La griffe de la Tour d’Argent
Paris est là, à ses pieds, comme domptée. L’animal rugissant, l’hydre tumultueuse, semble apaisé de là haut. La Tour d’Argent devient un havre de paix dans une ville agitée où la clameur ne s’éteint jamais.
Tandis que les timides rayons du soleil percent un ciel menaçant, les touristes mêlés aux badauds se promènent sur les quais. Le regard à l’affut des nombreuses merveilles qui surgissent devant eux passant soudain sans le savoir, au pied d’une légende où l’art de vivre à la française est érigé en étendard. Un symbole parisien à part entière.
De l’ombre à la lumière
Au même instant, six étages plus haut, voiturier, portier, liftier, serveurs, maitres d’hôtel et sommelier se réunissent pour écouter la litanie invariable du second de cuisine et du chef de salle. Tout est prévu. Tout est préparé. Jusqu’au moindre détail. Rien ne doit être laissé au hasard. La magie commence dès cet instant. Les regards ne trompent pas. Le silence devient religieux. L’assemblée écoute d’une même oreille attentive les conseils et les consignes. Les annonces des plats. Le nom des invités importants. Un prince Russe. L’héritier d’une famille de vieille noblesse. Des grands capitaines d’industrie. Un patron du CAC 40 et sa famille ou un groupe d’officiers. L’anniversaire de la petite fille d’un grand-père attendri ou de la femme d’un mari épris. Les petites habitudes et caprices des nombreux habitués. Chaque visiteur est un invité à part. Attendu comme un Prince. Respecté comme un Roi.
La réunion aussitôt terminée, le sommelier ne tarde pas. Il descend à nouveau dans son antre préparer, comme un orfèvre avec ses pierres précieuses, les bouteilles attendues aux prochains services. Cette cave. Sûrement la plus belle du monde. L’autre trésor des lieux. Des salles immenses, enterrées sous terre où se côtoient là, cachées au commun des mortels plus de 400 000 bouteilles dont de nombreuses merveilles. La maison protège jalousement tout ce que les terres viticoles françaises ont pu produire de mieux au fil des années. D’ailleurs, Pendant la guerre, André Terrail, le grand père de l’actuel propriétaire avait même muré une partie de la cave afin qu’un grand nombre de flacons échappe à l’appétit vorace de l’occupant.
Le soir venu, le temps s’arrête enfin. Tout est prêt. Le spectacle peut commencer. Le ballet des belles voitures est incessant. Les portes s’ouvrent comme par enchantement devant des hommes en costume et des femmes en robe du soir. A chaque mètre, un membre du personnel dans un uniforme éclatant, accueille avec cérémonie un privilégié le temps d’un diner. Les mots résonnent avec solennité. Le ton est donné. L’atmosphère est grandiose.
Le temps d’une vue
Le Privilégié prend place dans cette fameuse salle du sixième étage. Au bord du précipice. Il traverse la Seine d’un regard. Il plonge sur Notre Dame. Ses tours plus belles que jamais. A gauche les invalides. A droite Montmartre. Et là bas, au loin, il croirait apercevoir un carrosse quitter le Louvre. Le privilégié observe à la lueur de la bougie le Paris qu’il aime tant et qu’il connaissait si mal pourtant. Il se délecte sans fin de cette vue légendaire. Elle ne peut se décrire complément, ne peut se raconter entièrement. Elle se vit tout simplement.
De chaque table, la sensation est différente. De chaque table, le décor évolue au gré de la soirée. Paris plonge le spectateur dans un premier spectacle lumineux presque comique. La ville s’anime. Elle grouille de monde. Elle s’agite. Elle rugit. Mais plus tard, sans crier gare, Paris change de visage. En un instant, dans un souffle. Le spectacle devient plus sombre, plus noir. L’ombre envahit la ville. Elle avale les monuments et ouvre la voie aux noctambules. Véritables maitres de Paris.
Le Privilégié, lui, derrière la baie vitrée, est toujours là, à observer la scène, de loin, à l’abri, coupé du monde. Comme Paris, Il est aussi devenu silencieux, comme absorbé, comme envouté. Autour de lui, le ballet des serveurs, mené par Serge Rousseau, 40 ans de maison, entretient la magie. D’abord, la carte des mets. Superbe. Les plats intemporels de la maison côtoient les créations plus personnelles du jeune chef. Puis vient enfin le moment connu de tous. Celui, où le sommelier, d’un pas feutré, un sourire gêné aux lèvres, glisse dans les mains du Privilégié soudain désorienté, l’énorme Bible recélant toutes les bouteilles des caves de la Maison. Cet instant de flottement, c’est sa petite victoire à lui. Son instant de gloire.
L’instant des cuisines
Puis, après le temps des surprises, vient le temps de la cuisine. A elle, maintenant de faire feu de tout bois. D’éclairer. D’éblouir. De dépasser la magie des lieux.
Mais ne vous y trompez pas, nous avons affaire à une légende, à une histoire comme Paris les aime tant. Une histoire mouvementée.
La tour d’argent fut critiquée. Décriée autant qu’elle a pu être encensée. Saluée autant que conspuée. Certains, avec délectation, lui prédisaient même un destin comparable à celui de Maxim’s. Mais après plus d’un siècle d’Histoire(s), la Tour d’Argent est toujours là, plus fière que jamais malgré la perte de deux de ses trois étoiles.
Il est vrai qu’il était absolument nécessaire de dépoussiérer la cuisine au risque de voir la Tour d’Argent rejoindre le cercle des mythes disparus. La moderniser. L’adapter à l’air du temps sans la livrer aux tempêtes. Un équilibre si difficile qu’on l’a cru impossible.
Il fallait un jeune chef intrépide. Un Rastignac des fourneaux. Arrivé il y’a deux ans, avec les beaux jours du printemps, Laurent Delarbre a relevé le défi. Le pari était osé pour celui qui fit ses premières armes ici. Mais le chef, le regard impétueux, les favoris soignés qui n’ont rien à envier au héro de Balzac a un port altier qui sied si bien aux lieux.
Pas de grande révolution. Mais de la fraicheur, de la couleur. L’assurance de la jeunesse.
Les plats qui firent l’histoire de la maison ne disparaitront jamais. Le foie gras des Trois Empereurs est bon à se damner. Le fameux canard de la maison Burgaud à Challans, au cérémonial millimétré est un monument culinaire. La griffe de la Tour d’Argent.
Mais Laurent Delarbre a ajouté des recettes à lui. Des inventions lumineuses. Dans le pur respect du produit. L’un des grands enseignements d’un de ses mentors, Manuel Martinez qu’il connut ici-même et au Relais Louis XIII.
Ainsi, le bouquet de légumes au pistil de safran, d’une simplicité insolente est un vrai régal. Une présentation aérienne. Des saveurs. De la couleur. Le velouté d’asperges. Une évidence irréprochable.
Le plat de côte Black Angus. Confit. Une marinade d’anthologie. Un goût limpide. Fondant en bouche. Une vraie merveille.
Laurent Delarbre convainc lorsqu’il va à l’essentiel, au plus simple, au plus juste.
Certes la cuisine n’est peut être pas grandiose, elle n’est sûrement pas la meilleure du monde mais elle a du charme, du mordant. Elle s’accorde au lieu. Elle plait au palais et ravit les spectateurs.
Et soudain, la nostalgie
Le Privilégié est conquis. Il suffit de voir son sourire. Il suffit de l’entendre converser avec le propriétaire des lieux lors de son invariable tour de table. Une tradition qu’André Terrail respecte sans exception. Tous les jours de l’année. Comme le faisait avant lui, son père et son grand père. Un rituel désuet, disparu aujourd’hui, mais ô combien agréable.
André Terrail, le regard pétillant. La barbe entretenue, la mine superbe du gendre idéal. Passe de table en table. Echange quelques mots. S’enquiert du diner auprès du Privilégié honoré par tant d’égards.
Mais déjà, la fin du diner s’annonce. Les derniers cafés servis, une douce nostalgie apparaît sur les visages. Le visiteur se retourne une dernière fois et salue Notre Dame. Dans l’ascenseur qui le fait revenir sur terre, d’un geste précipité, le Privilégié range dans la poche de sa veste, la carte immortalisant la soirée. Voilà le songe éphémère d’une nuit. L’histoire se répétant à l’infini. Celle d’une institution qui chaque soir fait salle comble.
La Tour d’Argent
15 quai de la Tournelle
75005 Paris.
01.43.54.23.31.
Fermé dimanche et lundi.