Alexandra Laignel-Lavastine : la nouvelle perversité radical ou l’art de s’aveugler
Presque à son corps défendant, Alexandra Laignel-Lavastine a quelque mal à se reconnaître dans l’idéologie actuelle de nombreux intellectuels de gauche – dont elle a longtemps fait partie. Son essai philosophique La pensée égarée dénonce l’aveuglement du politiquement correct en s’en tenant aux idées et au bon sens, une caractéristique d’autant plus précieuse qu’elle semble devenir de plus en plus rare. Définitivement dandy.
Dandy : Votre essai dénonce l’égarement et la trahison des intellectuels incapables d’admettre une réalité qui dérange. Ni de droite ni de gauche, il ne craint pas de mettre les pieds dans le plat, quitte à éclabousser vos coreligionnaires. C’est très dandy, tout cela ! Pourquoi ce livre, maintenant ?
Alexandra Laignel-Lavastine : « Parce qu’il me semble qu’une partie de nos élites se sont illustrées dans le courant des quinze dernières années dans l’art de s’aveugler et de se crever mentalement les yeux face à l’émergence de l’islamisme, par une extravagante incapacité à admettre que la haine et le Mal puisse venir du camp des damnés de la Terre que l’on pensait autrefois être le camp du Bien. Cet aveuglement me paraît procéder en partie d’une vision du monde tout à fait obsolète et d’un catéchisme binaire et rance, qui remonte au tiers-mondisme des années 60. Et il procède d’une grande colère car ce déni, cette perte de la lucidité élémentaire, me semble surtout venir de ce qui était ma famille politique d’origine c’est-à -dire la gauche. En 1927 Julien Benda a écrit La trahison des Clercs dans lequel il s’interrogeait sur la fascination de beaucoup d’intellectuels européens pour le fascisme. Or depuis quinze ans nous observons le même phénomène, si ce n’est que la haine se déploie au nom de l’antifascisme. A force de s’imaginer dans les années 30 et de se tromper d’époque, ces élites – intellectuels, faiseurs d’opinion, journalistes et sociologues – laissent passer trop de choses et sont totalement dépassées par ce nouvel « islamofascisme », j’assume ce terme, qui a déclaré une guerre ouverte à nos valeurs. Il y a là la dimension Sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner : la culpabilité post coloniale – quoi que j’observe que les mêmes ne semblent éprouver aucune culpabilité à l’égard de la destruction des Juifs d’Europe…
C’est précisément cette approche apolitique qui interpelle dans votre livre…
AL-L : La gauche est en train de perdre les intellectuels parce qu’elle se fracture de plus en plus profondément en deux groupes : un premier constitué de ceux pour qui prime la lutte contre le grand satan que sont les Etats Unis (et bien entendu la lutte contre Israël, quitte à faire alliance avec les islamistes, comme on l’a vu au sein du mouvement altermondialiste tout au long des années 2000), et d’autre part une gauche « à l’endroit », qui vient bien souvent du combat antitotalitaire des années 70-80, après l’époque Soljenitsyne, et pour qui priment l’idéal européen, les valeurs universelles et la lutte contre tous les totalitarismes, même lorsque celuici a troqué ses habits bruns du XXème siècle pour le vert jihadiste. Ce qui me paraît extravagant, c’est la façon dont la première de ces gauches professe une vision du monde totalement caduque et s’enferre dans une spirale du déni. C’est ce que j’appelle la « nouvelle perversité radical chic ». Le coup d’envoi de cette nouvelle vogue a été L’Esprit du terrorisme de Jean Baudrillard, publié au lendemain du 11 septembre, dans lequel il disait sa jubilation prodigieuse de voir s’écrouler les tours du World Trade Center. Il y a là une perversion que l’on retrouve dans le bouquin d’Emmanuel Todd : alors qu’après les massacres de janvier il paraissait clair de savoir où se trouvaient les bourreaux et les victimes, Todd nous explique que pas du tout : les vrais auteurs du carnage n’étaient pas les tueurs que l’on sait, mais l’islamophobie. Cela témoigne d’un très grave dévoiement contre lequel mon livre s’insurge.
Et quelle solution suggérez-vous à cette situation ?
AL-L : Réhabiliter cette notion philosophique capitale du bon sens et du sens commun, au sujet duquel Hannah Arendt et George Orwell ont écrit des pages lumineuses en montrant qu’une idéologie totalitaire commence toujours à gagner les esprits à partir du moment où on parvient à les convaincre de faire abstraction de l’expérience vécue. Et on en est un peu là : on a des élites de gauche, notamment beaucoup de nos sociologues, particulièrement toxiques, qui expliquent aux gens qu’ils ne voient pas ce qu’ils croient voir et que l’immigration ne pose pas de problème, et pratiquent ainsi le négationnisme de l’expérience vécue. Il va de soi que l’immigration est l’un des très gros problèmes en Europe aujourd’hui, notamment parce qu’on est passés d’une immigration de travail à une immigration de peuplement. Et parce que nos politiques ont oublié depuis trois décennies de concevoir et mettre en oeuvre des politiques d’intégration active adaptées à ces populations. Dans le même temps on a assisté à une montée de l’islamisme au sein d’une partie des communautés musulmanes d’Europe et à une poussée fondamentaliste et intégriste : mauvaise concomitance… Je trouve très singulier, pour ne pas dire très pervers, d’exalter chez les uns et les autres un enfermement identitaire que l’on critique chez soi pour ce qui est de l’héritage européen. Sartre disait « l’existence précède les sens », alors soyons sartriens jusqu’au bout : ne nous laissons pas enfermer dans le déterminisme et conservons notre libre arbitre contrairement à ce que nous répète une certaine gauche politiquement correcte du matin au soir. La droite républicaine ne s’embarrasse pas de telles contraintes parce qu’elle n’a pas de surmoi tiers-mondiste, qu’elle est plus axée sur le réel et qu’elle valorise traditionnellement davantage la responsabilité individuelle. Et de fait que se passe-t-il : les Européens de la rue sont extrêmement inquiets, toutes les enquêtes d’opinion en témoignent : la majorité d’entre eux ont peur de cet islam radical, et quand ils se tournent vers leurs élites on leur explique qu’ils sont racistes ou réactionnaires. Alors que font-ils dans leur désarroi ? Ils se tournent vers les formations national-populistes. Il y a là une vraie faillite de nos élites de gauche.
Il faudrait trouver une voie médiane, garder le cap de la pensée des Lumières : garder le bon sens. En Europe il s’agirait surtout de réinsuffler une certaine dose de romantisme éclairé dans l’amour que nous portons à nos valeurs, et qu’il faudrait se réapproprier alors que depuis une dizaine d’années nous avons basculé dans un modèle où l’affirmation débridée des moi tend à devenir antagoniste du sens de l’inscription dans un collectif. Ce qui domine aujourd’hui c’est le jetable, le volatile, l’obsolescence accélérée, qui établissent la mode. Et il me semble que votre magazine ne tombe pas là -dedans, justement : il valorise l’élégance, le patrimoine, ce qui suppose que l’on ne se vive pas comme les premiers élus, autorisés à saccager le monde car ne s’embarrassant de rien. Lorsque je dis que « les Lumières ne suffisent pas » et que j’explique que la seule chose qui fait que l’on résiste à l’idéologie débile et infantilisante du « Tout, tout de suite », c’est l’adhésion à des valeurs spirituelles fortes et stables, j’entends qu’il faut être capable de puiser dans un héritage. Cela me paraît être une idée capitale : il faudrait que l’on rééquilibre lumières et romantisme. »