Hollywood Tailor
Il est vrai que si Sené reste l’interlocuteur privilégié de nombreuses habilleuses du cinéma et du show biz, cette clientèle prestigieuse ne représente qu’une petite partie de son activité, la majorité de ses clients étant des anonymes partageant le double dénominateur commun d’être concernés par leur look d’abord, et pour l’essentiel plutôt à l’aise financièrement ensuite. Beaucoup d’avocats, médecins, journalistes et autres professions libérales. Une partie de fashion addicts, une autre d’amateurs exigeants, qui s’habillent en connaissance de cause et n’achètent pas qu’un look mais aussi une qualité de fabrication dans les règles de l’art.
En l’espace d’une dizaine d’années, le profil type du client des maisons de renom a en effet beaucoup changé. La période où les marques vendaient une image chic et des produits au rabais est révolue : Internet et la presse spécialisée sont passés par là, et la lecture de magazines comme Dandy a appris à l’acheteur à apprécier les qualités des tissus, et surtout celles de fabrication et de finition des vêtements. Au-delà des styles, les habilleurs ont donc du s’adapter, et ceux qui revendiquent de travailler sur le marché haut de gamme doivent aujourd’hui se fournir chez les meilleurs tisseurs et soigner leurs montages et leurs finitions pour convaincre. Au bout du compte, le grand gagnant de cette éducation est, si l’on veut bien y réfléchir, le consommateur. A condition d’être correctement informé.
C’est pour répondre à cette nouvelle demande plus pointue que dans le passé qu’il y a trois ans Gérard Sené a repensé ses collections et son approvisionnement (on parle aujourd’hui de sourcing), et s’est lancé dans une fabrication montée à 70% à la main. Ainsi par exemple, si aujourd’hui comme hier les vestes maison ont toujours peu de padding (renforts d’épaule), le peu d’épaulettes qu’elles contiennent est monté à la main, comme l’entoilage. Plus avant dans le détail, il s’agit d’épaulages plus fins que par le passé, calibrés spécifiquement pour les lignes Hollywood Tailor et Gérard Sené Paris. Cette dimension artisanale ne s’arrête pas au corps de la veste et à ses épaules : après que les emmanchures aient été bâties à la main, et les embuts répartis de même, les pièces sont ensuite cousues à la machine avant d’être repassées, de nouveau à la main, en traditionnel.
Montage traditionnel, coupes tendance
En l’espèce cependant, même si les pièces sont montées de manière traditionnelle, on ne peut ranger les vestes Sené parmi les classiques, notamment du fait d’un travail d’épaulage bien particulier, qui permet de proposer des épaules très droites bien que dénuées de padding. Cette épaule à la Cary Grant participe de la souplesse et de la fluidité de la veste parce qu’elle ne contraint pas celui qui la porte. Une caractéristique qui a toujours marqué les pièces maison, et se trouve amplifiée cette année par le fait que plus de la moitié des vestes ne sont pas doublées. Plus qu’un détail, puisque ce choix de montage permet d’une part d’offrir des vêtements très légers, et d’autre part d’utiliser des tissus exceptionnels, Super 160 et cachemires hors normes notamment.
Certains pourront s’étonner de trouver des costumes d’hiver non doublés. Une surprise que Gérard Sené balaye d’une phrase lorsqu’on l’interroge sur le sujet, soulignant qu’avec des tissus affichant des grammages de 300 grammes et plus, les vestes actuelles n’ont plus besoin de doublures. L’importance est désormais ailleurs : la qualité du tissu, la coupe de la pièce, la qualité de son montage et le soin apporté aux finitions. Et dans ce domaine, le tailleur des stars ne craint personne : ses intérieurs sortent du commun en affichant des biais de couleur partout, et plus généralement la fabrication de ses collections fait aujourd’hui partie des meilleures. Il en va d’ailleurs de même pour ses chemises, dont la fabrication est aussi soignée, avec quatre opérations main par produit.
Un peu d’histoire
La gouaille qu’affiche le bonhomme en toutes circonstances n’a rien de factice, ni de forcé. Si Gérard Sené n’est pas né dans un milieu favorisé, il est en revanche tombé tout petit dans le monde de la mode. Pour dame. Entré dans une maison de confection comme coursier à l’âge de quinze ans, il y apprend le métier et y monte les échelons jusqu’à la quitter pour monter sa propre affaire, en partie financé par ses premiers clients, cinq ans plus tard. Sa spécialité est le chemisier en crêpe de soie. En trente ans il va en faire une grosse affaire, qui diffuse dans le monde entier et notamment chez Saks, Bloomingdale’s et Berghoff Goodmans, et fera démarrer des stylistes comme Thierry Mugler ou Azzedine Alaïa, excusez du peu. Lorsqu’il revend son affaire, usine comprise, trente ans plus tard, Sené pourrait s’arrêter de travailler. Il préfère s’associer à une affaire de prêt-à-porter masculin, mais l’histoire se répète et cinq ans plus tard il monte sa propre marque. Il bâtira cette fois son succès en articulant ses collections autour des grands thèmes cinématographiques et musicaux des années 40 à 60 : les premières lignes Gérard Sené sont inspirées par Kennedy, Lindbergh, Connery…
L’image « tailleur des stars » s’impose dès le début de l’histoire, Gérard Sené habillant Johnny Hallyday pour la série télé David Lansky, en 1989. Suivront les films La gamine et L’homme du train, puis les spectacles. Cette fois le train est lancé : dans la foulée de Johnny, Eddy Mitchell, Guy Marchand, Gérard Lanvin et bien d’autres vont confier leur silhouette à Gérard Sené, et dès que celui-ci ouvre la première boutique qui porte son nom, en 1995, sa réputation s’installe. Vingt ans plus tard, Sené n’a plus rien à prouver. Et si nombre des artistes qu’il habille à la scène comme à la ville sont devenus des amis, il préfère que l’on parle de lui pour ses créations et pour la qualité de ses vêtements que parce qu’il habille Intel ou Untel. Ce qui n’empêche pas le premier étage de la boutique historique de la rue Daniele Casanova d’afficher une série de polaroïds à faire pâlir d’envie n’importe quelle maison de couture : on y découvre pêle-mêle, pendant leurs essayages, Johnny, Eddy, Reno, Lhermitte, Kalfon, Garcia, Denisot, Dechavanne, Arthur… étourdissant.
Aujourd’hui Sené a de nouveaux projets. L’ouverture de sa troisième boutique parisienne – 350 m2 avenue Marceau – l’a incité à remettre les deux premières à neuf, leur offrant des décors contemporains et lumineux. Au mois d’octobre, ce sera l’inauguration de la première boutique Rive Gauche, rue du Bac. Et pour 2011, mais chut : n’en parlez pas, on parle d’une première ouverture à l’international, à Londres ou Milan. Sené est définitivement un type qui ne se prend pas au sérieux et aime à rire de tout, voire tout tourner en dérision, mais ses boutiques, son image, donc son nom, c’est autre chose.
Là c’est du sérieux, et ça rigole pas. Faut pas déconner…