Et l’Ivy League inventa le casual chic
L’une des caractéristiques de la mode en ce début de XXIème siècle est de n’être plus péremptoire comme elle le fut durant les trente dernières années du siècle passé. S’il a étendu une véritable hégémonie dans le vestiaire contemporain – masculin et féminin – le jean côtoie d’un côté à l’autre de la planètes le costume classique et les tenues les plus avachies, généralement constituées du regrettable uniforme pantalon de jogging, sweater et basket. D’une manière générale pourtant, l’époque contemporaine voit le succès universel de la tenue casual chic, une expression désormais fourre-tout à l’acception extrêmement large. Un pantalon de laine ou de toile, une chemise ou un polo, une veste dépareillée, et vous voilà casual chic. Mais quand ce style vestimentaire est-il réellement apparu ?
Réponse : dans les années 20, aux Etats-Unis, sous l’influence bonchic- bon-genre de la fameuse Ivy League, surtout connue aujourd’hui pour avoir donné naissance trente ans plus tard au style preppy. Il nous faut au préalable rappeler que, dans les années 20, le costume (le plus souvent assorti d’un gilet) était indifféremment porté la semaine (en complet) et le week-end, pour lequel il était généralement assorti d’un pantalon blanc ou beige clair. Ce n’est que dans le milieu des années 20 que les étudiants des très chic universités de l’Ivy League (voir encadré), en adoptant des vestes dites sport pour se rendre sur les terrains de football, les greens de golf et les courts de tennis, en ont lancé la mode. Il est vrai que leurs vestes, confectionnées sur mesures par les meilleurs tailleurs américains, valorisaient la silhouette et lui apportaient cette touche d’apparente décontraction qui fait partie de l’ADN américain. Les vestes sport (qui ne s’appellent pas encore « Collège » : cette appellation sera le fait du preppy style) sont directement inspirées des modèles Norfolk créés au XIXème siècle.
La veste Collège inspirée de la Norfolk
C’est au milieu du XIXème siècle que le Duc de Norfolk passa commande d’un type de veste original spécialement conçu pour la pêche et la chasse au canard, laquelle nécessite une grande ampleur de mouvement afin de viser le gibier dans les airs. Celle-ci était dotée de deux poches côté à soufflet et d’une martingale permettant de marquer la taille, à la façon d’une saharienne, mais était en Harrys tweed et non en coton léger. Durant le dernier quart du XIXème siècle et le premier du XXème, ce type de veste – désormais appelé Norfolk – se répandit dans l’aristocratie et la bourgeoisie anglaises, pourvu de redingotes ou de ceintures, flottantes ou pas. On la portait le plus souvent avec un knickerbockers s’arrêtant au niveau des genoux (à ne pas confondre avec le pantalon de golf popularisé par Tintin). Lorsque celui-ci passa un peu de mode, à partir des années 30, on commença à porter la Norfolk avec des pantalons de velours ou des chinos, et plus près de nous avec un jean, mais toujours en tweed ou en laine épaisse, étoffes typiquement britanniques présentant de belles mains (plus de 500 grammes). Londres représentant alors le summum de l’élégance masculine, les élégants américains adoptèrent dès l’après-guerre les tweeds Donegal et Saxony écossais en remplacement de leurs habituelles laines peignées, notamment pour leurs vestes outdoor. L’influence anglaise gagna également les coupes, ajoutant la drap cut londonienne, aux épaules larges et à la taille marquée, à la sack suit américaine à la ligne plus floue et aux épaules naturelles. Durant la décennie prospère des années folles naquirent de nombreuses grandes fortunes américaines, pour lesquelles le vrai chic était indubitablement britannique, qui s’attachèrent à reprendre à leur compte les attributs de l’élite de la vieille Albion, et parmi ceux-ci la veste Norfolk, adaptée aux début des années 30 au mode de vie américain, qui l’accessoirisait de pantalon de flanelle.
Adoptée par les dandys d’outre-Atlantique, et dans leur foulée par l’élite du pays, la veste sport ne tarda pas à se développer. Parmi ses premiers utilisateurs il convient de noter les deux parangons d’élégance de l’époque, Anthony Drexel Biddle et William Rhinelander Stewart, dont les tenues étaient déjà commentées par les échotiers avant d’être reproduites par la bonne société, qui instaurèrent le port de la veste sport comme Brummell avait en son temps imposé celui du costume masculin à la cour de George IV. Aucune surprise donc à ce que les étudiants de l’Ivy League, rejetons de la meilleure société – et des plus grandes fortunes – du pays, élevés dans le respect des bonnes manières et du must-have, adoptassent la veste sport dès le milieu des années 20. Epousant leur style, les élégants américains élirent celle-ci à leur tour, en faisant rapidement l’expression du chic décontracté.