F. Scott Fitzgerald : un auteur très contemporain
Le succès du film de 1974 a fait un peu oublier que lors de sa sortie, en 1925, le livre de Francis Scott Fitzgerald ne connut pas un grand succès. Le chef de file de ce qu’Hemingway appellera la Génération Perdue vit alors en France, où il s’est installé avec sa femme après sa démobilisation.
Francis Scott Key Fitzgerald voit le jour en 1896 dans une famille de la petite bourgeoisie de Saint Paul, Minnesota. Son père est VRP – on dit alors « commis voyageur » – chez Procter & Gamble, et le jeune Francis le considèrera toute sa vie comme un raté. Seul l’héritage de sa mère lui permet d’effectuer sa scolarité dans une école privée, puis d’intégrer la prestigieuse université de Princeton, où son caractère taciturne et condescendant en fait un étudiant solitaire, auquel sa beauté naturelle et ses allures de dandy valent néanmoins de nombreux succès féminins. Aigri par les relations surfaites de la bonne société de la côte Est et éconduit lorsqu’il propose le mariage à une jeune héritière, Fitzgerald en ressent une profonde amertume à l’encontre des riches, qui ne le quittera plus et marquera son oeuvre. Quittant l’université sans diplôme mais non sans avoir commencé à écrire des nouvelles pour les journaux Princetown Tiger et Nassau Literary Magazine, il s’engage dans l’armée en 1917, lorsque les Etats-Unis prennent part au premier conflit mondial. C’est sous les drapeaux qu’il rencontre la flamboyante Zelda Sayre. Fille de juge et petite-fille de sénateur, celle-ci tourne toutes les têtes. Désireux de l’épouser, dès la fin de la guerre Fitzgerald trouve un emploi dans la publicité et commence à écrire. Son premier roman, L’envers du paradis, sera refusé par plus de deux cents éditeurs avant d’être enfin publié, en 1920. Son succès immédiat apporte au jeune auteur la célébrité en même temps que l’aisance financière. Il épouse Zelda Sayre, et comme nombre d’Américains le jeune couple émigre en France. Ce sera d’abord l’hôtel Ritz à Paris, puis l’Hôtel du Cap et l’Eden Roc à Antibes. Durant une petite dizaine d’années, les Fitzgerald vont incarner les années folles avec insouciance, dépensant sans compter leur jeunesse et leur argent dans une débauche d’amitiés et de soirées plus brillantes les unes que les autres. Deux ans après son premier livre, l’écrivain livre Beaux et damnés, qui décrit la dérive et les extravagances d’un couple qui ressemble beaucoup au sien.
Ernest Hemingway, qui a fait la connaissance de Fitzgerald à Paris, dépeindra par ailleurs les doutes et les frustrations de son ami dans Paris est une fête. C’est à lui que Fitzgerald fait lire Gatsby le magnifique, à La Closerie des Lilas, avant de le livrer à son éditeur. Son compatriote est enthousiaste et son éditeur le sera tout autant. Le succès du livre, qui sort en 1925, permet au couple de continuer à vivre sans compter, mais n’atteint pas les scores que l’éditeur Scribner escomptait.
Après Beaux et damnés, Fitzgerald continue de mettre en scène sa propre vie avec Gatsby : comme cela lui est arrivé, son héros, pauvre, ne peut épouser la femme qui l’aime, mieux née que lui. Lorsque le krach de 1929 précipite le monde dans la récession et marque la fin des années folles, la fête est finie pour les Fitzgerald. Alcooliques, turbulents et volontiers querelleurs, Francis et Zelda dont la relation est depuis des années marquée par la jalousie et l’acrimonie, vont de Charybde en Sylla. Fragilisé depuis l’aventure de Zelda avec un pilote français, le couple se délite de plus en plus. Buvant jusqu’à perdre connaissance, lui enchaîne les cures de désintoxication, séquestre sa femme à la maison et n’écrit quasiment plus. Face à la célébrité de son mari, elle tente d’exister par elle-même, écrit plusieurs nouvelles (qu’il publiera sous son nom), s’ennuie dans son rôle de Madame Scott Fitzgerald et interrompt souvent son mari lorsque celui-ci travaille. Décidée à devenir ballerine, elle reprend les cours de danse abandonnés dans sa jeunesse et s’y épuise avec application. Son état de santé mentale se détériorant, le corps médical la décèle schizophrène, et elle est internée en établissement psychiatrique. Elle y écrira le roman partiellement autobiographique Accordez-moi cette valse, qui décrit par le menu les affres de son mariage. Furieux de ce déballage de leur vie privée, Scott Fitzgerald réplique avec Tendre est la nuit, aujourd’hui considéré comme son chef d’œuvre, qui sort en 1934 et dont l’héroïne est la transposition précise de Zelda. Si les exégètes de Fitzgerald y verront surtout un nouvel opus de son œuvre autobiographique, on y lit aussi a posteriori la prédiction de la fin de l’auteur lui-même.
Amer mais encore ironique, endetté et sombre, quasiment sans ressource (il pige pour Esquire), après deux tentatives de suicide celui-ci regagne Hollywood où il vit dans la misère et l’anonymat, contraint d’exercer la profession honnie de scénariste, et s’attaque à son nouveau roman, Le dernier nabab. Le premier qui soit une fiction pure. Il ne le terminera pas : il décède d’une crise cardiaque le 20 décembre 1940, à l’âge de 44 ans. Zelda lui survivra huit ans : en mars 1948 elle meurt dans l’incendie de l’hôpital psychiatrique où elle est internée. Lui aussi porté à l’écran (par Elia Kazan en 1976, sur une adaptation d’Harold Pinter, avec Robert de Niro dans le rôle-titre), Le dernier nabab qui sort en 1941 décrit sur un ton désabusé et sans fard la vie du microcosme hollywoodien et le passage de l’économie capitaliste du début du siècle à l’économie de marché qui s’annonce. On le considère aujourd’hui comme l’ouvrage le plus abouti et le plus introspectif de l’oeuvre de Fitzgerald.
Le temps a depuis lors rempli son office et fait de Francis Scott Fitzgerald l’icône de la Génération Perdue de l’entre-deux-guerres, et après quelques décennies de disgrâce relative il est aujourd’hui considéré de la même trempe que ses contemporains Hemingway et autres Steinbeck. Il s’en distingue par une capacité opiniâtre à figer la richesse d’un instant, la faculté de capturer et restituer les plus infimes vibrations d’une atmosphère, la prescience aussi, sans doute, d’une fin prématurée et tragique. Il laisse le souvenir d’un auteur incompris (les critiques n’ont perçu l’acuité de la perception qu’il avait de son temps qu’après sa disparition) qui sut mieux que tout autre ressentir et chroniquer son époque, d’un destin dramatique et d’un talent gâché, dans la lignée des Vian et Nimier. S’il lui permit de construire son oeuvre à l’instinct, son don extraordinaire pour l’écriture fut finalement à la fois une bénédiction et sa malédiction.
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