Dynastie de tailleurs
On pourrait titrer cet article comme un film ou une série télé. Tous les ingrédients d’un bon scénario y sont réunis : le talent, la célébrité et les histoires de famille. Pitch de l’histoire : guerre de patronyme autour du plus réputé des tailleurs italiens, sorte de monument culturel national unanimement considéré comme le père de l’art tailleur transalpin – rien de moins !
Le problème, pour l’acheteur, tient à la question Qui est qui ? Parce que Caraceni est un patronyme courant en Italie et que pas moins de quatre tailleurs se réclament de l’héritage du maître et revendiquent être l’authentique Caraceni, le seul, le vrai. Et il est vrai que tous sont de vrais maîtres tailleurs et que l’état civil de trois d’entre eux est effectivement Caraceni. D’où la question principale : lequel est le véritable héritier de Domenico Caraceni, fondateur de la dynastie, et sa subsidiaire : quels sont les liens – si lien il y a – entre cet établissement et les officines homonymes ? Démêler l’écheveau impose de remonter le temps par une démarche généalogique assez simple. Les origines de l’art sartorial italien méritaient bien cela.
Domenico Caraceni fonde la dynastie en 1926
S’il est une qualité sur laquelle tout le monde s’accorde, c’est bien celle de fondateur de la dynastie, attribuée à Domenico Caraceni. Lui-même fils et petit-fils de tailleur, l’origine de la lignée aurait pourtant pu être attribuée à l’un de ses parents. Mais si l’atelier de son père était réputé dans la régiondes Abruzzes où vivait la famille, Domenico fut le premier à quitter celle-ci pour s’en aller ouvrir boutique à Rome. Au sein de la fratrie (leur père Tommaso a également transmis son savoir à ses deux autres fils Augusto et Galliano), Domenico est l’aîné, et sans doute le plus brillant. Jeune garçon encore, il s’amusait à démonter les vestes que lui fournissait son père afin de comprendre leur montage et pouvoir le reproduire, et la légende familiale veut que son expérience la plus marquante fût le démontage d’une veste fabriquée par l’un des tailleurs de Savile Row. Réalisant ses premiers costumes à l’adolescence, Domenico vendra le premier d’entre eux à l’âge de quinze ans. En 1913 le jeune homme quittera son village natal d’Ortona pour ouvrir son premier atelier à Rome. Il s’agit d’un atelier modeste, dans lequel le jeune tailleur fait cependant ses preuves. Influencé par les costumes qui sont passés entre ses mains à Ortona et ayant tiré profit de l’analyse du modèle britannique, son style emprunte autant à la technique italienne qu’anglaise et lui vaut un succès encourageant. Tant et si bien qu’il peut emménager dans un second atelier treize ans plus tard : en 1926 il s’installe via Boncompagni où, pour faire face à la demande, il appelle ses frères auprès de lui, posant plus que ses père et grand-père – et certainement sans en avoir conscience – les fondations de la dynastie.
Car Domenico a rapidement l’idée de poser un style Caraceni au-delà de la seule Rome. Dans les années qui suivent leur arrivée, il convainc Galliano et Augusto d’ouvrir boutiques à Milan et Paris. Le second aura plus de succès que le premier : ouvert en 1935, son atelier de l’avenue d’Iéna devient rapidement l’une des adresses en vue de la capitale et habille les personnalités qui comptent. Mais la guerre vient bouleverser ce joli tableau en devenir, et Augusto doit regagner l’Italie où résident sa femme et ses quatre enfants. Il rentre au pays en 1940, année également marquée, pour la famille, par la disparition de Domenico.
La branche d’Augusto : via Fatebenefratelli
Augusto ne retournera pas à Paris à la fin des hostilités. Dans l’immédiat après-guerre il reconstitue un atelier et choisit la capitale économique du pays pour y reprendre son activité, s’installant en 1946 dans ce qui va devenir l’une des adresses les plus réputées de l’art tailleur dans le monde entier : le 16, via Fatebenefratelli à Milan. Ce faisant, il crée la branche héritière la plus légitime, au sein de laquelle le savoir-faire familial et ses secrets de fabrication seront transmis scrupuleusement jusqu’à nos jours de génération en génération, sans aucune interruption. Poursuivant la tradition de transmission familiale, il est secondé dès l’ouverture de ce nouvel atelier par son fils Mario, et dès les années 50 mais plus encore dans les ’60, la maison Caraceni de Milan truste les prix et les récompenses, étendant rapidement sa réputation dans tout le pays et à l’extérieur de ses frontières. Lorsqu’Augusto décède en 1972, Mario rend hommage à sa mémoire en faisant précéder la raison sociale de la maison de l’initiale de son prénom : le « Carareni de la via Fatebenefratelli » devient officiellement A. Caraceni.
Mario dirigera cette Mecque de l’école milanaise devenue the place to go pour les élégants du monde entier jusqu’en 1998, et s’en retirera en laissant les rennes de l’entreprise à sa fille Rita Maria et à son gendre Carlo Andreacchio, qui jouit de la même réputation d’exigence et d’excellence que son beau-père. Durant toute la seconde moitié du vingtième siècle, Caraceni a imposé son style particulier, caractérisé par une épaule et une taille marquées, dont les garants sont aujourd’hui Carlo et son fils Massimiliano, les deux coupeurs vedettes de la maison.
Le style A. Caraceni : taille marquée, montage unique, ouverture mesurée…
« La seule différence entre ce que nous faisons et le style d’Augusto, plaisante Massimiliano, est la taille des revers, plus étroits aujourd’hui ». De fait, Marco et Massimiliano ont su adapter leurs créations à l’air du temps en conservant le style et la technique reçus en héritage. Et s’il n’est pas question ici de dévoiler les secrets de la dernière (notamment celui concernant la coupe, précieusement gardé et transmis de génération en génération, que Mario n’a révélé à Massimiliano qu’une fois l’apprentissage de celui-ci terminé, et qui permet aux admirateurs de considérer que les deux meilleurs coupeurs italiens sont le père et le fils), le premier mérite d’être analysé tant il définit la maison. Car qu’est-ce qui fait le style A. Caraceni ?
Vingt-six mesures, un padding limité, une emmanchure profonde, un entoilage en laine de chameau et crin de cheval, des toiles d’essayage en tissu et papier journal (« parce que le tissu garde la forme donnée par le tailleur ») et une ouverture mesurée (adeptes de la grande ouverture à la napolitaine, passez votre chemin : ici on pratique l’élégance, pas le show). Sans oublier la taille très fitée soulignée plus haut. Partagée avec plusieurs autres tailleurs milanais (et facilement explicable par l’attachement naturel des Italiens à leur apparence et à leur silhouette), cette dernière caractéristique se voit ici exaltée par une maîtrise technique légendaire. Rappelons à ce sujet la célèbre anecdote voulant que la maison refuse de travailler pour les clients en surcharge pondérale trop évidente (pour dire les choses clairement : trop gros) au prétexte que le poids de ceux-ci interdit une silhouette élégante, et que les costumes fabriqués à leurs mesures ne seraient pas représentatifs de l’image Caraceni. Gonflé. Et remarquable. Respectable aussi. En tout cas définitivement dandy ! A Paris deux tailleurs ont la même approche de l’emmanchure et de la taille, avec les mêmes résultats remarquables : Cifonelli et Camps de Luca. Et la maison de la via Fatebenefratelli y bénéficie du soutien d’un ambassadeur de haute volée en la personne de Michel Barnes (Arthur & Fox), sommité indiscutée de notre spécialité, qui estime que l’établissement milanais est le dernier au monde capable de fabriquer encore un gilet croisé parfait, parce qu’il dispose du dernier coupeur maîtrisant véritablement cette figure de style particulière. Aujourd’hui Massimiliano et Valentina, les deux enfants de Carlo Andreacchio et Rita Maria Caraceni, travaillent avec leurs parents et sont prêts à assurer la relève.
Près de soixante-dix ans après sa création, A. Caraceni est une icône pour les véritables connaisseurs. Gianni Agnelli et Sergio Loro Piana, parangons d’élégance que l’on ne peut suspecter de ne pas connaître – et savoir reconnaître – la qualité ultime, ne s’y sont pas trompés en devenant des clients fidèles. Bien entendu la maison habille bon nombre de personnalités transalpines, de la politique, de l’industrie et du show business, mais 70% de ses clients sont étrangers. Une trentaine d’ouvriers y travaille à satisfaire les commandes de ces connaisseurs – exigeants par essence, puisque capables de juger sans erreur la qualité d’un costume : coupe, montage et tissus, et ils ne sont pas nombreux dans ce cas – et perpétue année après année un savoir-faire séculaire.
La branche de Galliano : via Boncompagni
Après avoir fait venir ses frères près de lui à Rome, dès les années 30 Domenico a convaincu son frère Galliano d’ouvrir boutique à Milan. Après un passage décevant par Naples, celui-ci rachète l’entreprise à la mort de Domenico et y développe son commerce. Bon sang ne saurait mentir : lui aussi a l’art tailleur dans le sang, et le succès ne tarde pas. Dans les années 50, le cinéma américain tourne beaucoup dans les studios romains de Cinecitta, et sans que l’on sache dire aujourd’hui quel fut le premier prosélyte, les acteurs américains les plus en vue adoptent l’adresse et se la confient : en devenant des fidèles, les Gary Cooper, Henry Fonda, Douglas Fairbanks Jr et consorts offrent à Galliano Caraceni une promotion inespérée. Son livre d’or ne se limite cependant pas aux seuls acteurs mais peut aussi s’enorgueillir d’une clientèle sérieuse, notamment constituée de la majorité du corps diplomatique italien (la via Boncompagni est située dans une rue élégante du quartier des ambassades) et d’une bonne partie de l’aristocratie de la Péninsule.
Mais à la différence de son frère Augusto, le lignage direct de Galliano s’interrompt en 1963 : à la suite de différents familiaux ses fils Tommy et Giulio, que leur père a envoyé perfectionner l’art qu’il leur a transmis chez ses meilleurs confrères parisiens et londoniens, quittent l’atelier familial pour ouvrir le leur, via Campania à Rome, baptisé « Sartoria Tommy e Giulio Caraceni ». Coupeurs émérites, ils ont pour eux l’apanage de la jeunesse et bousculent les codes de la profession en proposant une mesure moins convenue, adaptée à une époque en plein bouleversement. Une démarche nouvelle qui leur vaut la clientèle de l’homme le plus élégant d’Italie : Gianni Agnelli en personne, qui honore les petits-fils de sa confiance après avoir accordée celle-ci au père et au fils. Un autre grand élégant italien deviendra plus tard également un fidèle, en la personne de Luca di Montezemolo.
La branche homonyme : via San Marco
Le troisième atelier du nom de Caraceni utilise ce dernier de façon plus légitime, puisqu’il s’agit d’un cas d’homonymie. Installé lui aussi à Milan, Ferdinando Caraceni a ouvert ses portes en 1967. Né dans le même village que Domenico, il n’avait aucun lien de parenté avec la famille de ce dernier, mais côtoya celle-ci durant de longues années puis qu’il fut coupeur chez le maître, puis chez son frère Augusto, pendant 29 ans avant de se mettre à son compte. Lui aussi sut tirer bénéfice de sa longue collaboration avec les Caraceni et son style, également flatteur pour le client, est caractérisé par une modernité à mi-chemin entre les écoles italienne et anglaise et, plus avant dans le détail, par ses revers arrondis. Une figure de style délicate à mettre au point, que la maison doit au talent et à l’expérience du fondateur, que les connaisseurs considéraient comme l’un des meilleurs coupeurs du métier. Après la disparition de Ferdinando en 2004, son atelier fut repris par sa fille Nicoletta, qui perpétue l’œuvre de son père en continuant d’exercer son activité mesure dans le respect d’un art tailleur adapté à notre époque pressée, le délai entre l’essayage de la toile et celui de la veste demi montée étant réduit ici à un ou deux jours afin de répondre à la demande des clients de passage, étrangers pour la plupart, soucieux de voir leurs costumes réalisés très rapidement. On indiquera pour l’anecdote qu’aujourd’hui encore Nicoletta porte régulièrement les vestes de son père adaptées à sa taille, confiant que celles-ci lui rappellent celui-ci et l’inspirent. Une sacrée démonstration de la longévité d’un costume bien fait, puisque certaines desdites vestes ont aujourd’hui plus de cinquante ans.
La branche de l’ancien apprenti : via Corso Venezia
Le quatrième atelier à revendiquer le nom de Caraceni voit le jour en 1998 via Corso Venezia à Milan. Il s’agit de la Sartoria Domenico Caraceni, ouverte par Gianni Campagna, un ancien apprenti de Domenico Caraceni. Si celui-ci peut effectivement revendiquer une formation aux côtés du maître, la revendication de l’illustre nom paraissait osée aux yeux des puristes, qui lui reprochent en outre d’avoir cédé aux sirènes de la production de masse prête-à-porter, même si la maison continue de fabriquer environ 700 costumes sur mesures par an et compte quelques têtes d’affiche hollywoodiennes parmi ses clients, au nombre desquelles Pierce Brosnan et Jack Nicholson. Aussi les vitrines de l’établissement affichent-elles le nom de Gianni Campagna.
Quatre établissements, un même nom. Un héritage. Filial pour deux d’entre eux, professionnel pour les deux autres, dont les créateurs ont tous deux travaillé longuement avec le père fondateur. Une histoire italienne, avec du style et du panache. Tout ce que l’on aime.