La guayabera
La chemise cubaine traditionnelle devient tendance.
C’est un vêtement atypique. Ni chemise ni veste : un entre-deux caractéristique des pays chauds. A mi-chemin entre l’une et l’autre, la guayabera fut à l’origine un vêtement de travail populaire avant de devenir une pièce habillée du vestiaire caraïbe. Après le sud des Etats-Unis, il débarque aujourd’hui en France sur un air de salsa.
Les magazines people nous l’ont récemment révélée sur les épaules de quelques stars hollywoodiennes et même sur celles du prince Harry. Mais nous connaissions déjà la guayabera comme Monsieur Jourdain connaissait la prose : sans le savoir, pour l’avoir vue sans y prendre garde immortalisée par Fidel Castro et Ernest Hemingway, qui l’ont tous deux beaucoup portée.
Qu’est-ce que la guayabera ?
Une chemise ample, portée sur le pantalon (jusque là rien de bien différent avec celles observées dans le monde entier depuis quelques années) et caractérisée par ses quatre poches plaquées (là, on s’approche plutôt de la saharienne) et ses plis et broderies caractéristiques – et là, nous sommes dans l’exclusivité de la pièce. Pourquoi ces poches plaquées et pourquoi ces plis et broderies ? Il faut remonter aux origines du vêtement pour le comprendre.
Celles-ci remontent au milieu du XVIIIème siècle, dans la région de Sancti Spiritus, une petite municipalité au centre de Cuba. La femme d’un paysan imagine coudre des poches sur la chemise de son mari pour permettre à celui-ci de conserver quelques affaires avec lui lorsqu’il travaille dans les champs. L’idée fait flores : les compagnons de labeur du garçon demandent bientôt à leur femme de faire de même. Et parce que la ville de Sancti Spiritus est traversée par la rivière Yayabo et que ses habitants sont appelés yayaberos, ou guayaberos, la chemise de travail locale va être connue sous ce nom. Elle se répand dans la seconde moitié du XVIIIème, qui la voit adoptée d’abord par les ouvriers puis par les propriétaires terriens.
Au XIXème siècle et alors qu’elle s’implante massivement dans les différentes villes du pays (notamment à La Havane, où les responsables gouvernementaux l’adoptent progressivement, ce qui accélère sa réputation grandissante et lui ouvre les marchés citadins), ses quatre poches sont implémentées dans sa partie inférieure, le long de l’ourlet : c’est ainsi que plusieurs gravures d’époque nous la montrent sur des soldats cubains et espagnols, et ce n’est qu’au XXème siècle que la guayabera adopte les deux poches poitrine que nous lui connaissons aujourd’hui et qu’elle devient la chemise cubaine traditionnelle que nous savons. Au XXème siècle aussi que les medias la font connaître à la planète entière sur les épaules du lider maximo et, dans un registre moins politique mais tout aussi célèbre, d’Hemingway, et lorsque les milliers de Cubains exilés en Floride suite à la chute du gouvernement Batista l’introduisent sur le sol américain.
Elle a entretemps dépassé les frontières du pays : dès la fin des années 1800 des planteurs de Veracruz, qui commercent beaucoup avec Cuba, l’ont adoptée et ramenée au Mexique.
Elle y trouvera son second souffle dans les années 70, lorsque alors que la production diminue à Cuba à mesure que la population s’appauvrit, elle y trouve un nouveau marché. Là aussi, son adoption par le président Luis Echevarria, qui n’hésite pas à la porter lors des manifestations officielles, vaut toutes les campagnes publicitaires et fait la fortune des fabricants installés à Merida. C’est là qu’elle va s’enrichir des broderies qui la caractérisent aujourd’hui encore. Dopée par ce nouvel engouement, elle va aussi susciter l’intérêt des industriels des pays voisins.
Quatre poches et deux dizaines de plis
Deux particularités définissent la guayabera : ses quatre poches plaquées (souvent boutonnées mais toujours sans revers) et ses deux rangées de plis verticales appelés alforzas. La version originale présentait aussi des fentes latérales d’une dizaine de centimètres complétées par des rangées verticales de trois ou quatre boutons de réglage sur les bas de la chemise. Depuis sa création et jusqu’à la période contemporaine elle fut toujours fabriquée en lin ou en coton, principalement en blanc et en quelques couleurs pastel.
Mais avec le tournant des années 80 et l’émergence de la fabrication délocalisée le marché a évolué, la guayabera a troqué la qualité des fabrications artisanales pour la production de masse de l’industrie : aux tailleurs et couturières cubains ont succédé les chaînes de production chinoises, et aux standards de l’artisanat ceux de la grande distribution. Et si les amateurs ont toujours le loisir de se faire confectionner une guayabera originelle par un artisan ou d’acheter une pièce fabriquée dans les règles de l’art par une manufacture mexicaine ou équatorienne, l’essentiel du marché est aujourd’hui constitué de pièces industrielles fabriquées en Chine : grandeur et décadence… Cette évolution s’est inévitablement faite aux dépends de l’authenticité – celle de la fabrication d’abord, mais aussi celle du tissu, des finitions, et même des couleurs, les fabricants actuels recherchant le spectaculaire plutôt que l’authentique n’hésitant pas à proposer des créations incongrues. Ainsi les versions originales ont-elles vu apparaître des dérivées colorées et noires, ces dernières généralement ornées de broderies colorées. Nous voilà loin du vêtement du paysan yayabero… Bien que la guayabera ait été avec le temps adoptée par plusieurs pays et qu’elle s’y porte différemment de la version originale. Ainsi en Afrique a-t-elle adopté des manches courtes et remplacé la chemise safari, et est-elle portée en blanc avec un pantalon noir pour les mariages, et en noir pour les funérailles. Autant de versions, autant d’appellations différentes : si on la désigne sous le nom de chemise safari à Londres, en Jamaïque c’est une veste de brousse, en Guyane une chemise jac et à Saint Domingue une chacabana… Entrée dans le vestiaire traditionnel de plusieurs pays d’Amérique latine, la guayabera continue cependant à être fabriquée – et portée – comme elle l’était il y a deux siècles à Cuba.
C’est notamment le cas en France, où la seule maison à l’avoir toujours proposée à son catalogue fut – et cela n’étonnera pas les plus élégants – longtemps Arnys, qui la proposait en mesure via son département chemisier, et disposait là d’une pièce aussi forte que sa fameuse Forestière. Aujourd’hui le chemisier parisien Daniel Lévy l’a reprise à son compte et en propose une version typiquement mesure. Ses boutonnières et ses plis sont entièrement faits à la main dans le petit atelier qui fabrique ses chemises. Cinq plis à l’avant, deux sur les côtés, une gorge centrale, deux dans le dos, des poignets et un col de chemise… une vraie guayabera mesure, montée dans les plus beaux tissus de chemise, comme le lin irlandais du modèle présenté ici, qui explique mieux qu’un long discours l’affection du chemisier pour les lins lourds.
Un siècle et demi après sa création, le vêtement de travail cubain est devenu un vêtement habillé, une pièce de cérémonie portée dans toute l’Amérique du Sud pour les mariages et autres festivités. A mi-chemin entre chemise et veste il s’invite aujourd’hui dans les vestiaires des élégants français précédé de son histoire et de sa culture, et s’avère un compagnon parfait pour accompagner notre farniente estival. Ajoutons-y un Mojito, un Cohiba et Paris est une fête (ou le dernier numéro de Dandy !), et nous voilà dans le meilleur des mondes.
Nos photos :
S’il a quelquefois pu être un peu turbulent aux yeux des plus conservateurs, le Prince Harry est aussi très pointu dans le choix de ses tenues et notoirement incapable d’une faute de goût. Il porte ici une authentique guayabera, lors d’un cocktail en Amérique du Sud.
Le chemisier parisien Daniel Lévy est le seul à proposer la véritable guayabera.
Ernest Hemingway avec sa quatrième femme, Mary Welsh, en 1954.
Si la version originale est blanche ou pastel, la guayabera peut se dévergonder par des tenues plus iconoclastes, que l’on pourra trouver dans les boutiques de La Havane ou Miami, ou se faire faire à Paris chez Daniel Lévy.
Autre adepte de la guayabera : John Wayne. Il est ici accompagné de Gary Cooper, qui s’est finalement offert un modèle folklorique (notons l’empiècement bas et les boutons en haut des plis des devants). La démonstration aussi de la polyvalence de la guayabera, portée indifféremment avec une tenue plutôt urbaine (Wayne) ou typiquement plage (Cooper).
Focus sur les plis caractéristiques, que l’on retrouve dans le dos et sur les devants.
Le chemisier parisien Daniel Lévy dote ses guayaberas d’une poche intérieure, cousue derrière la poche plaquée extérieure : un petit détail bien pratique à l’usage.
PHOTO NB/© Granger, NYC. / Alamy Stock Photo