Gieves & Hawkes
Savile Row
Avec One Savile Row, Gieves & Hawkes, the invention of the English Gentleman, un collectif d’auteurs anglais rend hommage à la Mecque du costume sur mesures autant qu’à ses racines et à l’un de ses plus éminents représentants. J’ai nommé Gieves & Hawkes, installé à l’adresse la plus symbolique entre toutes : au 1, Savile Row. Cela ne s’invente pas.
A la plume Marcus Binney, Simon Crompton, Alastair MacLeod, Colin McDowell et Peter Tilley, respectivement historien, journaliste de mode, directeur des collections et archives de la Royal Geographic Society, critique de mode, et historien/archiviste de Gieves & Hawkes. Rien que du beau monde. Derrière l’objectif Bruno Ehrs, l’un des plus célèbres photographes suédois. Au final 240 pages grand format d’un ouvrage luxueux consacré à l’élégance british à travers les archives de Gieves & Hawkes, l’un des tailleurs les plus réputés du monde. A travers l’histoire de la maison, les auteurs revisitent celle du vêtement militaire qui donna elle-même naissance au temple de l’art tailleur britannique : Savile Row.
Savile Row, incomparable vitrine de l’art tailleur
Si avec Cifonelli, Berluti (ex-Arnys), Camps de Luca, Smalto et quelques autres, Paris dispute à Londres le statut prestigieux de capitale de l’art tailleur, Savile Row est unique au monde. Pour ceux qui ne connaissent pas, ce nom aussi évocateur que celui de Rolls Royce désigne une petite rue du quartier londonien de Mayfair, l’un des plus chic – et des plus chers – de la capitale britannique. Remarquable pour son calme, sa propreté et la concentration de Rolls, Bentley et autres Range Rover garées le long de ses trottoirs, cette rue à sens unique (en raison de son étroitesse) se distingue par le fait qu’elle réunit sur quelques centaines de mètres les plus anciens et plus célèbres tailleurs de Londres. A quelques centaines de mètres de Piccadilly et de Buckingham, ils sont tous là : Anderson & Sheppard, Huntsman, Poole… La façade du numéro 1 affiche le nom de Gieves & Hawkes depuis 1912.
Construit en 1732 pour accueillir la famille de Bryan Fairfax, héritier de Lord Fairfax et commissaire de George III, l’hôtel particulier du 1 Savile Row est acquis en 1756 par la famille Cavendish, qui en fait son pied à terre londonien. Pour la petite histoire, cette lignée aristocratique célèbre pour avoir compté dans ses rangs Georgiana Cavendish, dont la vie fut portée à l’écran par Keira Knightley dans le film The Duchess, et plus près de nous Diana Spencer, est aussi est surtout, depuis 1618, de la famille des ducs du Devonshire. Racheté par la Royal Geographic Society en 1870, le bâtiment verra passer entre ses murs quelques uns des plus illustres explorateurs du XIXème siècle, parmi lesquels le Dr. Livingstone au faîte de sa gloire. Si le quartier n’est pas encore à l’époque le symbole du bespoke qu’il va devenir, il réunit déjà les maisons les plus réputées, créées au tout début du siècle, alors que Brummel était l’arbitre des élégances : il y a là Ede & Ravenscroft, Davies & Sons et surtout Henry Poole, que la postérité honorera comme « fondateur de Savile Row ». A la tête de l’entreprise créée par son père James en 1806, Poole fit faire d’importants travaux dans le magasin familial, dont il transféra l’entrée du 4, Old Burlington Street aux 36-39, Savile Row, la rue à laquelle le bâtiment était jusque là adossé. Commandant à Lewis Cubitt, l’un des architectes les plus courus de l’époque, une façade à l’italienne majestueuse et un salon à la hauteur de sa prestigieuse clientèle (la maison comptait déjà la Cour parmi ses clients, et l’état-major de la reine Victoria avait expressément demandé à ce que les gentlemen invités aux réceptions royales portent des habits réalisés par Poole & Co), Henry Poole lançait Savile Row et annonçait sa prééminence sur l’élégance internationale. Gieves & Hawkes n’étaient pas encore à l’époque l’entité que l’on connaît aujourd’hui, mais deux établissements distincts – et concurrents – officiant tous deux dans le tayloring militaire. Ils s’associèrent en 1974 et s’installèrent dans le bâtiment racheté par Hawkes en 1912 à la Royal Geographic Society.
Quatre siècles d’histoire
Réunissant Hawkes & C°, créé en 1771, et Gieves Ltd, ouvert en 1785, la maison compte parmi les plus anciens tailleurs du Royaume. Lorsque les deux établissements s’associent, ils cumulent plus de quatre siècles d’histoire de tailleurs d’uniformes et d’habits de cour.
Thomas Hawkes, qui s’établit comme fabricant de coiffes militaires, se forgea une réputation enviable en fabriquant les couvre-chefs que Wellington et son régiment portaient à la bataille de Waterloo, et se vit honoré par les Royal warrants de George III (qui fut son premier client), de la reine Charlotte et du prince régent. Au-delà du prestige de la royale clientèle, Hawkes assit sa fortune sur la mise au point d’une technique de traitement du cuir qui apportait à celui-ci la résistance nécessaire pour résister à un coup d’épée. Fort de cette technique il déposa le shako, qui équipa bientôt l’armée britannique, sur recommandation personnelle du roi. Passée entre les mains de ses héritiers et devenue Hawkes & C° après la disparition de son fondateur en 1809, l’entreprise fut rachetée en 1860 par Henry White, qui mit au point la seconde révolution technique qui allait asseoir son aisance financière : celle du casque colonial Hawkes, constitué d’un composite de liège et de caoutchouc qui le rendait léger, résistant au soleil et même étanche, ce qui permettait accessoirement aux soldats d’abreuver leurs chevaux. White étendit également l’activité de la maison à celle de tailleur militaire, notamment grâce au talent de son maître coupeur George Ballingall, et racheta le 1 Savile Row en 1912. Moins de vingt ans plus tard, afin de compenser la chute des ventes des vêtements de cérémonie, le même George Ballingall devenu président de Hawkes & C° concevait en 1929 l’idée de fabriquer les premiers costumes prêts à porter, vendus avec la plus grande discrétion, quasiment sous le manteau. Et vingt ans s’écoulèrent encore avant que, en 1948, les chiffres de ce nouveau commerce dépassent ceux de la mesure…
Robert Gieve, qui avait ouvert boutique en 1785, s’imposa comme tailleur officiel de la Royal Navy à l’occasion de la guerre de Crimée, après avoir affrété un bateau qui jeta l’ancre à Sébastopol en 1854 afin de servir de boutique de tailleur aux corps d’armée directement sur le théâtre des opérations. Ajoutée à la qualité de ses uniformes, pour lesquels il utilisait des laines Merinos de chez Strachan, cette initiative lui valut de recevoir son premier certificat royal (Royal warrant) du prince de Galles, futur Edward VII. George V et ses fils les princes Edward, Albert, George et Henry, y ajoutèrent les leurs en 1911, élevant Gieves & C° au titre envié de fournisseur officiel de la marine royale, distinction qui amena la maison à réaliser les tenues d’amiral des rois de Suède, de Norvège, du Danemark, de Grèce, de Roumanie et de Yougoslavie. Durant l’entre-deux-guerres les uniformes d’apparat des différentes marines attinrent le faîte de leur splendeur. C’est à cette époque que Gieves commence à travailler avec l’industrie qui va se révéler l’un des principaux moteurs de Savile Row durant les décennies suivantes : celle du cinéma, installée à Hollywood. En 1934 la maison crée l’uniforme du capitaine Bligh pour Les révoltés du Bounty à la demande express du très britannique Charles Laughton, qui interprète le rôle. Plus près de nous Gieves réalisera certains uniformes de Winston Churchill, habillera les garçons d’honneur au mariage de Charles et Diana, George Bush, Mikhaïl Gorbatchev, et réalisera même la tunique rouge brodée d’or de Michael Jackson pour sa tournée européenne de 1988.
En 1974, alors que la première crise pétrolière frappe l’économie occidentale, Gieves & C° négocie la reprise de Hawkes & C° – et surtout sa magnifique boutique du 1 Savile Row – avec ses propriétaires. Les discussions d’accélèrent lorsqu’une bombe de l’IRA fait exploser les locaux de Gieves, au 27 Old Bond Street, et dès le rachat entériné la société rebaptisée Gieves & Hawkes se déploie à la prestigieuse adresse.
Le style Gieves & Hawkes
Comme la majorité de ses coreligionnaires, en mesure Gieves & Hawkes adapte son style aux demandes de ses clients à partir de fondamentaux qui constituent l’ADN de la maison. Il s’agit ici d’un travail particulier du col qui rejaillit sur l’épaule et apporte une dynamique particulière à celle-ci, un peu à la manière de ce que réussit Cifonelli à Paris en montant ses épaules sur l’avant. On retrouve ce même travail de mise en valeur des volumes avec le travail effectué sur la poitrine, généreux au niveau des pectoraux et dessinant des aplombs valorisants, qui justifie notamment des têtes d’épaules arrondies mais sculptées et des emmanchures marquées, comme les pratique Camps de Luca. Une coupe conçue
sous la direction de David Taub, qui a quitté Maurice Sedwell, où il assista Edward Sexton, pour prendre la direction de la création de Gieves & Hawkes. Un chef coupeur de haute volée, connu pour la méticulosité de son travail et ses créations très épaulées. L’Américain qui dit que trois Royal warrants sont « un honneur et un privilège (…), un point de repère qu’il lui faut toujours garder à l’esprit » et affirme que les éléments majeurs d’un style sont l’épaule et la poitrine. Des exercices de style pour la réussite desquels il est passé maître, en sculptant les poitrines de ses toiles à la vapeur et en multipliant les renforts sur les côtés de celles-ci. Une façon pour lui de récupérer au nom de Savile Row la coupe structurée à l’épaule construite et à l’emmanchure réduite, détournée par les habilleurs italiens qui, en l’assouplissant, l’avaient rendue plus sexy.
A la tête de la création, Jason Basmajian a conservé de ses six ans chez Brioni le goût des tissus de qualité supérieure et une vision globale du costume moderne qui, nourrie par son expérience italienne, l’avait amené avant d’entrer dans ses nouvelles fonctions à considérer que l’époque est à un retour de la grande mesure, et que cette dernière se passe à Savile Row, où le style est plus strict et les coupes moins indulgentes (sic).
Depuis les années 80, Gieves & Hawkes distribue sa ligne prêt-à-porter à travers diverses licences réparties dans une douzaine de pays. La marque vient d’être rachetée pour 92,5 millions d’euros par le groupe hongkongais Fungs, par ailleurs propriétaire de Cerruti 1881, Intermezzo et plusieurs autres marques de prêt-à-porter masculin, à Wing Tai Properties (de Hong Kong également), qui l’avait acheté 11,5 millions d’euros en 2002. Le nouveau propriétaire prévoit d’étendre le réseau de boutiques de prêt-à-porter Gieves & Hawkes en Chine, où les marques européennes font l’objet d’un engouement constant, et d’y exporter le service tailleur, son savoir-faire, ses 40.000 tissus de costumes et 1000 tissus de chemises. A l’heure de la mondialisation tous azimuts, le 1 Savile Row a de beaux jours devant lui.