Double culture : toute l’histoire de Dormeuil
170 ans de style et de distinction entre british style et élégance à la française. Le meilleur de deux mondes, un must en soi. Avec en filigrane une question piège pour les élégants : Dormeuil est-elle une marque française ou anglaise ? A l’heure où les écoliers rangent leurs cahiers de vacances, session de rattrapage et révision générale avec Dominic Dormeuil, qui dirige la maison avec un pied à Paris et un autre à Londres.
Jules Dormeuil se lance dans le commerce de tissu en 1842. Il est encore tout jeune (22 ans) mais il pressent que les multiples inventions de son époque – le télégraphe, le téléphone, la lampe électrique, la photographe, le cinéma, le moteur à combustion interne et les pneumatiques… – vont révolutionner notre manière de vivre, et influer sur celle de nous habiller.
Un peu d’histoire
Entrepreneur dans l’âme, son père déjà avait relevé dans une période économique difficile le commerce fragile de son propre père en concevant l’idée d’importer des vêtements anglais pour les vendre en France. Comme son père, Jules a de toute évidence le nez pour les affaires et pressent le potentiel d’importer des tissus anglais pour les vendre en France. L’affaire devenant rapidement florissante, ses frères Alfred et Auguste le rejoignent en 1858. La construction du Canal de Suez ouvre de nouvelles perspectives au commerce. Cette fois la maison connaît une croissance extraordinaire : exportant désormais en Afrique et en Asie, elle s’installe au 4 rue Vivienne dans l’ancienne demeure de Colbert, contrôleur des finances de Louis XIV, se dédouble à Londres et prend le nom de Dormeuil Frères en 1868. A partir de cette date, Jules Dormeuil entend développer son commerce sur deux fronts : en tant que Français de naissance il voit ses exportations s’envoler, et en tant qu’Anglais d’adoption il entend bénéficier outre-Manche d’un second marché. L’Angleterre l’emportera : en 1871 il se fixe définitivement à Londres, où il ouvre par ailleurs une première boutique, au 10 New Burlington street.
Lorsque Jules disparaît prématurément, à l’âge de 53 ans, ses trois fils André, George et Ernest sont encore bien jeunes et ses frères assurent la direction de l’entreprise. Très dévoué à son aîné décédé, Alfred est lui aussi un entrepreneur dans l’âme qui, sans enfant, restera très proche des fils du disparu. Après avoir appris le métier à Paris puis à Londres, Auguste, le benjamin, se brouillera avec son frère et ses trois neveux en 1886 et sortira de l’affaire familiale.
André, George et Ernest rejoignant à leur tour l’entreprise, la seconde génération va se consacrer à développer de nouveaux marchés. Dès le début des années 1880 un bureau est ouvert à New York, et à la fin du siècle le nom de Dormeuil s’affiche dans le monde entier.
Après les troubles de la première guerre mondiale, la maison profite de la fièvre des Années Folles, durant lesquelles elle conquiert l’image d’une maison de couture internationale, et lance les premières des nombreuses innovations qui jalonneront son histoire : le premier tissu à lisière écrite et le premier tissu sportif, baptisé Sportex. En 1926 la maison s’installe sur Regent’s street, à Londres, dans un grand bâtiment depuis lequel elle va gérer sa croissance internationale, mais c’est après la seconde guerre qu’éclate la révolution qui va bouleverser le commerce du vêtement : le prêt-à-porter.
En vingt-deux ans Pierre, fils de George, va faire de Dormeuil Frères l’une des maisons les plus importantes – et les plus influentes – du secteur. Précédé d’une réputation brillante, il est respecté et apprécié par tout le personnel de la maison, et lorsqu’il visite le siège parisien, on l’y surnomme affectueusement L’Anglais. Il prépare l’avenir de l’entreprise en y faisant entrer ses fils François et Xavier. Mais en septembre 1946, François trouve la mort à l’âge de 25 ans dans un accident d’avion en Afrique du Sud, où il se rendait pour visiter les points de vente. Sa mort frappe de plein fouet cette quatrième génération, qui après avoir connu la guerre en pleine jeunesse s’avère pleine d’entrain et de foi en l’avenir. Et c’est donc aux mains de Xavier que Pierre laisse Dormeuil lorsqu’il prend sa retraite en 1962 et retourne s’installer en France.
Au fil des années, la maison familiale s’est imposée parmi les fabricants des meilleurs tissus du monde et est devenue le fournisseur des maisons de haute couture les plus prestigieuses : le livre édité à l’occasion de son cent-cinquantième anniversaire, en 1992, présente des photos de défilés Cardin, Dior, Yves Saint Laurent… On y trouve également la célèbre photo des vainqueurs de la seconde guerre Churchill, Roosevelt et Staline à la conférence de Yalta, en février 45 : Churchill y porte un manteau de cachemire Dormeuil, référence R 6851.
En 1960, Guy Dormeuil, lance la première collection de prêt-à-porter de la maison, dont le succès nécessite rapidement la construction d’une unité de fabrication. Celle-ci ouvre ses portes à Cherbourg en 1964. Elle emploie 200 personnes, spécialement formées dans une école créée tout spécialement. Une vision d’avenir.
A Paris les bureaux de la rue Vivienne sont devenus trop exigus pour la taille qu’a prise la maison, l’immeuble accueillera à l’avenir les bureaux de la Bibliothèque Nationale, et Dormeuil s’installe sur un nouveau site à Palaiseau, adapté aux exigences du commerce moderne.
Sept ans après que Xavier Dormeuil ait pris la succession de son père à la direction de l’entreprise, ses fils Ashley, Patrick, Charles et Dominic deviennent à leur tour actionnaires en 1968. Les années 80 seront celles de cette 5ème génération. Ashley y sera en charge de la publicité, Charles s’y occupera de la finance après avoir fait ses classes dans une banque, tandis que le benjamin Dominic sera responsable du développement et des collections. Auparavant, la maison aura du faire face dans les années 70 à la première crise pétrolière qui ébranle l’économie mondiale, mais la nouvelle physionomie du marché a à cette époque profondément impacté la stratégie de l’entreprise : celle-ci doit à présent exploiter une image de marque mondiale (la maison compte désormais des centaines de points de vente, notamment au Japon et en Allemagne) et imaginer une nouvelle façon de travailler avec les fabricants de prêt-à-porter. Aujourd’hui à la tête de l’entreprise, Dominic gère le développement d’une enseigne planétaire synonyme de bon goût et de discrétion, héritière de plus de 170 ans de style et d’élégance.
Dominic Dormeuil : adapter les tissus hauts de gamme aux modes de vie actuels
Dandy : Comment avez-vous vécu, jeune, la double culture française et britannique ?
Dominic Dormeuil : « Je suis né en Angleterre et on parlait français à la maison, j’ai fait mes études à l’école puis à l’université en Angleterre mais ai toujours eu une vie familiale française : on peut donc effectivement parler de double culture. Et je l’ai beaucoup appréciée. On me demande souvent où je préfère vivre, mais les deux pays et les deux cultures sont très complémentaires : en France la culture est très riche, et à Londres j’aime la tradition, ce respect de tout le monde pour les uns et les autres, que l’on trouve un peu moins en France, cette élégance avec une touche de décalé, d’extravagant, que l’on n’a pas en France. On sent ici une élégance à la française, différente de l’élégance à l’anglaise qui est un peu plus osée.
Puisque vous parlez d’extravagance, que diriez-vous de l’élégance italienne ?
DD : Quand on voit ces hommes italiens dans leurs costumes cintrés, magnifiques, leurs cravates, ils sont étonnants : là c’est « Il faut que je me montre, regardez-moi bien ! », et c’est pourquoi il y a une vraie différence entre les modes italienne, anglaise et française.
Vous grandissez donc en Angleterre…
DD : La famille était résidente à Londres et de temps en temps je travaillais au bureau avec mon père. Je regardais les échantillons et vers 15 ou 16 ans je participais un petit peu dans le choix. Mais dès le plus jeune âge cela m’intéressait : je suis allé en usine en Ecosse pour faire mes armes, travailler la nuit avec les ouvriers, de 22h à 6h : c’était dur mais intéressant, et surtout cela m’a passionné. Je travaillais avec des personnes qui étaient nées dans ce métier, et mon père m‘avait dit qu’il fallait que j’en passe par là pour savoir si c’est un métier qui allait me plaire ou pas. Pour ma part j’ai donc aimé, et j’ai décidé de poursuivre mes études universitaires dans le textile, d’où quatre ans à Leeds en textile management. Arès ça mon père m’a envoyé en France, et depuis lors je vis entre les deux villes, un peu plus en Angleterre aujourd’hui parce que nous fabriquons à présent 80% de notre production chez nous.
Et les 20% restants ?
DD : Ce sont des tissus que je ne peux pas faire fabriquer en Angleterre et que je soustraite en Italie, sous notre contrôle.
Vous me tendez la perche pour l’inévitable question : les meilleurs tissus sont-ils anglais ou italiens ?
DD : On me pose souvent la question ! Ce sont des tissus différents, qui ne sont pas faits pour les mêmes utilisations : certaines personnes veulent une vraie souplesse dans le tissu, un peu comme un tissu foulard, et dans ce cas vous avez les tissus italiens. Et certaines personnes veulent plus de construction, plus de corps, plus d’armure, et là vous avez les tissus anglais. Tout est différent : le finissage, l’eau, et tout participe du fait que les tissus Dormeuil made in England soient différents des tissus Loro Piana ou Ermenegildo Zegna.
Seconde perche : en quoi l’eau est-elle importante ?
DD : On sous-estime son importance parce que vous pouvez avoir les mêmes matières, les mêmes machines pour filer, le même matériel pour tisser, et vous aurez au bout du compte des tissus différents selon qu’ils auront été finis en Italie ou en Angleterre, ou dans d’autres pays, parce que l’eau est vraiment importante dans le lavage du tissu, qui dépend du ph, et il pleut énormément dans le nord de l’Angleterre, mais l’eau y est aussi différente, plus pure, par rapport à l’Italie et aux autres pays.
Et en quoi cela conditionne-t-il le tissu final ?
DD : Sur sa main, et un peu sur son apparence. Il y a un peu plus de brillance sur les tissus anglais, un peu moins sur les italiens : l’eau les nettoie un peu plus.
Parlons un peu de cette usine…
DD : A l’origine nous étions drapiers : nous faisions créer des collections à l’étranger, les achetions et les revendions. Il y a une quinzaine d’années nous avons racheté une usine en Angleterre, en partenariat avec des Japonais.
Avec des Japonais ?
DD : Les gens de Miyuki ont toujours une participation parce qu’ils n’ont pas voulu vendre entièrement, ce qui est bien parce que leur savoir-faire et leurs contrôles qualité sont exceptionnels : les Japonais sont très rigoureux dans leurs méthodes de travail, et ils nous aident beaucoup dans ces domaines. Avec cette usine nous maîtrisons la fabrication du début à la fin, et nous sommes en croissance de 12 à 15% par an, ce qui est bien actuellement, parce que l’on sait faire des choses que les autres ne savent pas faire. Nous avons aussi un temps de réaction très faible et sommes très réactifs concernant les demandes des uns et des autres, ce qui est important parce que nous avons actuellement une croissance très forte sur cette activité.
Vous parlez là de la fabrication que vous effectuez pour le compte d’autres maisons : le business to business.
DD : Nous avons décidé de créer cette business unit et cette division à part entière il y a un an après avoir observé que les marques de luxe ont besoin d’un service sur mesure pour leur créativité, le suivi de leurs coupes-types et de leurs modèles, pour la production. De plus nous savions que certaines marques de luxe font fabriquer chez des façonniers, que nous connaissons et que nous aidons eux-mêmes dans leur logistique. Elles n’étaient certes pas perdues mais elles n’avaient pas un interlocuteur unique devant elles. Avec la Luxury Brand, on offre une division qui est unique, dédiée pour chaque maison, avec deux dessinateurs, deux personnes responsables du suivi de production et tout un service commercial, d’échantillonnage. Chaque marque est très différente, avec une identité différente, des méthodes de travail différentes, et il était indispensable que nous nous adaptions à tout cela, et nos clients BtoB sont très contents parce qu’ils ont aussi accès à nos archives, dans lesquelles ils peuvent trouver des idées, que nous réinterprétons avec le goût et les tissus d’aujourd’hui.
Parlons précisément des tissus d’aujourd’hui : Dormeuil fait partie de cette poignée de maisons qui a innové dans le domaine du tissu, et votre histoire est marquée de créations historiques. Quelles sont les principales ?
DD : Il y a d’abord eu le Sportex, qui est le premier tissu vraiment sportif, en 1922. Il était porté par les champions de golf de l’époque et a marqué pour nous les débuts du sponsoring bien avant la publicité, puisque la maison offrait le tissu aux joueurs, qui en contrepartie citaient Dormeuil pour le confort de leurs vêtements. Il s’agissait alors de tissus de 850 grammes, on fait plus léger aujourd’hui évidemment ! Ensuite mon arrière-grand-père a inventé la lisière tissée parce qu’il voulait que l’on puisse identifier ses tissus afin qu’il n’y ait plus de « faux Dormeuil » sur le marché. C’était aussi en 1922.
Et puis il y a eu le Tonik, en 1958, un nom qu’a trouvé mon grand-père en prenant un gin-tonic dans le train qui le ramenait de Leeds. Il est devenu une vraie référence du mohair…
Mohair qui a toujours été très associé à la marque Dormeuil…
DD : Il revient aujourd’hui et les marques sont demandeuses, mais ne veulent plus de brillance et il nous faut donc composer avec des tissus mats et avec la nervosité du mohair, c’est un peu compliqué…
Excusez-moi de vous avoir coupé et revenons aux tissus historiques…
DD : Il y a aussi eu le Laser dans les années 80, qui était le premier tissu high twist : très retendu en chaîne et en trame pour donner une performance en toile inconnue jusque là : moins fragile et moins froissable, un pur produit du département R&D. Et la ligne Amadeus, qui est devenue une ligne best seller parce son tissage était très serré et très facile à travailler, tant par les tailleurs que par les confectionneurs…
Pas de fils d’or ou d’argent, comme certains de vos confrères ?
DD : Ce n’est pas vraiment notre image de marque, nous sommes plutôt dans l’authenticité et la découverte de fibres rares. D’où nos tissus hauts de gamme : le pachmina, le guanachina qui est un mélange guanaco et pachmina, la vigogne et désormais le qiviuk (ndlr : prononcer ki-viouke), qui est une laine qui vient du Groënland, du bœuf Muscox pour être précis, qui vit dans des conditions très difficiles, par des températures très basses de l’ordre de – 30 à – 40° l’hiver. C’est une laine très douce et très chaude, au poil assez long, un tissu très original qui sera notre nouveauté pour cet hiver. Et puis cette année il y a notre nouvel Iconic, développé conjointement avec Woolmark. C’est un tissu de laine australienne filé, tissé et fini d’une certaine manière pour donner un aspect plus mat, avec un petit peu de stretch et d’élasticité dans le produit, cette dernière caractéristique étant de plus en plus importante et de plus en plus demandée. Je dirais que c’est un produit moderne sans être révolutionnaire : un produit actuel, contemporain. Le consommateur est aujourd’hui très demandeur d’origine, de traçabilité et d’histoire, ce que la Woolmark nous fournit, et nous sommes très contents d’être associés avec elle sur ce produit. Nous avons sorti ce tissu début 2014 et nous continuons cet automne avec Iconic Nano, que nous lançons en septembre et qui est caractérisé par son traitement déperlant, caractéristique demandée dans de nombreux pays du monde où il pleut beaucoup et où les hommes n’ont pas toujours un imperméable ou un parapluie sous la main.
Nous sommes aussi très attentifs à la question du nettoyage à sec, pour lequel on sait que l’on utilise aujourd’hui des produits très agressifs, et avec Nano au lieu de donner sans arrêt votre costume au pressing vous le faites beaucoup moins, ce qui est aussi positif pour l’environnement. C’est aussi un tissu un peu plus fluide et plus fin qu’habituellement, un Super 120, parce que la demande va dans ce sens.
Ces tissus Iconic seront bien sûr utilisés sur le prêt-à-porter Dormeuil ?
DD : Bien sûr ! C’est un tissu très important pour la mesure et le prêt-à-porter. Mais nous avons des tissus plus spécifiques pour la mesure, dont la clientèle préfère des laines plus fines, et là nous avons un tissu baptisé « 15.8 », parce que la laine est de 15,8 microns, avec une chaîne et une trame doubles. C’est un tissu qui tient remarquablement bien et qui donne un peu plus de souplesse et de luxe qu’un Iconic.
Ces nouvelles lignes Iconic et Iconic Nano reflètent en fait l’évolution des tissus afin de correspondre aux habitudes de vie actuelles, dans la mesure où on prend aujourd’hui l’avion comme on prenait le métro au milieu du XXème siècle.
DD : C’est cela : de très bonnes performances avec des tissus légers.
Vous ouvrez à Milan ce mois-ci, n’êtes-vous jamais tenté d’ouvrir boutique à Savile Row ?
DD : Nous avons une boutique qui marche bien au Japon, surtout en mesure, l’équivalent de François 1er à Paris, à Milan nous voulions plutôt un show room et une adresse pour la mesure, parce que la ville est le centre de la mode masculine italienne, et qu’il y passe beaucoup d’étrangers, c’était donc une opportunité que nous n’avons pas pu refuser. Savile Row, il est évident que cela nous paraît naturel, et c’est dans nos réflexions ».
Propos recueillis par Yves Denis, photos Daniel Pype et Dormeuil.