Albert Slipper, So British, So Chic!
Nos amis anglais avaient décidément tout compris au raffinement avant les Continentaux. C’est le prince Albert, futur époux de la Reine Victoria (il l’épousera en 1840), qui le premier passe commande d’une chaussure d’intérieur à la fois confortable (usage oblige) et élégante (rang oblige). Un genre qui reste jusque là à inventer, les aristocrates assortissant pour lors leurs tenues d’intérieur de pantoufles peu seyantes. En ce second quart du XIXème siècle le futur prince consort entend adopter, jusque dans ses tenues de nuit, des tenues conformes à la grandeur de l’Angleterre : à la cour le chausson sera désormais fin et élégant.
Dans la foulée de Foster & Son, dont le slipper est inchangé depuis 1840, toutes les autres grandes maisons de botterie et d’habillement britanniques ont en effet un jour ou l’autre ajouté l’Albert slipper à leur collection : Bowhill & Eliott en 1874, Broadland en 1880, John Lobb au début du XXème siècle…
Car la bonne société londonienne d’abord, et britannique ensuite, adopte évidemment comme un seul homme la nouvelle chaussure princière le Victoria and Albert Museum expose notamment une tenue de nuit du prince constituée d’une robe de chambre de soie, d’un pantalon d’intérieur, d’une chemise à jabot et d’Albert slippers.
Outre le prénom du prince, l’appellation dérive du verbe se glisser (to slip) en raison de la façon dont on glisse son pied dans la chaussure, au lieu de l’enfiler comme on le faisait des bottines très en vogue à l’époque. Au-delà du velours sombre de sa tige, l’Albert slipper se caractérise par sa semelle de cuir, fine et dotée d’un talon, qui distingue sans discussion le genre des vulgaires pantoufles, et sa spectaculaire doublure de satin matelassé rouge vif. S’il s’est affranchi de cette couleur unique, au fil des décennies le genre a le plus souvent arboré des doublures de couleur vive : rouge principalement, mais aussi bleu électrique, violet, jaune poussin, orangé… Rapidement aussi l’empeigne se voit agrémentée de broderies personnalisées, exécutées en fil d’or : on fait apposer là son chiffre (les initiales), ses armoiries, son blason…
Alors qu’une certaine forme de néo-dandysme a jeté récemment les slippers dans la rue, il convient de souligner que par tradition, le cuir de leurs semelles est un cuir naturel non traité – afin de rester le plus souple et donc le plus confortable possible – et par conséquent perméable. Un détail qui ne rend l’utilisation du genre en extérieur possible que par temps rigoureusement sec.
Jusqu’au début du XXème siècle l’aristocratie et la haute noblesse britanniques réservent ainsi fort raisonnablement leurs slippers à l’intimité de leurs maisons ou appartements et à leur club, et il faudra attendre l’explosion de la puissance américaine et du show-business, au tout début des années 60, pour découvrir que les Américains ont également adopté son élégance et son raffinement, comme en témoignent diverses photos de RFK, de Dean Martin ou de Peter Lawford arborant fièrement, chez eux ou à la scène, leur Albert slippers.
Plus près de nous, les grandes maisons de luxe proposeront leurs modèles :
on citera John Lobb, mais aussi Edward Green et le très luxueux Sulka, qui proposait pour assortir les siens les plus fabuleuses vestes d’intérieur (smoking jacket) qui soit. Une époque que la disparition de la célèbre maison a porté à croire révolue.
C’était oublier la fameuse phrase de Tristan Bernard, et que « le propre de la mode, c’est qu’elle se démode », et par conséquent qu’elle revient à la mode. Ce qui est le cas aujourd’hui par la grâce des audaces de quelques stars planétaires et du relai que leur offre complaisamment la presse people. Que Brad Pitt apparaisse chaussé
d’Albert slippers à la première d’Inglorious Basterds, et voilà les doctes magazines commentant avec force détails ces chaussures qu’ils croient tombées de la Lune.
Chacun portera sur les raisons de ce retour en vogue l’appréciation qu’il souhaite, l’important est que les photos de la star et de ses chaussures font le tour du monde et relancent l’Albert slipper du jour au lendemain. Et Jimmy Choo, Gucci, Cesare Paciotti et autres grands noms, de proposer leurs interprétations d’un genre hier traditionnel soudainement redevenu furieusement tendance.
De nombreuses maisons de mode et de chaussures proposent ainsi aujourd’hui une (ou plusieurs) version de l’Albert slipper. Nous avons déjà eu l’occasion de commenter dans nos pages les modèles de Shipton & Heneage (récemment rebaptisé Matthew Cookson), qui propose depuis une dizaine d’années la plus grande variété du monde, de Hartwood, qui fait faire les siens, en velours violet doublé de satin bleu électrique, chez Mantelassi en Italie, et de Gérard Sené, qui agrémente les siens de têtes de mort brodées de fil d’argent. Il convient cependant également de citer Santoni, sans oublier le spécialiste de la vente en ligne Kardinale, qui en propose également une belle variété, coiffée par un fleuron à la tige entièrement brodée.
2009, le beau gosse du cinéma américain, l’acteur Brad Pitt se présente au festival du film de San Sebastian en Espagne aux côtés de Quentin Tarantino pour faire la promotion de son nouveau film Inglorious Bastards avec une paire de slippers monogrammés BP (pour la petite histoire on raconte que l’un de ses assistants lui aurait offert ces chaussures sur le tournage du film pour éviter tout commentaire sur sa soi-disant mégalomanie).
Bref, A chacun son style, à chacun ses slippers ! Dans sa patrie d’origine, le slipper n’a jamais été has been, et est représenté aujourd’hui comme hier par de nombreuses et très respectables maisons, comme Harrod’s, Stubbs & Wooton ou Ralph Lauren, et de nouvelles marques telles DelToro.
De nouveau porté par la grande vague de la mode, l’Albert slipper est aujourd’hui disponible dans de très nombreuses déclinaisons, du velours classique (noir surtout, mais aussi marron, vert, bleu, bordeaux, rouge…) à l’imprimé léopard ou panthère en passant par de spectaculaires versions rebrodées, assez difficiles à porter mais absolument superbes.
Le plus étonnant demeurant sans doute que cette chaussure de construction simple soit proposée à des tarifs variant du simple au… décuple, des modèles DelToro à 148 euros (198 US $) aux Foster & Son sur mesures à 1800 euros en passant par les multiples possibilités offertes par Matthew Cookson, chez qui chacun peut commander les slippers de ses rêves (choix du tissu, de la doublure et de la broderie) à partir de 245 euros.