C’est un peu notre or à nous. On connaissait le noir, dont la planète dépend si tristement, le blanc des tisseurs (le cachemire), s’annonce le temps où il nous faudra considérer également l’or beige. Le rachat des Tanneries du Puy par Hermès fin novembre, souligne le caractère précieux du cuir de qualité supérieure.

Indirectement concerné, le consommateur final s’intéresse peu au prix des matières premières. De façon très légitime, seuls lui importent la qualité et le prix du produit qu’il achète. Or si dans certains secteurs, comme par exemple l’automobile ou la téléphonie, la valeur ajoutée provient essentiellement de la fabrication, d’autres dépendent grandement des matières premières qu’ils utilisent, ce qui est notamment le cas des industries du textile et du cuir. On trouve certes naturel de payer plus cher un cachemire qu’une simple laine, et un croco qu’un cuir. Mais parce qu’on considère généralement ce dernier comme basique, ordinaire, on le considère peu susceptible d’importantes fluctuations. C’est compter sans les conséquences des évolutions des modes comportementaux de notre époque.

Depuis plusieurs années en effet, la demande mondiale d’accessoires de maroquinerie explose – notamment sous la poussée de l’émergence de la classe moyenne chinoise et des plus de deux cents millions de consommateurs qu’elle représente – alors que dans le même temps la production de cuir diminue du fait de la chute de la consommation de viande de veau, plus chère que celles de bœuf et de volaille. Face à celle-ci, les éleveurs ont adapté leur production, dont on a enregistré une chute régulière comprise entre 3 et 4% par an au cours des dix dernières années, soit un volume annuel inférieur d’un tiers à ce qu’il était au début des années 2000.

Or ce sont principalement les veaux de races à viande qui fournissent les peaux utilisées pour la fabrication des vêtements, des pièces de maroquinerie et, plus près de nous, des chaussures. En France, pour l’essentiel : les Charolaises, les Limousines et les Salers.

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que face à une demande en progression de plus de 10% par an, une offre en diminution de 30% pose inévitablement problème. D’autant plus que la demande en question porte essentiellement sur les produits de luxe, et que la proportion de peaux aptes à cette industrie particulière n’est que de l’ordre de 10% de l’ensemble des peaux produites. Nous avons déjà eu l’occasion de parler plusieurs fois dans ces pages des qualités exigées pour la fabrication de produits hauts de gamme.

Cuir de premier choix : des critères exigeants

Pour mémoire, au-delà de la souplesse et de l’épaisseur appréciées par tout un chacun, les professionnels veillent à acheter des peaux d’épaisseur constante et exemptes des tâches ou griffures qui résulteraient d’une mauvaise alimentation ou d’une mauvaise santé (d’un contrôle facile par les éleveurs) ou de contacts avec des fils de fer barbelés ou simplement avec des épineux (nettement moins facile). Les plus âgés se souviendront ici des arguments répétés par les concessionnaires Rolls Royce et Jaguar et la presse automobile dans les années 70 et 80, soulignant la qualité du cuir Connoly qui habillait ces voitures, liée à l’élevage des animaux dans des prairies dénuées de clôtures barbelées ; il en va de même aujourd’hui pour les fabricants de vêtements et maroquinerie de luxe. L’uniformité des peaux est cruciale pour la fabrication des pièces unies (manteaux, blousons, sacs à main…), tant pour la facilité des opérations de teinture que pour l’aspect final de celles-ci, les pièces en cuir grené ou frappé (effets obtenus par pressage à chaud) permettant un petit peu plus de souplesse à ce niveau dans leur fabrication.

Cette évolution de la physionomie du marché a déjà valu en 2010 une augmentation brutale de l’ordre de 10% aux métiers du cuir en général et de la chaussure en particulier. Et la demande chinoise n’avait pas encore explosé…

L’achat des peaux brutes représentant aujourd’hui pour les tanneurs plus de 60% du prix des peaux finies, il convient de prévoir de nouvelles augmentations des prix de la matière première – et par extension des produits finis – dans les prochaines années.

Face à cette situation nouvelle, les grands noms du luxe apportent désormais une importance toute particulière à leur approvisionnement en cuir, et donc aux tanneries. D’autant que celles capables de fournir des peaux de qualité compatible avec l’industrie du luxe ne sont pas nombreuses.

Si cette activité compte en France une petite vingtaine de PME, les tanneries spécialisées dans le cuir de veau se comptent sur les doigts d’une main, et la plus célèbre et la plus prestigieuse d’entre elles a toujours été Les Tanneries du Puy, installée au Puy-en-Velay, en Auvergne. Fondée en 1946, cette entreprise est devenue en un demi-siècle une institution telle que les chausseurs qui utilisent ses cuirs le soulignent généralement (surtout s’il s’agit du fameux « premier choix »), au même titre que les tailleurs indiquent Loro Piana lorsqu’ils utilisent les étoffes du tisseur italien.

De Weston à Hermès

En 2011 la société avait été achetée par la holding EPI, par ailleurs propriétaire de J.M. Weston, d’Alain Figaret et de Bonpoint. Une acquisition qui avait à l’époque suscité quelques inquiétudes, certains esprits chagrins supputant que Weston pourrait ainsi se réserver l’exclusivité de la fourniture des meilleurs cuirs de France. Une aberration au regard du marché, vite démentie par les faits, les chausseurs parmi les clients traditionnels des Tanneries du Puy – en tête desquels Weston et John Lobb – restant des clients parmi d’autres.

Il convient de s’arrêter ici un instant sur les motivations des grands groupes du luxe, auxquels on prête naturellement, outre l’exercice de leurs métiers d’excellence, des ambitions effrénées et des appétits voraces. Les vertigineuses perspectives de la mondialisation sont sans doute aussi étourdissantes pour ces maisons habituées aux sommets qu’elles le sont pour les plus petites entreprises, mais au-delà des capitalisations boursières, des plans de développement, des guerres visibles et invisibles, lesdits grands groupes se sont eux-mêmes imposé un apostolat qui, pour honorable qu’il soit, échappe le plus souvent au grand public : celle de la préservation des savoir-faire et d’emplois devenus dans certains cas quasiment anachroniques. Ainsi en va-t-il des brodeurs, des plumassiers… et des tanneries.

Malgré un chiffre d’affaires de vingt millions de francs et son statut de référence de la spécialité, l’établissement du Puy-en-Velay cumule les pertes depuis des années. Il faut dire que la trésorerie importante que celle-ci a toujours nécessité se voit depuis quelques années alourdie par l’obligation d’investir lourdement dans le traitement des déchets. Ajoutons à cela l’augmentation permanente du prix de la matière première et l’on comprendra que la holding familiale de Weston ait choisi de se défaire de cet actif encombrant. Si le montant de la transaction est resté scrupuleusement confidentiel, les experts s’accordent à estimer que celle-ci s’est effectuée à des conditions intéressantes pour l’acheteur. Pour être tout-à-fait complets, soulignons que le groupe EPI reste par ailleurs propriétaire de sa tannerie de cuir à semelle, acquise en même temps que la maison Weston et totalement indépendante des Tanneries du Puy.

Même s’il s’agit d’une entreprise déficitaire, le rachat des Tanneries du Puy par Hermès est une opération qui fait sens. Dans son communiqué, le groupe parisien indique que « cette acquisition, qui permet de sauvegarder plus d’une centaine d’emplois dans la région Auvergne-Rhône Alpes, s’inscrit dans la continuité de la stratégie du groupe Hermès de préservation des savoirs-faire uniques, et de sécurisation des approvisionnements ». Dont acte. Avec cette acquisition, qui complète celle de la tannerie d’Annonay effectuée en 2013, le groupe sécurise effectivement plus avant ses approvisionnements en cuir de qualité dans le domaine primordial de la maroquinerie (qui a représenté cette année, excusez du peu, quelques 47% de son chiffre d’affaires du troisième trimestre). Mieux : non seulement Hermès se libère ainsi d’une dépendance à l’importation toujours possiblement problématique, mais se retrouve en position d’exportateur, l’établissement auvergnat réalisant la moitié de ses ventes à l’export – Europe, Etats-Unis et Asie.

En intégrant ce fournisseur historique à la suite des cristalleries Saint-Louis et de l’orfèvre Puiforcat, la Maison du Faubourg Saint-Honoré porte plus haut que jamais sa stratégie de préservation et de représentation des savoir-faire et métiers d’art français à l’échelle planétaire : une démarche d’autant plus remarquable qu’elle intervient à un moment où, à la suite des événements que l’on sait, être Français fait de nouveau sens et légitimise une certaine fierté.