CHAUSSURES D’ÉTÉ
Avec l’été vient l’époque des chinos, seersuckers et autres pantalons de toile, bref des tenues légères et décontractées, et l’occasion d’oublier le temps d’une saison ou de quelques week-end les richelieu et derbys traditionnels. Du buck typé preppy style à l’espadrille typiquement française (et non plus franchouillarde, comme elle l’était il y a quelques années) en passant par l’élégant Albert sliper, qui s’autorise quelques sorties en ville aux pieds des dandys les plus audacieux, les chaussures d’été marquent désormais clairement leur territoire et font de l’ombre aux mocassins légers plus convenus. Tour d’horizon iconoclaste.
Les drivers
Caractérisée par son montage type « mocassin indien », la driver-shoe, ou car-shoe, mocassin de conduite ou tout simplement driver, associe un confort de port remarquable avec une grande variété de couleurs et de matières, qui lui permet de coller chaque été aux tendances de la mode. C’est à la maison italienne Tod’s qu’elle doit l’engouement qui n’a jamais cessé de la porter depuis le début des années 80, grâce à une interview télévisée de Gianni Agnelli au cours de laquelle l’industriel italien, dont les moindres faits et gestes et le style vestimentaire ont été scrutés et copiés tout au long de sa vie, portait une paire de drivers de la maison. Facile à porter en toutes circonstances décontractées et décliné dans une multitude de matières et de couleurs, le célèbre mocassin de conduite à 133 picots représente à lui seul plus de 50% des ventes de la marque, qui s’est pourtant beaucoup développée depuis sa création en 1978.
Des nombreuses marques qui proposent aujourd’hui des drivers, la plus authentique est Fairmount, qui a toujours perpétué la fabrication traditionnelle de l’Indian Moc. Cette fabrication se distingue par le fait que la chaussure est fermée par le haut, c’est-à-dire par son plateau, au lieu de l’être par le bas, c’est-à-dire par sa semelle comme c’est le cas avec tous les autres types de montage. Pour développer le Gommino (le fameux modèle à picots), Tod’s a repris cette construction à son compte et lui a adjoint une semelle intérieure de caoutchouc pourvue de picots apparaissant à travers une découpe réalisée à l’emporte-pièce dans la tige. Fairmount est aujourd’hui l’une des toutes dernières maisons à réaliser encore et toujours son montage à la main et sur forme. La maison a étendu cette technique à ses drivers Bumper Driver, Limited Edition et Tassel Driver (rien à voir avec le tassel loafer cher aux preppys : ce mot anglais qui signifie gland désigne ici une driver shoe pourvue de pampilles).
Les boat-shoes
Popularisée dans les années 80, la boat shoe, ou chaussure de pont, ou chaussure bateau, a été imaginée en 1935 par l’Américain Paul Sperry après que celui-ci eut remarqué que son cocker Prince ne glissait pas sur la glace d’un lac du Connecticut. Sur les coussinets de l’animal, il observe tout un faisceau de crevasses et de fissures qu’il reproduit sur une semelle de gomme en sculptant au couteau un ensemble de lamelles en forme de chevrons. L’idée s’avère pertinente : les chaussures sur lesquels il monte sa semelle présentent un grip sans équivalent qui, associé à un cuir huilé (traitement destiné à repousser l’eau) et à des coutures elles aussi étanchéifiées, va donner les premières chaussures spécifiquement conçues pour la navigation de plaisance.
La chaussure Sperry Top-Sider est née. Sans concurrent, elle s’impose très rapidement auprès des plaisanciers, nombreux dans la région. La seconde guerre mondiale apporte à la maison une opportunité inespérée, l’US Navy négociant le droit de doter les chaussures de ses marins de la semelle Sperry Top-Sider. Une publicité incomparable qui permet à Paul Sperry de vendre son entreprise au géant US Rubber (qui va devenir Uniroyal) à la fin de la guerre. Désormais pourvue de moyens de développement inépuisables, la marque étend son marché à toute l’Amérique. Une conquête facilitée par l’image WASP des universités de l’Ivy League, dont les étudiants ont massivement adopté la Top-Sider pour son confort et sa solidité. De fait, la boat shoe Sperry se plie avec bonne volonté à toutes les utilisations : à l’université, à la ville, sur les bateaux et même… dans l’eau. Jamais à la pointe de la mode, la boat shoe n’est jamais démodée non plus, et trouve un nouveau marché en Europe et en Amérique du Sud dans les années 80.
Si les poids lourds de la spécialité sont aujourd’hui Sebago, Timberland et Sperry Top-Sider, de nombreuses marques ont à leur tour proposé leur interprétation du genre, ce qui permet aujourd’hui de disposer d’une offre étendue allant des modèles les plus économiques aux plus luxueux, griffés Louis Vuitton ou John Lobb.
Les bucks
Si c’est au Duc de Windsor que l’on doit la version originale, dans les années 30, de ce derby empeigne unie blanc monté sur une épaisse semelle gomme couleur brique, c’est aux Etats-Unis qu’il va se faire connaître et conquérir ses lettres de noblesse. Dandy magnifique, le prince de Galles prend grand soin de son vestiaire et affiche toujours une mise d’un goût parfait quelle que soit son audace. Parangon d’élégance, le futur et éphémère roi Edward VIII lance les modes dans l’Europe des années 20 et 30, et le derby en daim blanc réalisé par son bottier londonien va devenir un classique du casualwear.
Il s’agit d’un derby sport moins caractérisé par sa forme à bout rond coqué et son patronage minimaliste que par sa peausserie de daim (il ne s’agit pas encore à l’époque de veau-velours mais de daim véritable) blanc et surtout sa double semelle de gomme rouge brique.
Dans les années 60 le modèle sera adopté par la Marine américaine et surtout par les étudiants des universités de l’Ivy League et deviendra l’une des pièces phares du preppy style. Le daim a entretemps cédé la place au veau-velours, si possible nubucké afin de conserver le toucher bougie de la peau originale à laquelle il doit son nom (buck signifie daim en anglais), mais la robe immaculée est conservée, ainsi que la semelle gomme brique et son montage goodyear. Chaussure estivale par excellence, le white nubuck buck constitue une alternative à l’incontournable mocassin d’été dont les élégants savent parfaitement tirer profit.
Depuis les sixties on l’a vu inaugurer de nouvelles déclinaisons, adopter la découpe saddle et afficher des tenues plus colorées : sable (« dirty buck »), bleu marine, gris… De nombreuses interprétations en ont été faites, de qualités très variées, qui justifient deux mises en garde à l’intention des primo accédants : proscrire absolument les modèles montés sur des formes allongées, totalement contraires à l’esprit du genre, et se méfier du peu d’adhérence des semelles lisses sur sol mouillé : porter des bucks ainsi montés sur des dalles de marbre humides, c’est Holiday on Ice garanti ! Les bucks hauts de gamme montés goodyear peuvent être resemellés.
Les tennis
Alors que la basket a pris l’ascendant que l’on sait sur l’univers de la chaussure de sport dans les années 70 et surtout 80, c’est la tennis qui crée le genre, à la fin du XIXème siècle. Elle est inventée par la maison Candde en 1898, à New Haven (USA), qui la première a l’idée d’utiliser la vulcanisation découverte par Charles Goodyear pour doter une chaussure de sport en toile d’une semelle de caoutchouc. Quelques années plus tard, la toute jeune marque New Balance imagine en 1906 de doter ses modèles d’un soutien de voûte plantaire, avant que Converse conçoive la première chaussure de sport montante parce que son fondateur le marquis de Converse s’est foulé la cheville en jouant au basket : la basket est née. A travers les trois quarts du XXème siècle, la chaussure de sport va être utilisée par les sportifs pour… faire du sport. Tennis, baskets, chaussures à pointe pour la course : à chaque spécialité son type de chaussure. Et puis au début des années 70, le Bronx new-yorkais nous livre la culture hip-hop, qui en devant la culture urbaine majeure donnera naissance au rap, au break dancing et au graffiti, et va ériger la basket au titre d’accessoire essentiel. L’histoire s’accélère avec les années 80 et l’invention de la semelle à coussin d’air par Nike en 1979 : vite reprise à leur compte par les concurrents Puma et Adidas, puis par tous les autres, cette révolution technique jette la basket dans la rue. Débordant les terrains de sport, celle-ci devient l’accessoire de mode préféré des tribus urbaines – et de celles des banlieues – et un vecteur d’identification socioculturelle. Durant les trois dernières décennies, les baskets ont envahi les villes et leur histoire a été intimement liée à celles des marques vedettes de la spécialité et à la culture people. Un mode d’expression dont la tennis s’est distinguée en restant en retrait de la frénésie de la basket et du sneaker, en se gardant du clinquant des mouvements de mode. De fait, son image reste aujourd’hui plus chic et plus différenciante que celle de la basket.
Elle est toujours fabriquée par galvanisation et arbore le plus souvent une tige en toile, même si des modèles en veau-velours et en cuir commencent à apparaître.
Les Espadrilles
Comme un phœnix, l’espadrille a plusieurs vies et renait de ses cendres. Née entre le Moyen Age et le XVIIIème siècle, elle se caractérise dès les premiers jours par sa tige en toile de coton et sa semelle de corde. Adoptée par les paysans et les ouvriers de la région des Pyrénées qui l’a vue naître, elle déborde rapidement la région et devient la chaussure populaire par excellence.
Au XXème siècle son caractère bohème séduit la scène artistique et plusieurs personnalités de premier plan l’adoptent, comme Pablo Picasso ou Salvadore Dali. Mais c’est surtout l’arrivée des congés payés et les transhumances estivales vers les campings de la région Aquitaine et de la Côte d’Azur qui vont la connoter dans les années 40 et 50 : avant la tong elle devient la chaussure d’été du peuple : deuxième vie.
Les choses changent au début des années 60, lorsque la nouvelle génération de couturiers – dans la foulée d’Yves Saint Laurent puis de Dior – et de vedettes de l’écran, derrière Brigitte Bardot et Sacha Distel, s’approprient cette chaussure légère, confortable et sans complexe. Et tandis que l’épouvantable tong fait son apparition dans les campings, une clientèle plus bourgeoise découvre la décontraction de l’espadrille : troisième vie.
La chaussure des paysans basques ne quittera plus jamais la scène estivale, mais à partir des années 70 n’y brillera plus non plus. Il faudra encore attendre une quarantaine d’années et sa redécouverte par Hermès pour qu’elle revienne sous les projecteurs. Si sa technique a évolué dans l’intervalle (en succédant à celle de coton, la toile de lin s’est parée de robes colorées et arbore désormais rayures et motifs divers, et la semelle de corde s’est offert des patins de caoutchouc pour accroître sa longévité et des premières de cuir pour soigner son confort), sa fabrication reste inchangée : immuable depuis des siècles, elle utilise toujours une semelle de corde de chanvre réalisée à la main à la rouleuse, une table tournante dotée de deux axes permettant de rouler la corde jusqu’à l’obtention de la taille désirée ; une tige en toile de lin ou de coton constituée de deux pièces simples cousues à la main avant d’être cousue ou agrafée à la semelle ; et enfin un patin de caoutchouc vulcanisé soudé à la semelle par une presse dont la température (160°C) fait fondre la gomme qui pénètre les fibres végétales avec lesquelles elle fait bientôt corps. Au fil du temps les fabricants ont apporté des touches personnelles qui, de la doublure de tissu vichy à la première de cuir en passant par les broderies décoratives et une variété de couleurs impensable hier encore, font aujourd’hui de l’espadrille un produit tendance, toujours en phase avec les couleurs et les thèmes de saison, économique et pratique.
Les slipers
Son allure aristocratique est tout ce qu’il y a de plus authentique. C’est le prince Albert, futur époux de la reine Victoria, qui passe commande à son bottier d’une chaussure d’intérieur suffisamment élégante pour lui permettre de déambuler dans les couloirs des palais de la Couronne sans déchoir. Dans ses maisons et ses appartements, l’aristocratie britannique porte jusque là des pantoufles certes confortables mais pas montrables. En ce second quart du XIXème siècle, le futur prince consort entend adopter des tenues conformes à la grandeur de l’Angleterre jusque dans ses tenues de nuit.
A sa demande son bottier conçoit une chaussure fine associant une tige de velours noir à une doublure de soie rouge, matelassée comme celles de robes de chambre de l’époque, qu’il monte sur une semelle de cuir ultrafine. L’objet, immédiatement baptisé Albert sliper, est effectivement d’une grande élégance et l’aristocratie s’en empare immédiatement. Dans la seconde moitié du siècle cette chaussure d’intérieur s’impose dans les propriétés, les pavillons de chasse et même les clubs londoniens. On la découvre en velours sombre : bleu marine, vert bouteille ou bordeaux, habillée de doublures aux couleurs vives : rouge écarlate, bleu électrique, jaune poussin… et relevée de broderies en fil d’or ou d’argent qui personnalisent son empeigne : chiffres ou armoiries.
Pendant plus d’un siècle l’Albert sliper va demeurer confidentiel, car d’un coût élevé et réservé à un usage strictement intérieur : élément indispensable du vestiaire des grands élégants, il entame le XXIème siècle parfaitement inconnu du grand public.
On l’a bien vu aux pieds de Bob Kennedy et des membres du Rat Pack de Frank Sinatra au début des années 60, mais le modèle est passé relativement inaperçu.
Il lui faut attendre le règne de la presse people – un comble pour un pur produit de l’aristocratie ! – pour exploser. En 2009 Brad Pitt en porte une paire à la présentation du film Inglorious Basterds. C’est une traînée de poudre. En quelques jours tout ce que la planète compte de presse people et de blogs s’empare de la si curieuse paire de chaussures de Brad Pitt (« chaussons ? », « pas chaussons ? », « et ses initiales brodées, quelle prétention ! »…) : mieux que la meilleure des campagnes publicitaires ! Cette fois les femmes se l’approprient : Kate Moss, Rihanna, Lindsay Lohan, Nicole Ritchie l’adoptent, et très vite toutes les marques développent leurs propres modèles.
Pour l’homme, les maisons tendance comme Berluti, Jimmy Choo, Santoni ou Gérard Sené revisitent le genre et rejoignent les John Lobb et autres Shipton & Heneage – devenu Matthew Cookson – dont les collections ont toujours proposé des slipers : avec elles la chaussure d’intérieur des princes s’habille de poulain imprimé léopard et se pare de strass ou de têtes de mort. L’époque a changé mais le sliper reste le sliper, toujours aussi confortable et toujours monté sur une semelle de cuir naturel non traité strictement incompatible avec une utilisation sur sol mouillé : les dandys qui l’osent en extérieur doivent composer avec la météo.
Dossier préparé par Pascal Boyer et Claude Cérelles, photos Daniel Pype.