Lord Byron, un oxymore vivant
Nous avons déjà eu l’occasion de parler de Daniel Salvatore Schiffer. C’était à l’occasion des sorties du luxueux « Le dandysme, la création de soi » et du fondateur « Manifeste Dandy« . Car l’intellectuel engagé agrégé de philosophie (1) est aussi un grand spécialiste du dandysme, auquel il a consacré pas moins de huit ouvrages. Le dernier d’entre eux, qui vient de sortir chez Gallimard, est consacré à Lord Byron, régulièrement cité parmi les grands dandys XIXème.
Paradoxalement pourtant, la vie de ce « grand dandy » reste pour beaucoup une inconnue : l’occasion était trop belle pour une rencontre informelle.
Rencontre avec son biographe
Lord Byron… Son nom revient régulièrement dans la bouche des exégètes du dandysme après ceux de Brummel, Wilde et Barbey d’Aurevilly, et bien avant ceux des Robert de Montesquiou, Boni de Castellane et même Gabriele d’Annunzio. Pourtant, à la notable exception de quelques érudits, peu de gens sont éclairés sur ce que furent sa vie et son oeuvre. La première fut pourtant animée, et la seconde est encore considérée, deux siècles plus tard, comme fondatrice du romantisme britannique.
Né en 1788, George Gordon Byron, sixième baron du nom, fut l’un des rares grands dandys historiques à avoir connu George Bryan Brummel. Les deux hommes ne furent pas amis, ni n’entretinrent de relation suivie, mais fréquentaient les mêmes clubs londoniens où ils se croisèrent plus d’une fois. A la différence d’un Brummel qui bâtit sa légende sur sa maîtrise de l’élégance et sa relation avec le prince de Galles, ou d’un comte d’Orsay qui malgré la qualité de son arbre généalogique et de ses fréquentations, existât essentiellement en fonction de son apparence et ne laissa aucun héritage littéraire ou intellectuel, Lord Byron fit de sa vie une aventure romanes que dominée par le goût de la liberté, qui lui valut l’opprobre de la société prévictorienne pour ses moeurs dissolues, et l’amena à épouser et financer les révolutions italienne et grecque. On serait plutôt tenté de le rapprocher en cela de Gabriele d’Annunzio, lui aussi parangon d’élégance et de culture, poète, amateur de femmes et chef de guerre.
On ne manquera pas de s’interroger sur l’oubli dans lequel la littérature semble avoir choisi de laisser Byron. Si les ouvrages consacrés à Brummel, Baudelaire et Wilde ne manquent pas, ceux sur d’Annunzio et Barbey d’Aurevilly se font déjà plus rares et ceux sur Montesquiou, d’Orsay ou Castellane sont hélas pour leur part rarissimes. Quelles existences, pourtant ! On ne peut que regretter que la biographie de Byron que vient de sortir Daniel Salvatore Schiffer soit la première depuis celle d’André Maurois Don Juan ou la vie de Byron. Le poète maudit fit certes l’objet de quelques ouvrages (Don Juan le Révolté, de Frédérik Tristan, et La diététique de Byron de Gabriel Matzneff, notamment) et d’études ponctuelles plus ou moins inspirées, mais aucune biographie depuis celle de Maurois, datée de 1930. A la charnière des XVIIIème et XIXème siècles, contemporain de Chateaubriand et de Balzac, Byron est un pré-romantique, mais d’un romantisme sombre, en clair obscur, qui fascine et dérange, très éloigné du romantisme à l’eau de rose que l’on connaîtra plus tard.
Dandy : Comment expliquez-vous le désintérêt suscité par Byron auprès des historiens et des auteurs ?
Daniel Salvatore Schiffer : « C’est une bonne question, qui rejoint complètement le personnage. Songez qu’il n’y a même pas de La Pléiade Byron : il y a simplement quelques pages de lui dans la Poésie anglaise, qui parle des poètes anglais du moyen âge à nos jours mais ne propose que deux ou trois poèmes de Byron ! Et il n’a même pas la couverture de l’ouvrage, qui représente John Keats. Pourquoi a-t-on si peu écrit sur Byron en France et en Angleterre ? C’est un paradoxe, parce que Byron est un véritable mythe : c’est quelqu’un que l’on cite, qui éveille l’imaginaire, c’est quand même le plus grand poète anglais romantique avant Shelley et Keats, et pourtant très peu de ses poèmes sont publiés et traduits.
C’est rare une telle notoriété allant de pair avec une telle méconnaissance de l’oeuvre !
DDS : C’est comme Homère : on le cite mais on ne le lit pas. Qui a lu l’Odyssée ou l’Iliade ? Et c’est pourquoi Byron m’a intéressé. Lorsque j’ai écrit sur Wilde, c’était un dandy mai s j’avais affaire à un écrivain, publié dans la Pléiade, dont les quatre principales oeuvres sont archiconnues et jouées aujourd’hui encore. Il est encensé et de notoriété publique, et son Portrait de Dorian Gray, publié en 1897, est l’un des grands romans fin de siècle. Byron, c’est différent : c’est un écrivain poète, mais où sont ses oeuvres ? Je les ai pour ma part lues en anglais, et traduites pour cette biographie. J’ai lu quelques traductions en français, mais si vous cherchez des oeuvres de Byron vous vous apercevez qu’elles sont difficiles à trouver. C’est un mythe, et l’un des rares dont l’oeuvre soit à peine publiée.
Alors pourquoi ce désintérêt des historiens ?
DDS : Parce que c’était un personnage extrêmement sulfureux. Il occupe une place telle qu’il est impossible de le passer sous silence au sein du panorama littéraire anglosaxon, mais on en parle peu, même en Angleterre. Or il faut savoir qu’il est l’initiateur du romantisme en Grande Bretagne : il a écrit le premier manifeste romantique au retour de son premier voyage en Orient en 1815. Il était contemporain de Brummell, ils se sont connus, ils fréquentaient les mêmes clubs.
C’était un lord, un homme relativement puissant, né pauvre et modeste mais qui a hérité à dix ans de l’immense fortune de l’un de ses oncles, dont il n’a pris possession qu’à l’âge de 21 ans. Jusque là ce furent sa mère et un administrateur qui gérèrent ses biens. A 21 ans il devient immensément riche, entre à la Chambre des Lords, fait un voyage extraordinaire en Orient, jusqu’à Constantinople où il rencontre le Pacha qui le reçoit avec tous les honneurs, puis il rentre en Angleterre, publie son premier grand poème : Le pèlerinage de Childe Harold, et devient immensément célèbre – une véritable star.
Il s’étonne d’ailleurs lui-même de la fulgurance de cette notoriété, dont il écrit : « Je me suis réveillé un matin et j’étais célèbre ».
DDS : Bien qu’affecté par un pied bot, il était extrêmement beau et séduisant, et soudain de plus immensément riche et immensément célèbre : toutes les femmes étaient à ses pieds.
Il a tout pour lui et pourtant c’est la catastrophe.
DDS : Il épouse Annabella Milbanke, et là commence la légende sulfureuse. C’est un libertin qui fréquente aussi bien les jeunes femmes que les jeunes hommes : c’est le dissolu, pour reprendre le livret du Don Giovanni de Mozart et da Ponte.
C’est un mari épouvantable qui maltraite et sodomise sa femme, et il a une relation incestueuse avec sa demi-soeur Augusta – c’est là que le bât blesse le plus. Augusta a quatre ans de plus que lui et ils ont le même père, mais ils n’ont pas été élevés ensemble et se rencontrent une fois adultes. C’est une femme superbe, et s’il n’avait pas su que c’était sa demi-soeur il en aurait sans doute été follement amoureux. D’un autre côté le fait qu’elle porte le même nom que lui le stimule, parce qu’il est gêné de sa famille : de son père Mad Jack, un ivrogne bagarreur qui a quitté le foyer lorsque Byron avait trois ans et a dilapidé toute sa fortune dans les bas fonds de Paris (on ne sait même pas quand il est mort !), et de sa mère qui l’a élevé, qui est une femme hystérique et despotique. Le destin est déjà signé, sauf pour Augusta, qui représente pour lui la part la plus belle de sa famille, et la seule personne dont il ne soit pas gêné. Il en est au contraire très fier parce qu’elle est très belle. Elle est mariée avec le colonel Leigh, un horse guard de la Cour, ce qui ne l’empêche pas de lui faire un enfant : Medora, à laquelle il donne le prénom de l’héroïne sulfureuse de l’un de ses contes orientaux, ce qui n’arrange évidemment pas les choses.
Pour des raisons de discrétions évidentes, la petite fille ne porte pas le nom de Byron mais celui de Leigh, mais la femme de Byron est vite informée de son infortune parce que son mari fait venir Augusta chez eux, où ils font ménage à trois, Augusta se séparant bientôt de son mari pour venir vivre dans la maison des Byron à Piccadilly. Tous les soirs il envoie sa femme à l’étage et reste en bas avec sa demi-soeur, avec laquelle il passe la nuit. Effrayée par les accès de violence qu’il tient de son père, Annabella tente de le faire déclarer fou par un psychiatre, mais celui-ci refuse parce qu’il est absolument impossible de toucher à Byron : toute l’aristocratie serait touchée et ce serait un scandale national. Aussi, et bien que Byron se balade toujours avec des pistolets chargés et n’hésite pas à faire le coup de poing et même le coup de feu dans la rue, le médecin ne le déclare pas fou. Néanmoins, même si cela ne se dit pas, la situation chez les Byron est de notoriété publique : tout le monde sait qu’il couche avec sa demi-soeur, qu’il affiche d’ailleurs publiquement dans les salons mondains, et lorsque Annabella demande la séparation cela crée un énorme scandale. La presse se déchaîne contre lui et il est obligé de quitter l’Angleterre parce qu’il risque la prison. Il est sauvé par son nom mais doit s’exiler, et toute la seconde partie de sa vie va se dérouler à l’étranger.
Et comme il est interdit de séjour en France parce qu’il est napoléonien (ndlr : après la débâcle de Waterloo, l’empereur se trouve alors en exil à Sainte Hélène), il doit passer par la Belgique et l‘Allemagne. Il s’installe d’abord en Suisse, dans la Villa Deodati sur le lac de Genève, où il continue à écrire et publier son oeuvre, et notamment la pièce Manfred. Il poursuit également son grand poème Childe Harold, rencontre Shelley et sa femme Mary. Il vit là un an avant de quitter la Suisse, où il s’ennuie, puis se rend à Milan où il rencontre Stendhal, et à Venise où il fait la connaissance de la contesse Viciolli. Elle a seize ans et vient de se marier, mais il en tombe fou amoureux et vit bientôt avec elle dans un palais qu’il loue sur le Canale Grande.
A la différence de nombreux autres dandys, comme Brummel, Wilde et Castellane, il a au moins la chance de ne pas connaître de problèmes financiers.
DDS : Il a toujours beaucoup d’argent, et des revenus de comptes d’auteur pharamineux, qu’il dépense dans les bordels. Mais sa vie reste sulfureuse : il couche indifféremment avec des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux… Byron à Venise, c’est Casanova.
Mais c’est d’abord un révolutionnaire, le Che Guevara de l’époque. N’oublions pas que c’est un lord, donc un libéral censé avoir des idées de droite. Or il se comporte comme un révolutionnaire de gauche, et adore les anarchistes. D’ailleurs les Bakounine, Proudhon et autres vont s’en réclamer. C’est un oxymore vivant, un clair obscur en chair et en os !
Lorsqu’il est en Italie, il finance les carbonari sur ses deniers personnels. Le palais de Ravenne où il habite devient un arsenal pour la révolution, il s’élève contre les Habsbourg et les Etats Pontificaux, et se retrouve persona non grata en Italie aussi, parce que la révolution échoue. Et si lui n’est pas banni parce qu’il reste intouchable, sa famille et celle de sa maîtresse le sont, et il quitte l’Italie pour la Grèce, qui se trouve sous le joug de l’empire ottoman, c’est-à-dire desTurcs. Pour lui la liberté est la valeur primordiale,qu’elle soit de pensée, d’expression, de moeursou d’action, et lorsqu’il apprend la situation du pays par le comité des Grecs en exil à Londres,il décide d’aller les libérer. En Grèce aussi il reste intouchable grâce à son nom, mais il y vit entouré d’espions de la police secrète.
Pourquoi le Comité des Grecs de Londres ?
DDS : Parce que c’est par son intermédiaire que lesGrecs, qui ont appris que Byron finançait lescarbonari italiens, font appel à lui. Byron adorela Grèce. Il adore les héros grecs, il a lu Homère,Épicure, Platon, Aristote, il adore Le banquet dePlaton, qui est un hymne à l’épicurisme. Il vend tous ses biens et se rend en Grèce pour financer les Grecs contre les Turcs, c’est-à-dire les fondamentalistes musulmans, qu’il ne supporte pas. Tout ceci est très actuel, finalement !
Le voilà donc persona non grata en Angleterre, en France et en Italie. Partout où il passe, finalement…
DDS : C’est pourquoi il n’est publié ni en Angleterre ni en France. En revanche, en Grèce où il terminera sa vie, c’est un mythe. Il y mourra en se battant aux côtés des Grecs contre les Turcs, après avoir dépensé de sa poche l’équivalent de ce qu’a dépensé Napoléon pour sa Campagne d’Italie, des millions, pour financer et armer les Grecs et leur offrir une flotte. La deuxième partie de sa vie est un feu d’artifice : les deux capitales du dandysme que sont Londres et Paris l’ont rejeté mais à partir de la Suisse, il entre dans la légende. C’est pour cela que cette bio m’a intéressé : parce que l’on a affaire à un personnage qui n’est pas qu’un écrivain ou qu’un poète. On a affaire à quelqu’un pour lequel Goethe avait une immense admiration, un personnage historique et un mythe. »
Pour la guerre d’indépendance grecque, Byron dépense toute sa fortune, qui est pourtant immense. Il monte une flotte, et comme il possède un grand sens tactique il organise lui-même la bataille. Mais Missolonghi est une ville bâtie sur des marais, infestée de rats et de moustiques, et il attrape la malaria en y arrivant. Il meurt quelques jours avant la guerre, avant même de combattre, sur ces dernières paroles : « Je donne ma vie aux Grecs ». Contrairement à celle des carbonari italiens, la révolution grecque réussit. Grâce à Byron qui les a armés, a financé les armées de souliotes (2) et leur flotte, les Grecs mettent les Turcs dehors. Le pays lui organise des funérailles nationales, et le poète anglais y demeure aujourd’hui encore un mythe, son nom figurant parmi les grands héros nationaux dans le Jardin des Héros d’Athènes. Atmosphère très différente de celle de Londres, où les honneurs de Westminster demandés par ses amis lui sont refusés. Les mêmes demandent Cambridge, où il a fait ses études. Refusé également. En partance pour l’Amérique où l’attend son destin, Lafayette va s’incliner devant sa dépouille, on lui refuse de voir le corps. La monarchie et les notables ne veulent plus entendre parler de Lord Byron. Il est finalement enterré dans la plus grande discrétion dans la chapelle familiale, près de Nottingham, sans mausolée ni autre signe extérieur rappelant qui il fut.
Un épisode qui rappelle douloureusement l’enterrement de sa fille Allegra, décédée en Toscane à l’âge de cinq ans, que Byron fit transporter en Grande Bretagne pour y être inhumée et à laquelle on refusa des obsèques religieuses parce qu’elle était la fille du poète honni.
Après Keats, mort de la tuberculose à Rome en 1821, et Shelley, noyé au large de Via Reggio en 1822, tous deux enterrés dans la ville éternelle, Byron est le troisième grand poète romantique anglais à mourir en maudit à l’étranger. Aucun ne sera célébré dans son Angleterre natale et Byron est le seul à y reposer.
Aussi grave pour la postérité : sa femme Annabella fait brûler ses mémoires. Byron les avait confiées à son ami Tom Moore afin qu’ils soient publiés après sa mort, non sans lui avoir demandé, par courtoisie et honnêteté, de les faire lire à sa femme auparavant. Les ayant lus, celle-ci choisit de les faire brûler. Une grande perte pour la littérature.
Pourtant l’héritage qu’il laisse a inspiré de nombreuses oeuvres célèbres, comme le rappelle Daniel S. Schiffer :
« Byron, c’est l’incarnation de Faust, de Zarathoustra et de Don Giovanni, qui sont des mythes. Sauf que lui, c’était du vécu. Comme Faust il a vendu son âme au diable, et il a par la suite inspiré en cela nombre d’écrivains. Par exemple Stendhal dans La Chartreuse de Parme, avec la relation incestueuse qu’entretient Fabrice del Dongo avec sa tante et le bannissement dont il fait l’objet. L’ouverture du Manfred de Tchaïkovsky, c’est Byron ; les Années de pèlerinage de Franz Liszt, inspirées de Childe Harold, c’est Byron ; les due Foscari de Verdi, c’est Byron… Schumann s’en est inspiré aussi, et tous les grands romantiques anglais. Et les peintres aussi : La Mort de Sardanapale de Delacroix, c’est encore Byron, le Don Juan de Delacroix aussi, le Pèlerinage de Childe Harold de William Turner, le château de Chillon sur le lac Léman peint par Courbet… Il a marqué les plus grands. Nietszche, qui voyageait en Suisse sur les traces de Byron, écrivit : « Je veux écrire Zarathoustra dans le genre Manfred».
Musset écrivit un poème entier en son honneur, Hugo l’adorait, comme George Sand, Lamartine et Vigny : tout le romantisme français. Et Goethe voyait en lui le plus grand esprit de son temps. Les deux grands personnages du romantisme sont indiscutablement Goethe pour l’Allemagne et Byron pour l’Angleterre. Ensuite seulement arrivent Hugo et les autres.
Vous expliquez que Byron vécut de ses droits d’auteur alors qu’il a publié très peu…
DDS : Il a aussi vécu sur son héritage et celui de sa femme. Il a vendu l’abbaye de Newstead, maison de famille des Byron depuis le XVIème siècle, qui est une immense construction gothique et est devenue un musée. Mais surtout ses droits d’auteur étaient considérables, une somme folle. Childe Harold a été le poème le plus lu d’Angleterre, et Le Corsaire, le premier des Contes d’Orient de Childe Harold, a été vendu à 10.000 exemplaires le premier jour ! Au XIXème siècle !
Cela paraît effectivement incroyable. Comment se faisait le buzz, à l’époque ?
DDS : Byron faisait le buzz : il était comme Houellebecq aujourd’hui, il ouvrait la bouche et disait un mot à Venise et ça se savait à Londres ; c’était incroyable. C’était une star. C’est un héros, un mythe, un prisme complexe, fascinant, et c’est pourquoi j’ai pris tant de plaisir à écrire cette biographie. J’aime beaucoup Wilde, mais Byron c’est encore une autre dimension. Toute la seconde partie de sa vie est un véritable roman.
En l’absence de Mémoires, à partir de quoi avez-vous travaillé ?
DDS : J’ai son journal de Missolonghi, qui raconte sa période grecque, et celui de Ravenne qui raconte sa période italienne. A défaut de ses Mémoires, brûlés par sa femme, je me suis débrouillé pour avoir accès à des oeuvres non publiées, j’ai retourné toutes les librairies et les antiquaires – j’ai ainsi pu mettre la main sur une édition originale de sa première biographie, qui n’a pas été écrite par un Anglais mais par Cesare Cantù, un Italien qui l’a connu personnellement, et a été publiée dix ans après la mort de Byron.
Cette biographie pourrait contribuer à le réhabiliter ?
DDS : Il le mérite. C’est un immense personnage. Dès le départ il se savait maudit : il n’a jamais accepté le fait qu’il avait un pied bot, quand sa mère s’en est aperçue elle l’a rejeté puis maltraité, il a été abandonné par son père à l’âge de trois ans, on l’appelait « le petit diable boîteux » – le même surnom que l’on avait donné à Talleyrand… C’est aussi un personnage attachant, pour qui la liberté est la valeur la plus haute. Prenez son dernier poème : « J’achève ce jour ma 36ème année… » Dans son dernier vers il appelle la Grèce le « pays de la mort honorable ». Il sait qu’il ne reviendra pas vivant de cette aventure, qu’il va mourir. Il n’a pas combattu mais est mort sur le champ de bataille. »
La pluie tombe avec la violence d’une tempête tropicale sur Missolonghi. Atteint par la malaria, Byron est affecté par une forte fièvre le 16 avril, doit s’aliter et commence à délirer. Malgré les saignées prescrites par le médecin, son état s’aggrave le 17, jour de Pâques au cours duquel il s’évanouit par deux fois. Dans l’après-midi du 18 il reprend conscience quelques heures avant de replonger dans une somnolence dont il ne s’éveillera pas : il expire le 19 avril à 18 heures. (© D.R.).
En septembre prochain Daniel S. Schiffer publiera aux éditions du Rocher son Journal de Guerre au Kosovo, illustré des photos qu’il a prises sous le feu en 1999. Un journal inédit qu’il a choisi d’intituler Au pays de la mort honorable, comme un clin d’oeil aux valeurs du dandysme qui mobilisent son écriture lorsqu’il ne consacre pas celle-ci à ses positions d’intellectuel engagé. En 1992 il publiait une lettre ouverte aux grands intellectuels européens, qu’il accusait de prendre fait et cause pour les Bosniaques, les Kosovars ou les Tchétchènes sans se rendre compte que ceux-ci étaient en train de faire le lit du fondamentalisme en Europe. « J’ai fait toutes proportions gardées avec les Serbes orthodoxes, avec qui je n’ai aucune accointance, contre l’invasion fondamentaliste musulmane, ce qu’a fait Byron avec les Grecs contre l’empire Ottoman, nous précise-t-il lorsque nous lui demandons ce qui le lie à Byron. Je disais à l’époque « Un jour vous les aurez chez vous », et c’est ce qui se passe aujourd’hui. » Définitivement actuel, Byron…
(1) Agrégé de philosophie et titulaire d’un diplôme interuniversitaire d’études approfondies en esthétique et philosophie de l’art, Daniel Salvatore Schiffer est professeur de philosophie de l’art à l’Ecole supérieure de l’Académie Royale des Beaux-arts de Liège et professeur invité au Collège de Belgique sous le parrainage du Collège de France. Il a enseigné la littérature contemporaine et la civilisation moderne au Centre culturel français de Milan et a publié une vingtaine d’ouvrages, parmi lesquels huit consacrés au dandysme, dont il est considéré comme l’un des grands spécialistes.
(2) Tribus chrétiennes orthodoxes d’origine albanaise, qui vivaient dans le massif montagneux du Souli, en Epire, où la topographie sauvage les mettait à l’abri de l’envahisseur turc.
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Lord Byron, par Daniel S. Schiffer, Galimard, collection Folio biographies.