse. Science et technologie ne sont pas bien acceptées par les historiens de l’art, et les musées nationaux se méfient des initiatives privées. Il existe pourtant un signe confirmant que l’hypothèse n’en serait plus une : la côte de l’oeuvre, aujourd’hui celle d’un Vinci sur le marché : achetée 21 000 dollars en 1998, La Belle Princesse vaudrait aujourd’hui plus de 120 millions de dollars, selon l’Antique Art Gazette de Londres. La collectionneuse suisse qui confia la vente de son dessin à Christie’s poursuit la maison de vente en justice et la querelle en Histoire de l’art s’avère de fait être aussi un scandale financier, mais est-ce là le plus important ? Des chefs-d’œuvre qui valent des fortunes dorment chez nombre de particuliers ; sous la surface apparente d’un dessin ou d’une peinture peut se cacher une histoire de quelques cinq cents ans et la promesse d’une Fiancée songeuse sans autres atours ni bijoux que sa beauté pure et le geste qui l’a révélée.
Peter Silverman dans les bureaux de Lumière Technology à Paris