De l’élégance du XIXème siècle à nos jours
La suprématie du noir dans l’habillement masculin n’est pas un phénomène récent. Cette non couleur s’impose en fait dès la fin du XVIIIème siècle. En 1778 déjà, Mozart en voyage écrivait à son père « On peut aller partout avec un costume noir. C’est pratique, c’est un costume de campagne et de gala en même temps ». La Révolution a il est vrai brûlé les satins et les soies de couleurs vives de la monarchie, et imposé au vestiaire une monotonie que l’Empire n’a pas abrogée, réservant la couleur aux uniformes de ses soldats.
De fait, si la couleur a conservé droit de cité dans la garde-robe des élégants, c’est dans ses expressions les plus nuancées. Ainsi George B. Brummell, dont le rôle fut déterminant pour l’élégance du XIXème, était-il grand amateur de bleus éteints et de marrons réchauffés. L’ascendance qu’il prit en matière vestimentaire sur le Prince de Galles, futur George IV, dès la fin du siècle, marqua profondément la mode de la noblesse britannique. Passionné d’élégance et alors colonel du 10ème régiment de hussards, élite de l’armée britannique, le futur souverain remarque le raffinement distingué du jeune élève d’Eton et prend celui-ci sous son aile. Sans doute tant par goût que pour d’évidentes raisons pécuniaires, le style de Brummell se caractérise par sa simplicité et son économie de moyens. Le jeune homme porte culottes de daim, gilet chamois et frac le jour, pantalons boutonnés en bas, escarpins, gilet blanc et habit bleu le soir. De cette date la sobriété ira toujours de pair avec l’élégance, et va tout naturellement favoriser l’émergence du noir.
Une prédisposition plus qu’une démarche
Si le concept d’élégance remonte à l’Antiquité (proche de la parure chez les Pharaons et les Incas, elle se dépouille déjà sous l’Empire Romain, et Jules César laissera l’image d’un homme élégant), il revêtira ses atours les plus spectaculaires et chatoyants sous Louis XIV et les conservera jusqu’à la Révolution, mais c’est durant la première moitié du XIXème siècle, on a envie de dire « sous Brummell », qu’il deviendra une manière d’être et de paraître. Publié par l’hebdomadaire La Mode en 1830, le Traité de la vie élégante de Balzac, qui loue les avantages du costume, souligne l’intérêt de l’auteur, qui décrivait les tenues de ses personnages jusqu’aux boutons de pantalon, pour le sujet. C’est donc un pan entier de l’histoire du vêtement que les tailleurs anglais abattent durant le second quart du XIXème siècle en imposant la discrétion comme premier principe de l’élégance masculine.
Dans le prolongement de cette austérité choisie, le noir fait son apparition dès les années 1850 et est rapidement adopté par les hommes en vue de tous les pays européens. En ce milieu du siècle, les tailleurs britanniques ont imposé leur hégémonie sur l’élégance continentale. En France les tableaux du Second Empire montrent des rues parcourues par des bataillons d’hommes en noir, que seules viennent égayer les touches de couleur des toilettes féminines, et sur le tableau de James Tissot « Le Cercle de la rue Royale » les élégants parisiens sont éminemment représentatifs de la déferlante de l’élégance britannique. Charles Haas, considéré alors comme l’homme le plus élégant de Paris et inspirateur du Swann de Proust, est le personnage le plus à droite sur le tableau. Il est vêtu d’un pantalon gris, d’une veste et d’un gilet noirs et d’un manteau camel.
Dans les années 1880 le veston prend définitivement le pas sur la redingote, qui demeure l’apanage des élégants. Le Duc de Talleyrand en est inconditionnel, on dit qu’il est le seul à savoir la porter ouverte élégamment. C’est à cette époque qu’apparaît l’ancêtre de la calamiteuse patte d’éléphant des années 1970, qui s’appelle alors « pied d’éléphant ». On considère alors que le pied doit dépasser du pantalon d’un tiers de sa longueur. Dans le prolongement de la définition du gentleman publiée par le Tatler britannique au début du siècle précédent (« l’appellation de gentleman ne doit jamais être attachée à la situation de fortune d’un homme, mais à sa conduite »), la notion d’élégance dépasse alors le cadre strictement vestimentaire.
Ses adeptes se plaisent à souligner qu’elle évoque le raffinement autant que l’allure, et qu’elle procède plus d’une disposition naturelle que d’une démarche volontaire, partant du principe que pour être cultivée elle doit d’abord avoir été perçue, et qu’elle exprime par conséquent l’essence de la personne qui la manifeste. Une définition qui reste très actuelle, que Baudelaire distinguait du chic, néologisme de l’époque qu’il circonscrivait aux boulevards. Alors que la révolution industrielle annonce la confection, le chic se distingue par des coupes moins ajustées mais les milieux comme il faut s’en tiennent à l’élégance classique.
La mode s’annonce anglaise
La mode est prête à voir le jour. Elle va s’imposer lentement, puis de plus en plus vite, se révélant à la fois grégaire et discriminante, et se définira par sa coupe et ses matières. Et dans ce domaine, les Anglais sont les rois du textile. Leurs tisseurs ont acquis un savoir-faire qui assure leur domination et se sont assurés en Australie et en Tasmanie de l’exclusivité des meilleures laines, en Egypte de celle des meilleurs cotons et en Inde de celle des meilleures soies.
De fait, les lainages se développent et le chandail apparaît. Il s’agit d’abord et avant tout d’un vêtement chaud et pratique, adopté par les maraîchers et les vendeurs des Halles (le terme chandail viendrait de « marchand d’aïl ») pour la liberté de mouvement qu’il autorise. Les artistes l’élisent également, et quelques uns d’entre eux comme Picasso et Van Dongen (qui ne choisissait les siens que bleu marine) le feront passer à la postérité. Mais les artistes ne sont pas à l’époque les fashion makers qu’ils sont devenus aujourd’hui, et il faudra attendre la fin de la première guerre pour voir le chandail s’affranchir de l’usage qui veut alors que le costume indique le rang social de celui qui le porte. Si Paul Morand, fin observateur des tendances de son époque et de la mode naissante, notait avant-guerre que « les vrais snobs sont en chandail », dès l’approche des années 20 ce dernier s’impose largement, permettant aux hommes d’égayer de couleurs vives, voire éclatantes, la tristesse de leur costume, sous lequel il est alors porté.
Pour ce qui concerne le costume, précisément, la prééminence des tailleurs londoniens s’intensifie avec les Années Folles mais il reste sombre – et le restera jusque la seconde guerre. Venu d’Ecosse et d’Angleterre, le tweed quitte les campagnes insulaires où il s’est développé au siècle précédent, pour gagner les villes. La majorité des historiens de la mode s’accorde à situer son origine dans la rivière Tweed, qui coule entre l’Ecosse et la Grande Bretagne. Il s’agit d’une laine épaisse et rugueuse affichant un assortiment de teintes nature, dont la variété la plus raffinée, celle des homespuns, est tissée at home par les bergers eux-mêmes.
A la notable différence de ce que l’on observe dans les autres pays, la monarchie britannique a beaucoup pesé sur la mode au cours de ces années. Après George IV, protecteur de Brummell féru d’élégance, qui régna de 1811 à 1830, il y aura Edouard VII, lui aussi un grand dandy, qui succèdera à sa mère la Reine Victoria en 1901 et qui, francophile convaincu (il est le père de l’Entente Cordiale), sera l’une des grandes figures de l’élégance parisienne de la fin du siècle, puis son petit-fils Edouard VIII, qui sera l’inspirateur de tous les tailleurs, et même de la mode européenne, durant les années 30, 40 et 50.
Le fils aîné de George V poussa l’élégance masculine à son paroxysme. Avant, pendant et – surtout – après son règne, lorsqu’il fut devenu un dilettante oisif, il fut un parangon d’élégance qui donnait en toutes circonstances l’image d’une grande aisance (les photos de lui le montrent toutes plus léger que les autres personnages qui y figurent, impression accentuée par sa silhouette frêle) et d’être toujours habillé comme il le fallait, où, quand et avec qui il le fallait. Par une sorte d’instinct infaillible, le Duc de Windsor avait toujours le ton naturellement juste, il osait les mariages de matières et de couleurs avec une sûreté de goût incroyable, lançant les modes sans paraître s’en apercevoir. Il faut dire que le vestiaire du souverain en exil comptait plusieurs centaines de tenues. Quoi qu’il en soit, le Duc réussit la prouesse de personnifier l’homme élégant durant une cinquantaine d’années, un véritable exploit compte tenu de l’accélération des mouvements de mode durant cette période.
Une accélération vertigineuse
Car la principale caractéristique de la mode contemporaine est d’être frappée depuis les années 50 d’une accélération vertigineuse : on compte plus de courants depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu’au cours des deux siècles précédents. Plus d’extravagances aussi. Les Macaronis et les Incroyables de la fin du XVIIIème peuvent bien se tenir face aux punks et autres grunge, eux au moins faisaient preuve d’élégance dans la caricature. Les Zazous de la seconde guerre mondiale aussi, qui privilégiaient le costume cravate – voire le gilet – même si les couleurs et les accessoires proclamaient une identité décalée.
A la fin de la guerre tout s’accélère et la manière de vivre américaine transposée sur ses produits s’impose à la Vieille Europe. Ce sera d’abord le blue jean, qui a envahi les Etats-Unis et prend possession de St. Germain des Prés dans les early fiveties. En 1954 la partie la plus radicale de la jeunesse britannique répond à ce style relâché en créant les teddy-boys, qui en appellent au style édouardien du début du siècle. Quelques années encore, et Carnaby street donne le ton à la mode et inaugure les années pop, détournant la jeunesse du classicisme de bon ton. La période hippie marquera l’apogée du genre.
Elle n’emporte cependant pas toute la jeunesse du pays : faisant sienne la définition du Petit Larousse « Mode : manière passagère d’agir, de vivre et de penser, liée à un milieu et une époque déterminés », les vrais élégants n’adoptent pas ce mouvement venu de la rue et restent fidèles aux tailleurs de Savile Raw et Jermyn street, continuant de porter haut les couleurs d’une mode intemporelle qui survivra aux hippies comme elle a survécu aux teddy-boys et comme elle survivra aux punks.
Lorsque quelques années plus tard s’annoncera la période des créateurs actuelle, elle réalisera le trait d’union entre les mouvements de mode nés d’une réaction à l’air du temps et ce classicisme immémorial et inaltérable, toujours réinventé et jamais démodé puisqu’il n’est jamais à la mode. Métaphore du temps qui passe, la mode interpelle personnellement chacun de nous et nous renvoie tous à notre essence intrinsèque, ce en quoi elle est tout sauf superficielle.