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Giacomo Casanova, le libertin de Venise

Chevalier de Seingalt, Giacomo Casanova est ce fripon de Vénitien qui a tant fait qu’on ne sait par quelle facette le saisir. Il naquit en 1725 dans une petite ruelle sombre près du vieux théâtre San Samuele, où son père Gaetano, venu de Parme dans la ville des Doges, exhibait avec peu de succès ses médiocres talents d’acteur. Sa mère Zanetta Farusi, fille d’un cordonnier vénitien, devint actrice elle aussi. Doué d’une intelligence précoce, le petit Giacomo fut destiné à la carrière ecclésiastique, mais il prouva bien vite que sa véritable vocation était la table de jeu et la vie galante.

En ce XVIII° siècle, âge d’or du libertinage ; charlatans, escrocs, magiciens de tous poils et joueurs, parcouraient l’Europe en tous sens et accumulaient leurs exploits de ville en ville.

Casanova fut l’un des plus brillants représentants de cette corporation. Aventurier ? Ce titre-là n’est pas contesté. Fils de comédien et lui-même cabot de la plus belle étoffe, Giacomo est toujours en représentation. Sa vie errante ressemble à une tournée théâtrale en quête de bravos et de subsides. Il y interprète les rôles du prêtre défroqué, du soldat en rupture de ban, de l’évadé audacieux, du grand initié, du truqueur de cartes, de l’espion et du mouchard. Emplois dont il s’ingénie à tirer profit, car ce prédateur ne manque jamais d’exercer son droit d’aubaine. Enfant de la balle, doué d’une mémoire à toute épreuve et d’une grande promptitude d’esprit, pourvu dès son jeune âge d’un solide bagage de connaissances, il apprend vite ce qu’il faut pour se faufiler dans la société : une teinture de bonnes manières suffisante, valorisée par un usage facile de la langue française. « Une forte dose d’aplomb, qui peut tourner à l’insolence, souligne Robert Abirached auteur du livre Casanova ou la dissipation, mais qu’un zeste d’obséquiosité vient tempérer à point. Un coup d’œil juste, qui perce d’emblée chez autrui le défaut de la cuirasse, mais aussi de la familiarité avec les sciences occultes et un sens aigu de la mise en scène. »

Il va donc courir la vie à grands pas. L’œil allumé, le nez au vent, il se promène d’Italie en France, d’Allemagne en Suisse, d’Angleterre en Espagne, et pousse même une pointe jusqu’en Russie : Européen avant la lettre, échafaudant sans relâche de mirifiques projets, hâbleur et parfois escroc, poète à l’occasion et spectateur passionné des choses, des lieux et des gens. Des bureaux ministériels aux tripots clandestins, des théâtres aux prisons, des auberges aux châteaux ; il a tout vu, tout vécu. En racontant sa vie, c’est toute son époque qu’il réussit à animer à travers une chronique colorée et pittoresque. Successivement séminariste, militaire et licencié en droit, il fut jeté en prison (les Plombs) en 1755 pour athéisme, libertinage et pratique de la magie. Evadé quinze mois plus tard, il se jeta alors sur les routes. Mais il reviendra sans cesse à Venise sa ville natale, sa ville fétiche qu’il parcourt à travers ponts et canaux de jour et surtout de nuit pour cacher ses conquêtes friponnes. Au Florian, il rédige ses premiers libelles et quelques feuillets de son roman L’Icosameron. Sur le pont des soupirs il séduit Esther et Célimène. Choyé par la fortune, il court de succès en succès durant une quinzaine d’années. Fiché comme « fameux filou » par le lieutenant de police de Paris, il n’en est pas moins reçu à la cour de Fréderic le Grand (qui le trouve joli garçon et veut en faire le gouverneur de son école des cadets) et celle de Catherine II. Il a des entretiens avec Rousseau et Voltaire, qu’il exaspère, connait Souvaroff et Cagliostro, correspond avec le Prince de Ligne qui le tient pour un « puits de science ».

Charmeur éclectique, partout chez lui, il incarne le XVIII° siècle en mouvement. « Homme libre, citoyen du monde », ainsi se présente-t-il. Aucune femme ne met entrave à cette liberté. Qu’il séduise ou soit séduit, le faux Chevalier de Seingalt ne s’attarde guère à ses bonnes fortunes. Il goûte à toutes les femmes, sorties du bordel, grandes dames, comédiennes ou souillons, avec un penchant statistique pour les amours ancillaires, et une prédilection marquée pour les brunes et les « rieuses ».

En 1790, Casanova commence la rédaction de ses mémoires. « Ma vie, dit-il, est ma matière, et ma matière est ma vie ». Par la vertu de l’écriture, son existence est maintenant devant lui, offerte aux constructions de la mémoire et du rêve, prête à s’actualiser toute neuve au fil de sa plume. « Membre de l’Univers, je parle à l’air et je me figure de rendre compte de ma gestion. » Faut-il ajouter qu’il procède moins en historien qu’en romancier amoureux du monde et, au centre du monde, épris avant tout de lui-même ? Il éprouve plus fortes que naguère toutes les émotions qu’il a connues, et vole de surprise en bonheur, innocent, irrésistible, adoré comme l’exprime dans son ouvrage Rober Abichared. Voici Henriette, Thérèse, Lucrèce, Marceline, Véronique… actrices, femmes du monde, nonnes, soubrettes, bourgeoises, fillettes au bord de la puberté ou beautés épanouies, cœurs sensibles ou corps mercenaires. Aux abords de la quarantaine, la faveur qui n’a cessé d’être la sienne auprès du monde et du beau sexe décline en même temps que ses facultés. Usé il est recueilli au château du Dux en bohême, comme bibliothécaire. Il ne possède plus comme il dit « le suffrage à vue » et son système s’effondre : « Ayant l’air d’un papa plus que d’un galant, je ne croyais plus avoir ni des droits, ni de justes prétentions » confesse-t-il. Mais il continue encore quelque temps sur son erre. Quand les portes se fermeront partout devant lui et qu’il sera proclamé indésirable de ville en ville, on ne lui tirera jamais un mot d’impatience ou de mépris envers une société où il avait trouvé ses aises et dont l’art de vivre lui convenait parfaitement. Quand les échos de la Révolution française lui parviendront, il n’aura pas assez de sarcasmes contre elle et contre les changements qu’elle prétend apporter au plus délicieux des univers.

Comme tout cabot qui se respecte, Giacomo Casanova s’est arrangé pour écarter de ses mémoires les ombres de la défaite, de la pauvreté, de la compromission et des salissures que la vie a fini par lui infliger, de manière à préserver l’image qu’il voulait laisser au monde. Il lui fallait absolument être en position d’écrire encore en 1797 : « A l’âge de soixante et douze ans, où je peux dire vixi, quoique je respire encore, je ne saurais me procurer un amusement plus agréable que celui de m’entretenir  de mes propres affaires et de donner un noble sujet de rire à la bonne compagnie qui m’écoute ». Depuis, l’homme n’a cessé de faire parler de lui. Un catalogue plus long que la liste de ses maîtresses ne suffirait pas à rassembler les titres d’ouvrages qui lui ont été consacrés et le septième art continue de le célébrer à travers ses plus grands réalisateurs (Fellini ou Comencini) et sous les traits de ses meilleurs comédiens. Une manière de saluer le mythe extravagant et humain de Venise.

 

Photos extraites de l’ouvrage Venise Itinérance, texte de Pierre Rosenberg et photos Jean-Baptiste Leroux, à paraître aux éditions Imprimerie Nationale Actes-sud en septembre.