Camps de Luca, une institution parisienne
Tout commence à Atina, petit village des Abruzzes, dans le centre de l’Italie, au début des années 40. Le jeune Mario de Luca y apprend le métier chez son oncle tailleur. Il révèle un don naturel pour les proportions, qui l’amène à gagner Rome pour travailler chez les grands noms de la capitale, puis à monter à Milan gagner ses galons. Mais c’est à Paris qu’il choisit finalement d’ouvrir son propre atelier, en 1948. Ce sera d’abord la place Voltaire, puis la rue Saint-Honoré et l’avenue Franklin Roosevelt. Nous sommes au milieu des années 60 et le ton de la mesure masculine est donné par le « Groupe des Cinq », qui réunit les tailleurs les plus en vue de Paris et organise deux fois par an une présentation commune de leurs collections.
En l’accueillant dans ses rangs, le Groupe rend un hommage appuyé au talent du tailleur italien. C’est là qu’il rencontre Joseph Camps, qui dirige le groupe et officie pour sa part sur les Champs Elysées. Avec le virtuose de la technique Camps, de Luca trouve son alter ego. Le courant entre les deux hommes passe dès la première rencontre, leur complémentarité est flagrante. Tailleur confirmé, l’Italien a un sens inné de l’harmonie de la silhouette, tandis que l’Espagnol fait déjà école pour son approche du métier et les innovations qu’il y apporte. Le nom de Camps de Luca, qui s’inscrit sur les grilles des balcons du deuxième étage de l’imposant immeuble haussmannien en 1969, va marquer la mesure parisienne – et mondiale.
En l’espace de quelques années, l’association entre les deux tailleurs – qui s’est entretemps renforcée d’une solide amitié – va imposer sa « patte » (contribution de Camps) et son style élégant (contribution de Luca). Dans les années 70 et 80, les célébrités qui confient leur silhouette à la maison viennent de tous les horizons, et de tous les pays. Beaucoup de gens de presse et de télévision françaises, quelques stars parmi lesquelles la plus significative reste Claude François (lire encadré) et même plusieurs têtes couronnées, au nombre desquelles le Shah d’Iran et le Roi de Jordanie. Du beau monde, et une réputation conquise tambour battant, qui vaut à l’atelier d’engager et engager encore pour pouvoir honorer ses commandes. Il emploiera jusqu’à 40 personnes pour fabriquer plus de mille costumes par an, excusez du peu…
C’est dans cette période faste que Marc de Luca entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Il a alors seize ans et si l’atelier a toujours fait partie de sa vie, il a tout à apprendre. Et les deux meilleurs maîtres pour le faire. Il se souvient encore des cours de coupe dispensés par Joseph Camps tous les dimanche matin. On peut rêver à d’autres distractions pour occuper ses week-ends lorsque l’on est adolescent, mais apprendre l’art de la coupe de Joseph Camps, c’est comme apprendre à jouer du violon avec Ivry Gitlis ou du piano avec Arthur Rubinstein. Coupe, montage, patronage, essayages : le jeune hommes fait ses écoles. Ses aînés considèrent qu’il faut une douzaine d’années pour apprendre l’art tailleur, et une vingtaine pour devenir un bon maître tailleur – à condition d’y être prédisposé.
Ce n’est d’ailleurs qu’en 1982 que Marc de Luca sera diplômé Maître Tailleur, et gagnera son premier client. Il travaille aujourd’hui entouré de ses deux fils Julien, 32 ans, et Charles, 29 ans. Avant de rejoindre leur père, le premier il y a sept ans et le second en 2009, l’aîné a travaillé quelques années dans la finance à Londres tandis que le cadet avait choisi la restauration, avec Pierre Gagnaire. Ils envisagent aujourd’hui l’avenir de l’entreprise familiale comme un seul homme.
Dandy : D’une manière générale, vos confrères notent un net rajeunissement de la clientèle mesure dans les courant des cinq, six dernières années.
Marc de Luca : « C’est très net. Pour la plupart, nos clients français ont aujourd’hui moins de 40 ans. On a gardé quelques anciens clients, dont un qui est né en 1920 et qui s’habille en mesure depuis toujours, mais la plupart sont beaucoup plus jeunes. C’est aussi vrai à l’étranger : nous avons développé une clientèle à Moscou depuis 1996, et lorsque j’y suis allé pour la première fois les clients étaient des gens plus âgés que moi, aujourd’hui ils ont entre 30 et 40 ans. On commence aussi à avoir une clientèle en Asie, dans la même tranche d’âge.
On a le sentiment, à travers les mails de nos lecteurs et les réactions des professionnels en boutiques, que ce rajeunissement de clientèle va de pair avec un intérêt pour la fabrication que n’ont pas montré les générations précédentes ?
C’est vrai : ils se documentent plus, en parlent plus. Il y a la presse, les blogs. Avant, les clients allaient chez leur tailleur, aujourd’hui ils ont étudié les différents acteurs, sont allés voir à droite et à gauche, en ont essayé, y retournent…
Ils en apprécient peut-être plus le travail que leurs parents et grands-parents, pour qui c’était presque naturel ?
C’est devenu un réel investissement, aujourd’hui. Aussi c’est comme quand on se prépare à acheter une voiture de luxe : on regarde, on compare…
Avec quelques autres, vous personnifiez la dimension patrimoniale de l’esprit tailleur : votre père a fondé l’atelier, où vous avez grandi, où vos fils ont grandi… Il y a une dimension romanesque – et éminemment italienne – là-dedans…
Disons que lorsque j’étais encore à l’école, Papa venait d’émigrer d’Italie et de s’installer, l’atelier était dans notre appartement, et quand je sortais de l’école je faisais mes devoirs sur la table de coupe… J’ai réellement commencé à travailler avec lui à seize ans et demi. Avant cela, j’y venais pendant les vacances scolaires – j’avais toujours vécu là, c’était ma vie. J’adorais l’ambiance de l’atelier, ce mélange de camaraderie et de concentration, ces odeurs… J’ai commencé jeune, je n’ai pas pu faire toute la formation qui avait été prévue parce qu’il m’aurait pour cela fallu partir un an en Angleterre et un an en Italie, et le travail faisait que je ne pouvais pas. Je suis donc un pur produit de ce que j’ai pu apprendre de Monsieur Camps, de mon père et de tous les anciens qui travaillaient ici. J’aurais aimé le faire pour mes enfants et les envoyer à leur tour en formation chez de grands maîtres tailleurs anglais et italien, mais on a la chance d’avoir du travail et il faut le faire, et comme les mains sont assez rares…
Cette transmission du savoir, c’est-à-dire concrètement disposer d’artisans vraiment qualifiés, est le principal problème de votre profession ; comment l‘abordez-vous ?
Nous formons des jeunes, et heureusement que les anciens sont encore là pour montrer. On trouve les solutions…
Selon la tradition, vos fils Julien, 32 ans, et Charles, 29 ans, travaillent avec vous.
Après avoir tous les deux découvert d’autres horizons, tous deux ont souhaité revenir, et pour moi c’est extraordinaire. Ils ont la main.
Ils ont de qui tenir ! Comment est réparti le travail ?
Je continue pour l’instant de faire les patronages et les essayages, eux sont dans l’atelier, ils coupent, préparent toutes les toiles, ils font certains réglages aussi. Et surtout ils assistent à tous les essayages, ce qui est très important parce que c’est là que l’on se fait l’œil. Il y a la technique mais il ne faut y être trop attaché, et pouvoir s’en affranchir. Ils m’interrogent sur ce que je fais, et apprennent… Ceci étant dit, c’est quelque chose qui leur est réservé mais pas exclusivement, je veux dire que les autres jeunes de l’atelier sont aussi en formation permanente. Ce métier est un échange et ne peut se faire que comme cela.
Combien de personnes travaillent-elles à l’atelier ?
Nous sommes vingt, dont trois culottiers et deux apiéceurs qui travaillent à l’extérieur.
Aujourd’hui œil de la maison pour la coupe, vous êtes donc le garant de l’esprit Camps de Luca ?
Je dirais que tout le monde l’est, même si c’est moi qui ai la plus grosse relation avec les clients, et notamment les essayages. Mais la génération suivante est en train de prendre la main.
Les tissus haut de gamme ont beaucoup évolué ces dernières années à travers les trophées Loro Piana et Ermenegildo Zegna, les tissus exclusifs Scabal et de nouveaux mélanges, comment en tant que tailleur appréhendez-vous cette évolution accélérée ?
C’est une folie, parce que les tissus sont quasiment adaptés au traitement en haute confection. Sous nos fers, quand il y a dans un même tissu du cachemire, un peu de soie et un peu de chinchilla, des fibres qui réagissent toutes différemment et à différentes températures, le travail est parfois un véritable casse-tête. Alors on pose les garnitures et on laisse reposer la veste une ou deux heures, puis on va à la presse à vapeur pour voir comment elle réagit, et au bout du compte il faut beaucoup plus de temps pour réaliser un costume aujourd’hui qu’il y a vingt ans.
Avec les tissus de folie d’aujourd’hui, Super 250 et autres, on a du adapter les toiles parce que l’on ne peut évidemment plus utiliser les toiles lourdes que nous utilisions avant : les intérieurs ont du être changés. Les toiles sont toujours en crin de cheval, mais plus légères, les percalines utilisées pour les intérieurs sont plus légères aussi… La main, aussi, a du s’affiner, c’est pourquoi il y a de plus en plus de femmes dans les ateliers : pour avoir une main plus fine, parce qu’il faut de plus en plus de finesse pour réaliser des costumes.
Concrètement, à quel type de problème vous confrontent les tissus actuels ?
Par exemple on voit en ce moment beaucoup de mélanges laine et soie,
or la soie se rétracte sous l’effet de la chaleur…
L’explosion du marché chinois ouvre de nouvelles perspectives aux artisans en général, et aux tailleurs en particulier. N’êtes-vous pas tenté d’ouvrir une représentation à Hong Kong ou Singapour ?
C’est plutôt Charles qui se déplace en Asie, je vais pour ma part à Moscou. Il faut noter aussi que nos clients étrangers viennent de plus en plus souvent à Paris : ils vont à Londres pour le business mais à Paris pour séjourner, pour la ville. Beaucoup de projets se montent encore à Paris. A côté de cela, c’est vrai que l’on commence à avoir un peu de clientèle en Asie, et des propositions d’aller plus régulièrement là-bas, d’y avoir des corners… Il y a des gens qui sont demandeurs. Nous avons aujourd’hui une opportunité et Charles part là-bas pour un an afin de rencontrer les différentes personnes qui nous font des propositions, voir comment cela se passe… Il va visiter et voir si ces différents projets sont viables ou pas. C’est un vrai investissement parce qu’il y a certes une opportunité, mais cela a été une grosse décision parce qu’il est avec moi depuis sept ans, et que c’est une des pièces importantes de l’atelier.
Quel est le profil du client Camps de Luca 2012 ?
Nous avons encore quelques têtes couronnées parmi les gens du Golfe,
et quelques acteurs et gens de la presse. Mais nous avons plutôt une clientèle d’hommes d’affaires et de professions libérales, et une répartition de production de 60% d’Etrangers et 40% de Français. En nombre de clients, parce que en volume c’est plutôt 80% Etrangers et 20% de Français.
Chaque tailleur a sa signature caractéristique, la vôtre est la fameuse emmanchure haute…
Elle permet de bouger sans que la veste bouge avec. La difficulté est de trouver le juste milieu pour qu’elle ne gêne pas et pour éviter que lorsque l’on s’assoit les épaules remontent. Au-delà de l’emmanchure haute, notre veste est plutôt cintrée, avec des fentes assez hautes, des poches assez hautes aussi, ensuite la taille des revers et les détails résultent des souhaits du client et de la complicité qui doit s’établir entre lui et son tailleur ». Notons que les deux caractéristiques de la coupe cintrée et des fentes et poches hautes tendent à donner des vestes élégantes car près du corps et bien marquées à la taille.
Deux points pour finir : les délais et les tarifs. On comptera huit à dix semaines pour un costume (plutôt dix en ce moment, compte tenu d’un carnet de commandes très fourni), et environ 6000 euros avec un tissu classique (la maison travaille beaucoup avec Scabal, Holland & Sherry, Harrison, Loro Piana,
mais aussi avec d’autres tisseurs plus ou moins renommés), les tissus spéciaux (balles des trophées Loro Piana et Zegna, tissus Scabal au diamant ou au lapis-lazzuli, etc…) coûtant en toute logique sensiblement
plus cher.
Claude François toujours tiré à quatre épingles : l’emmanchure haute Camps de Luca
C’est à Camps de Luca que l’on doit les fameux costumes de scène de Claude François, des années 70, dont on apprécie avec le recul le tombé toujours parfait. Regardez une vidéo du chanteur, en particulier sur scène : il danse, bondit, pirouette, et pourtant son costume retombe toujours parfaitement, épaules, col et pans en place. Miraculeux ? Pas du tout : la patte caractéristique de Camps de Luca, et son emmanchure haute. « Quand il venait ici c’était la révolution, se souvient Marc de Luca, il y avait plein de jeunes filles dans l’escalier. Mon père et lui avaient une relation étroite. Je me souviens que Claude François l’a appelé un soir à la maison à 23h30, alors qu’il était en train d’enregistrer un disque et de mettre au point les pas de danse. Il ne se souvenait pas des pas de la tarentella, qui est une danse italienne, et il a appelé mon père, qui a sauté dans un taxi pour aller au studio lui montrer les pas – ils étaient vraiment très proches. Je me souviens d’une autre anecdote, avec le costume rouge. Papa connaissant bien Claude François et il avait pris sur lui d’en couper cinq ou six qui n’avaient pas été commandés. Claude François l’appelle genre le 10 juillet, et lui dit « Mario, je pars en tournée dans une semaine, il faut que tu me fasses cinq costumes ! ».
Et mon père de lui répondre « Ils sont prêts ». J’ai assisté à cela tout jeune… »