La collection de chaussure idéale
Nous nous réjouissons de présenter la première contribution du fondateur et Grand Maître de l’Ordre Chevaleresque des Gardiens des Neuf Portes, club fermé ayant vocation à célébrer les plaisirs masculins de la chair et de l’esprit. Avocat de formation mais avant tout grand esthète devant l’Eternel, Giancarlo Maresca nous apportera désormais ses lumières en matière d’élégance et d’art de vivre. Reconnu et respecté bien au-delà de la Péninsule, ce parangon d’élégance et de culture, qui vient d’abandonner la robe noire pour se consacrer exclusivement à l’internationalisation de son Ordre, dessine ce mois-ci pour Dandy les grandes lignes de la collection de chaussures idéale.
L’élégance ne présente pas plus de lois que la recette du bonheur ou un manuel de vie en cinq langues avec instructions d’usage. Tout ce qu’on en sait est qu’il s’agit d’une qualité que la personne peut tranférer à ce qu’elle touche, et certainement pas du pouvoir d’un costume d’élever celui qui le porte. Il est illusoire de penser pouvoir la trouver définie par des règles, car elle ne se laisse atteindre que par ceux qui regardent vers le haut, parfois sans la chercher. Voilà pourquoi tant d’hommes que l’histoire rappelle comme des êtres élégants, étaient transgressifs ou même distraits. Pour parler un language actuel, disons que les règles relèvent du digital alors que l’élégance est ce qu’il y a de plus analogique que l’on puisse imaginer. Comme la musique, elle nait de l’harmonie et se perd dans le bruit. Dans mon premier article pour Dandy je voudrais affronter la collection de chaussures idéale, capable de satisfaire les principales exigences avec le plus petit nombre d’éléments. Il ne s’agit pas d’une recette magique destinée à enlever au lecteur le poids des choix personnels, le sens critique devant rendre les choix plus conscients mais non pas uniformes. Même en suivant le plan que j’ai tracé, chacun devra décider sa propre route, sa vitesse et choisir les ports où faire escale. En partant du point que l’on préfère et en parcourant les étapes à un rythme personnel, on fera tous le même voyage.
Et voilà que ce qui pouvait paraitre une visite guidée se révèle une aventure. Pour obtenir une haute gradation, j’ai effectué une double distillation. Partant du principe que l’on s’oriente par quatre dans tous les grands systèmes, comme les points cardinaux ou les saisons dans l’année, j’ai commencé en déterminant autant d’ambiances esthétiques : cérémonie/soirée, formel, informel et sportif.
Le formel, duquel fait aussi partie le système plus pointu de soirée et cérémonie, impose des limites plutôt rigides, qui expriment un état professionnel ou social. Pour démontrer l’apparence à un groupe il faut d’abord sacrifier la vanité à la singularité. Voilà pourquoi le formel est basé sur un language limité à des tons froids, des filés unis, des couleurs unies ou des petits dessins comme le “pin point”. Ceux qui aiment rester posés ou qui veulent offrir une image claire et fiable, feront un large usage du formel et donc de tissus peignés fins et de flanelles. Avec eux, le match se limite aux richelieu noirs en veau fin, avec peu ou pas de décorations. Des cuirs aux couleurs chaudes et intenses peuvent assurer les mêmes résultats mais il faut y renoncer dès que l’on entre dans le domaine de la cérémonie. Sachons tout de même que substituer l’abstraction du noir à la sensualité d’une couleur rhum sombre ou d’un chocolat ajoutera de la personnalité à notre mise, et donc de la sensibilité et de la flexibilité, mais enlèvera la discipline, donc la stabilité et la crédibilité. Les flanelles présentent des effets de mélange qui font jaillir, cachée sous la sobrieté des gris, une tendance à vivre avec intensité. Elles aiment les chaussures de cuir et même de veau-velours. En somme, si vous êtes du genre à aimer l’oeil-de-perdrix ou les fines rayures vous devez disposer d’une certaine variété de richelieu. Le registre informel n’est pas adapté à faire savoir quelle profession on exerce et à quel niveau on l’exerce, mais à raconter ce que l’on est et où on voudrait être en tant qu’hommes. Devant transmettre des états d’âme, ce registre a besoin d’un vocabulaire riche en nuances et se sert de couleurs chaudes, de surfaces qui retiennent la lumière et de dessins de dimensions plus grandes que pour le registre formel. Celui qui bouge beaucoup apprécie particulièrement la flexibilité thermique. Idéal en voyage comme dans les occasions formelles, le sergé s’accorde parfaitement, dans ses variantes légères, avec des monks, mocassins et richelieu (et même avec le bicolore, idéal avec le mohair et le lin), et dans ses variantes moyennes avec des derbys massifs à montage norvégien.
Le registre sportif annonce ce que l’on aime avec désinvolture. Basé sur le vouloir faire et non sur le vouloir être, il aime les matériaux solides et les surfaces énergiques comme les velours, les cavalry twills, les whipcords (1) et les coverts. Archétypes du registre sportif au même titre que les Donegal tweeds et les shetlands, les grands cardés écossais comme les Harris tweeds et les gamekeeper s’associent avec des derbys full brogue en veau, pourquoi pas à bout golf. La combinaison avec le daim reste rare, car conçus pour vivre en plein air ces tissus exigent des chaussures qui se sentent bien dans l’herbe. Les cotons vigoureux courants dans ce contexte, comme le denim lourd, aiment les cuirs épais à construction molle, comme les derbys à semelle polyuréthane ou les chaussures bateau.
Les cotons frais et légers préfèrent quant à eux des matériaux plus fins, adaptés aux car shoes et aux mocassins.
Une fois défini le scénario on peut analyser le schéma : de chaque côté j’ai placé les souliers les plus cohérents avec le registre et entre eux-mêmes par ordre de “densité”. Les autres ont trouvé leur place sur les diagonales. Il y a là tout le nécessaire pour aller à la cueillette aux champignons comme pour présider le Conseil des ministres, sortir avec sa petite amie ou affronter une journée au bureau. Evidemment, cette exhaustivité prend une certaine distance avec la réalité. Certains n’auront pas besoin de derby pour la montagne ou de bottines pour la moto, d’autres n’aiment pas les souliers bicolores, ne possèdent ni habit ni jaquette, ou détestent les modèles très légers ou trop lourds. Inévitablement théorique, ce cadre présente l’avantage de mettre en évidence des affinités intéressantes. Regardons les clefs d’angle. Située entre le désinvolte et le desinhibé, la belgian shoe résulte de la liaison entre le monde sportif et celui de la maison. La desert boot participe au sportif et à l’informel, ce qui signifie qu’elle conviendra aussi bien avec un costume qu’en tenue casual. Le richelieu full brogue connecte le formel et l’informel, donc le costume et le spezzato (2), peignés ou cardés. Celle lisse au bout coupé est à son aise dans le formel autant que dans la cérémonie, et pourra donc soutenir un costume business ou une jaquette.
Quoi qu’il en soit, pour composer une base concrète pour notre collection, j’ai réduit les 29 éléments de départ au nombre de 12, chiffre de la plénitude. Cette seconde sélection se réduit aux essentiels, réunissant les modèles que tout élégant se doit de posséder dans sa collection.
Chaque élément est associé à une typologie de tissu, lequel suggère différents genres de complets et contextes d’usage. Les chaussures ont avec notre tenue un rapport similaire à celui qui existe entre les mets et les vins. Au restaurant il est d’usage regarder le menu d’abord et ensuite la carte des vins ; dans l’habillement on commence par comprendre quelle tenue est faite pour nous et le choix des souliers suit en conséquence.
D’une manière générale, le formel est le royaume des complets sombres et des richelieu ; l’informel celui des spezzati, des costumes clairs et des derbys ; dans le sportif on voit des vestes rustiques portées sur des chaussures solides, technologiques ou légères. La cérémonie est dominée par le gris mat, qui fait le paon sur des richelieu simples. Dans le cadre du soir, c’est le noir lumineux, qui danse sur des peaux fines et des façons délicates. Ce que j’ai pu bâtir avec cette méthode n’est pas une carte de l’Eldorado mais juste deux ou trois petits plans qui montrent les villes les plus importantes dans le monde des souliers.
J’espère avoir été utile dans cette chasse particulière où pour atteindre la cible on ne peut compter que sur la visée et non sur la quantité de cartouches tirées. Autrement dit : le droit à l’erreur n’y a pas cours, et on a beau a posséder de nombreuses paires de chaussures ce n’est qu’en comprenant et réalisant les combinaisons justes que l’on construit une collection susceptible de compléter dignement notre garde-robe. Comme il nous arrive d’acheter une cravate sans penser à où et quand on la portera, il nous arrive de céder au charme d’une chaussure pour sa beauté propre, comme on le fait pour un tableau. Il faut admettre que si on achetait toutes les chaussures que l’on aime on obtiendrait sans doute un dépôt conséquent mais assurément pas une collection. Pour trouver l’or il ne suffit pas de déplacer le sable, il faut le filtrer. Pour ce qui nous concerne, le tamis le plus efficace est de se demander quels modèle, couleur et cuir, mettront en valeur les vêtements que l’on a ou que l’on aura. Si on ne peut pas se permettre tous les modèles, il suffit de désirer les bons. Ce sont ceux-là qui, finalement arrivés à nos pieds, feront la différence.
(1) Tissu anglais très serré, de laine ou de coton, à fines côtes parallèles obliques, servant à la confection de vêtements résistants (uniformes, culottes de cheval).
(2) Littéralement « coupé en deux » est l’art d’appareiller une veste et un pantalon, qu’il s’agisse d’une veste et d’un chino, d’une veste et d’un jeans ou d’un pantalon et d’une veste de deux costumes différents. Dans les années 1920-1930 on disait “en veston”. Aujourd’hui on parle parfois, abusivement, de blazer. Il parait ne pas exister un mot français adapté à definir cette mise pourtant la plus ordinaire aujourd’hui.