Le voyage immobile
Elles sont comme ces expéditions dans lesquelles la façon de voyager importe autant que la destination, dont les trains Orient-Express sont sans doute aujourd’hui les exemples les plus représentatifs, et évoquent une époque d’élégance et de raffinement révolue. Si elles ne voyagent plus d’un château à un autre, les malles modernes ont reconquis leur statut original de meubles, nomades ou sédentaires, et révoqué celui de simples contenants. Aujourd’hui comme hier, elles restent aussi synonymes d’une conception esthète de l’art de vivre.
Ils étaient une poignée au XIVème siècle et ne sont pas plus nombreux à perpétuer aujourd’hui un métier indissociablement lié à l’art de vivre. Deux révolutions industrielles ont entretemps fait des malletiers les fournisseurs d’une clientèle privilégiée, et quatre siècles plus tard la spécialité reste le pré carré d’une poignée de maisons attachées à perpétuer un artisanat séculaire. La plus petite d’entre elles n’a pas la réputation de ses célèbres consoeurs mais revendique une ancienneté comparable et pratique un même artisanat exigeant, mis au service d’une vision contemporaine du voyage. A sa tête, Benoît Maltier (ça ne s’invente pas) se consacre à ressusciter une tradition familiale née il y a 500 ans.
Le malletier au fil de l’histoire
Il faut remonter au règne de Charles V, au XIVème siècle, pour retrouver les traces des premiers malletiers. Le métier est alors apparenté à ceux de sellier, coffretier et lormier (pratiquant la lormerie : fabrication des différents objets de métal constituant avec la selle le harnachement des chevaux : éperons, étriers et mors), dont il partage les statuts. Un siècle plus tard est créée, sous le règne de Charles IX, la corporation des coffretiers et malletiers, désormais distincte de celle des selliers. Son histoire sera indissociable de la première révolution des transports : les inventions successives de la roue à rayons et des suspensions à ressorts, qui vont donner lieu à celle du carrosse, au XVIème siècle. Sous François 1er on n’en compte encore que deux à Paris : ceux de la reine et de Diane de France, mais un siècle plus tard la majeure partie de l’aristocratie possède le sien. Ce nouveau marché a conduit les selliers à évoluer en selliers-carrossiers et suscité l’animosité entre selliers et malletiers.
L’antagonisme entre les deux corporations atteint son acmé en 1746, lorsque celle des selliers demande et obtient la saisie des réalisations de plusieurs malletiers. Des procès annuleront ces saisies, mais les hostilités sont ouvertes. Il faudra attendre la Révolution pour voir les statuts des deux corporations révisés, et l’apparition d’une nouvelle spécialité : celle de « layetier-coffretieremballeur », titre décerné par la duchesse de Berry à la maison Martin, dont l’activité consiste à emballer les effets (garde-robe mais aussi objets usuels, meubles et même fleurs) de leurs clients au déballer et les ranger au terme du voyage. Pierre- François Martin transmettra son affaire à Louis- Henri Morel, un de ses meilleurs ouvriers, avant que celui-ci forme à son tour un jeune apprenti qui héritera de la maison à sa disparition, en 1852. Le jeune homme a alors 24 ans, il se nomme François Goyard et a reçu la meilleure formation possible. En rebaptisant la maison, il crée celle qui est aujourd’hui le plus ancien malletier de France. Deux autres layetiers-coffretiers-emballeurs vont également devenir malletiers : ils s’appellent Moynat et Louis Vuitton.
Parmi les quelques maisons qui exercent le même métier en province, la plus réputée est celle de la famille Maltier, dans la région de Poitiers, qui a compté depuis le début du XVIIème siècle nombre de charpentiers et de cordonniers, et signe depuis le XVIIIème ses créations « Maltier malletier ».
Sous la direction de Daniel, puis Pierre, Joseph et Jean Maltier, elle fournit à l’aristocratie locale des malles exclusives et luxueuses. Son histoire se perd dans le courant du XIXème siècle, alors que l’on assiste à la seconde révolution des transports, celle du train et de l’automobile, qui va à son tour profondément marquer l’évolution du métier.
Aujourd’hui
Plus d’un siècle plus tard, un concours de circonstances amène Benoît Maltier à décider de ressusciter le nom et l’esprit de la maison de ses ancêtres. Diplômé de l’école Boulle, il travaille en tant qu’artisan ébéniste lorsque les hasards de la vie l’amènent à recroiser la route de Guillaume Désert. Cet ancien camarade de classe, avec qui il a fait ses études secondaires depuis la 4ème, a suivi une voie très différente de la sienne et travaillé dans la sphère politique après des études de droit. Parce qu’il a conçu l’idée de créer en France un service de sièges cireur comparable à ceux que l’on trouve dans les aéroports et les malls américains, il s’adresse à son vieil ami Maltier pour réaliser un prototype. Intéressé par le projet, Benoît Maltier lui propose de créer également une malle cireur. Le projet restera dans les cartons faute de financement mais inspire Benoît, qui se met à dessiner des malles contemporaines, et conçoit bientôt à son tour d’en faire une réalité. Ayant cette fois gardé le contact avec son ami de 25 ans, il propose à Guillaume Désert de s’associer avec lui pour donner vie à ces objets artisanaux et relancer le nom de Maltier Malletier. Le projet mettra plus d’un an à prendre vie : le temps de réunir une équipe d’artisans et de trouver un nid où l’oiseau pourra se poser et grandir. C’est chose faite lorsque Benoît découvre la maison Tassin, ancienne gendarmerie de Neuville de Poitou, une maison de maître du XIXème siècle endormie au milieu d’un parc. Cinq mois et beaucoup de travaux plus tard, la demeure patricienne est devenue le siège, l’atelier et le showroom de Maltier le Malletier, et la production peut commencer. Benoît Maltier y gère la fabrication, Guillaume Désert le développement et le commercial, et les artisans y travaillent selon le même principe que chez Hermès, un ouvrier réalisant une pièce entière : l’artisanat dans la plus pure tradition des chefs d’oeuvre que doit réaliser tout Compagnon au terme de son Tour de France. « Mon ambition, précise Benoît Maltier, est de concevoir et créer des malles théâtrales pour accompagner hommes et femmes de bon goût dans un voyage immobile. Des malles où l’émerveillement se renouvelle à chaque ouverture, comme au lever de rideau d’un soir de première ». Nous ne saurions mieux dire.
Fabrication purement artisanale dans le cadre champêtre des locaux de Maltier le Malletier, à Neuville de Poitou.