L’Ordre Chevaleresque des Gardiens des Neuf Portes
« Vous êtes en train de tourner un film, là ? » demande une jolie femme brune à un groupe d’hommes en smoking occupés à bavarder aimablement sur le gravier devant un buste de Léonard de Vinci. « Non mademoiselle, on va juste dîner ». Dans la lumière du crépuscule, les quatre hommes regardent en souriant la fille s’éloigner, confuse. Derrière elle le panorama de la ville éternelle s’étire dans toute sa splendeur sous de longs balcons de pierre blanche. Nous sommes aux jardins hauts du Pincio, près du boulevard Gabriele d’Annunzio qui mène, à partir de l’église Trinità dei Monti, à la Casina Valadier, l’une des plus belles villas de la capitale italienne, reconvertie en restaurant étoilé. On jouit depuis ses terrasses de l’une des plus belles vues du monde.
C’est là que l’Ordre Chevaleresque des Gardiens des Neuf Portes a décidé de convier ce soir ses membres pour une réunion formelle où, après quelques verres de champagne et une bruschetta, on dînera longuement dans les plus belles salles de la Casina. A table on parlera de vins, d’art tailleur, d’accords de couleurs. On discutera peut-être musique, art ou cigares. Autour d’une autre table il se peut que l’on parle de foot, de voitures exceptionnelles ou de littérature. Voire que l’on échange quelques ragots, l’adresse d’un tailleur à Milan ou d’un bordel à Amsterdam. Vous pensez que j’exagère, que mes propos doivent plus à quelque excès éthylique qu’à la réalité ? Ce pourrait être le cas. Mais je n’en suis pas encore au stade où l’on voit voler des éléphants roses, et ces chevaliers existent pour de vrai ! Et voilà que je vous dois à présent quelques explications.
Un Ordre conçu pour la défense des plaisirs typiquement masculins
Nonobstant son nom, l’Ordre Chevaleresque n’est pas reconnu par la Couronne italienne (laquelle s’en fiche royalement) et se contente du statut bien plus modeste d’association récréative. Ce qui n’est en revanche pas modeste, mais au contraire digne de notre plus grande attention, ce sont les principes et le but de l’association. Celle-ci est née d’un groupe de bon-vivants réunis autour d’une bonne bouteille de rhum et d’une boîte de cigares cubains. Leurs goûts communs les décidèrent ce soir-là à fonder un club visant à exalter bonne cuisine et plaisirs de la chair et de l’esprit, dans un cénacle privilégiant le rôle de l’homme, admis radicalement différent mais complémentaire de celui la femme. Je vous vois venir ! Non, ce n’est pas le énième club de vieillards fachos phallocentristes régressifs et bornés, c’est plus complexe et amusant que cela. Les Chevaliers aiment comparer leur association à un château de la Renaissance, érigé pour l’étude et la défense des plaisirs typiquement masculins.
Et si une femme appréciant les alcools forts et les cigares y est toujours bienvenue, l’essence de l’Ordre est de réunir des épicuriens pour discuter et partager des plaisirs hédonistes, comme dans les anciens clubs londoniens dans lesquels on ne discutait ni de politique ni de religion. De fait, la plupart des réunions de l’Ordre sont interdites aux femmes. Et pourquoi pas ?
Les hommes ne sont-ils pas interdits des salons de coiffure et cercles de bridge de ces dames ? Celles-ci n’ont-elles pas tout le loisir d’y discuter à l’envi de leur vernis à ongle et de leurs amants ? Si fait. Et dès lors pourquoi n’aurions-nous pas le droit de nous réunir entre hommes et philosopher sur nos costumes de tweed et nos maîtresses ?
Oisifs, aristocrates ou businessmen, ces hédonistes rejoignent le club attirés par le concept simple mais fondamental des Neuf Portes. Les Arts, le Bien-s’habiller, la Femme, l’Action, la Table, le Tabac, les Jeux, la Tauromachie et la Neuvième Porte : chacune des entrées mystiques de l’Ordre est dédiée à un plaisir spécifique, qui doit être à la fois digne d’intérêt et susceptible d’études sérieuses. Et avec lequel chaque membre ressent plus ou moins d’affinités. Si vous avez sérieusement étudié votre catéchisme, vous avez sûrement remarqué que plusieurs de ces portes correspondent aux péchés capitaux. Ce n’est pas un hasard.
Votre perspicacité aura sûrement remarqué aussi la mystérieuse Neuvième Porte, qui ne réprésente pas ici le passage entre notre monde et l’au-delà cher à une certaine littérature, mais un accès aux «plaisirs inconnus» : ces nombreux autres plaisirs qui n’entrent pas dans l’une des huit précitées. Chacun est libre d’amener là ce qui lui plait : tout est toléré chez les Chevaliers, à condition que l’armadillo soit majeur et consentant.
L’Ordre Chevaleresque est une association nationale : la majorité des grandes villes italiennes y dispose d’un siège et de membres qui s’y réunissent souvent, et voyagent pour rejoindre les événements organisés par les Chevaliers d’autres villes : ici une rencontre avec un tailleur napolitain, là une visite chez Barberis Canonico, ailleurs une conférence sur l’art du rasage ou du cirage, un dîner spécial, une visite de musée… Notre Ordre se transporte aussi à l’étranger et envahit une fois par an une ville européenne pour en visiter les salons et les bas-fonds.
Avec gilet, droit ou croisé, le smoking est décliné ici dans toutes ses variations. On ne peut que regretter que ce code vestimentaire ait une fâcheuse tendance à se perdre dans la vieille Europe.
Ainsi après être resté longtemps exclusivement italien, le C.O. (ainsi l’appellent ses membres les plus anciens, comme votre serviteur) commence-t-il à s’internationaliser, et plusieurs chevaliers sont-ils Français, Allemands, Espagnols… Il existe aussi la confrérie des Chevaliers Errants, membres obligés à voyager constamment par leur travail ou d’autres raisons ou qui, ne voulant pas appartenir à une région spécifique, choisissent l’apolitisme en organisant des rencontres à Vienne plutôt que Paris ou Londres.
Comment intègre-t-on ce club si séduisant ? Si plusieurs voies sont ouvertes au candidat, la plus simple est de fréquenter quelques unes de ses réunions en tant que “sympathisant”, ainsi que le prévoient les statuts. Il faudra ensuite faire une demande officielle au représentant de l’association la plus proche. Une validation de la part des membres les plus anciens de celle-ci, et si vous semblez méritoire, les jeux sont faits.
Une association de gentilshommes
Le fondateur et premier ambassadeur de l’Ordre s’appelle Giancarlo Maresca, qui porte le titre de Grand Maître. Ne souriez pas : quiconque préfère s’habiller chaque matin d’un costume bien coupé plutôt que d’un jean et de baskets peut comprendre et accepter la formalité d’un cérémonial et d’un ensemble de règles régissant un club et ses membres. Sans évoquer l’esthétique du cérémonial lui-même.
Napolitain et propriétaire d’une garde-robe pour laquelle on serait prêt à vendre nos filles à des bédouins (c’est une image, rassurez-vous), il signore Maresca a une idée précise de ce que doit représenter l’Ordre Chevaleresque dans le futur : le dernier vestige d’une civilisation qui respectait la forme et l’élégance, et avait la ferme volonté de rendre le monde autour d’elle plus beau. G. Maresca a récemment abandonné sa profession d’avocat pour se consacrer au C.O. et à l’écriture, et collabore aujourd’hui à plusieurs magazines internationaux dédiés à l’élégance masculine, au vin et au monde du cigare. Nous avons rencontré à Rome le nouveau correspondant de Dandy en Italie.
Dandy : Quand et comment est né l’Ordre Chevaleresque ?
Giancarlo Maresca : “A l’origine il y a un groupe d’amis unis par l’amour du cigare cubain. Nos interminables discussions sur ses qualités et les nombreux voyages organisés autour de lui nous ont permis de découvrir que nous partagions par ailleurs les mêmes passions, et cultivions les mêmes plaisirs. C’est ainsi que naquit l’idée d’un monde masculin grégaire ayant partout et pour tout le monde les mêmes accès. C’était le concept des portes. Le nom d’Ordre Chevaleresque des Gardiens des Neuf Portes est né à Seville durant la Feria d’Avril 1988, mais la fondation officielle date de 1997.
Que répondez-vous à ceux qui trouvent vos principes chevaleresques “datés” ?
GM : Les deux principes qui orientent et alimentent le sentiment chevaleresque sont la beauté et l’honneur. Ceux qui pensent qu’ils sont datés sont-ils dignes d’une réponse ?…
Mais le classicisme de ces principes chevaleresques n’est-il pas peu compatible avec notre époque ?
GM : Il y eut un temps, long et précieux, durant lequel la mode rejoignait le style classique. Les dandys du XIXème siècle se définissaient déjà “fashionables”, et si peut séparer si nettement les périodes du siècle dernier en Années 20, 30 et caetera, c’est parce que le projet eshétique lui-même trouvait toujours de nouvelles manières de s’exprimer. Donc une nouvelle mode. Après les années 80, le classique a perdu le statut de culture dominante, et depuis la mode lui est devenue étrangère, sans espoir de réconciliation. Celui qui ressent les choses de manière classique (c’est-à-dire traditionnelle) ne peut plus considérer la mode comme une vigne capable de donner des vins adaptés à son palais. L’homo elegans avait – et a toujours – pour unique but l’élégance, son successeur, que l’on pourrait appeller homo gymnicus, a pour but la santé physique, la jeunesse et le glamour.
Gastronomie, oenologie, cigares… vos plaisirs prennent quelques libertés avec la santé…
GM : Il est indiscutable que la vie est elle-même un plaisir, et ce n’est pas un hasard si nous y sommes autant attachés. Mais il n’y a pas qu’une seule manière de la vivre. Et les plaisirs les meilleurs pour la gratification le sont rarement pour la santé. Après l’argent, la santé est aujourd’hui le bien le plus surévalué, et l’importance reconnue de certains grands hommes qui ne possédaient ni santé ni argent, en est la démonstration. Il y a un nom pour la recherche du plaisir à travers la bonne santé : bien-être, ou wellness. Alors qu’un chevalier est intéressé par l’art de vivre.
En tant que gentilhomme italien, quelle est votre vision du gentilhomme français ?
GM : Par principe le gentilhomme n’a pas de nationalité puisque sa patrie est partout où il y a de la grâce et du respect. Il existe cependant de légères différences dans la manière de l’exprimer : l’Anglais veut être proper, toujours adéquat au contexte, l’Italien veut être remarqué et le Français veut être admiré et aimé. Par les femmes, naturellement.
L’Ordre Chevaleresque se développe désormais aussi à l’étranger. Comment le voyez-vous grandir ?
GM : L’Ordre grandit lentement et sûrement, tant par son nombre que par la profondeur du sens de son appartenance. Il n’a pas des siècles d’histoire, mais il les aura. Reparlons-en en 2300…”
Par Massimiliano Mocchia di Coggiola