Klaus Kinski : le maudit
Excessif, ingérable, exalté, incontrôlable, écorché vif ; les adjectifs ne manquent pas pour décrire Klaus Kinski. Le comédien au regard halluciné, considéré en son temps comme l’un des cinq plus grands acteurs vivants, a marqué la nouvelle vague allemande avant de devenir l’une des figures marquantes du cinéma international. Il laisse plus de 150 films, parmi lesquels une majorité de navets, quelques oeuvres plus ambitieuses et surtout les cinq réalisations de Werner Herzog qui participent de sa légende.
Comme tous les monstres sacrés, il était – et demeure – fascinant. Pour sa démesure, ses excès, sa folie. Il est également le seul exemple d’acteur abonné aux nanars qui soit devenu un véritable monument du cinéma. Plus de vingt ans après sa disparition, son parcours singulier laisse en héritage une filmographie improbable et le souvenir d’un artiste maudit.
Cadet de quatre enfants nés d’un père ex-chanteur d’opéra et d’une mère infirmière, le petit Nikolaus Günther Nakszynski est élevé dans une misère que n’aurait pas reniée Dickens. Dès l’âge de dix ans il doit vivre de ses vols et de petits emplois qui le verront successivement vendeur de saucisses, cireur de chaussures et bagagiste. Cette existence sordide exacerbe certainement la sensibilité de l’enfant. Mobilisé dans l’armée allemande à 18 ans, il échappe au peloton d’exécution après avoir voulu déserter, puis est blessé et fait prisonnier et c’est en prison, pour distraire ses codétenus avec des mimes, qu’il monte pour la première fois sur les planches. Libéré en 1946, il décide de tenter sa chance comme comédien et commence au théâtre dans des pièces avant-gardistes, avant de jouer deux pièces de Cocteau, dont La voix humaine en 1947, dans laquelle son penchant pour la provocation explose déjà dans le rôle de femme qu’il interprète. La pièce fait scandale, le premier d’une longue série, qui deviendra son ordinaire. Il y gagne un début de notoriété dans le milieu du spectacle berlinois, et s’essaye au cinéma avec des panouilles, jusqu’en 1947, année où il fait un essai pour Allemagne Année zéro de Rosselini. Mais un contrat au théâtre l’empêche de tourner le film. La vie est alors difficile dans l’Allemagne de l’immédiat après-guerre. Il tourne son premier film en 1955 : Louis II, dans lequel il interprète Otto, le frère de Louis II de Bavière, puis Le temps d’aimer et le temps de mourir en 1957. Ces deux rôles lui entrouvrent les portes du cinéma allemand, et au tout début des années 60 on commence à le voir dans des rôles secondaires de méchants et d’illuminés, auxquels le prédestine son visage tourmenté. Entre 1959 et 1972 le cinéma allemand adapte les romans du roi du suspense Edgar Wallace : le filon ne représentera pas moins de 38 films, dont un tiers avec Klaus Kinski.
Polyglotte – il parle couramment allemand, français, anglais, italien et espagnol – il tourne dans plusieurs pays, ce qui lui permet de décrocher un petit rôle dans Docteur Jivago de David Lean en 1964, film qui lui offre une première audience internationale.
A partir de 1965 on le voit s’imposer dans les films de série B en Allemagne et en Italie, et connaitre un début de notoriété. En 1963, La chevauchée vers Santa Cruz lui ouvre la voie des westerns. Désormais installé à Rome, il tourne Et pour quelques dollars de plus sous la direction de Sergio Leone. Il tournera dans une vingtaine de westerns spaghetti en une dizaine d’années, mais c’est à Sergio Corbucci que l’on doit de savoir capter, pour Le Grand silence en 1968, le regard halluciné qui annonce sa démesure et marquera sa carrière.
Aucune ambition artistique : seul le cachet le motive
La reconnaissance du public italien lui ouvre les portes d’une carrière hétéroclite faite de westerns, de polars et de films érotiques de seconde zone. De toute évidence l’acteur ne pense jamais à un plan de carrière : il prend tout ce qu’on lui offre, acceptant les rôles uniquement en fonction du cachet proposé, sans même lire les scénarii, parfois même par téléphone. A la fin des années 60, sa réputation d’acteur capable de prestations étourdissantes mais aussi de trublion colérique et incontrôlable, est déjà établie. Ne se préoccupant en rien de la qualité – ou plutôt de l’absence de qualité – des films dans lesquels il joue, il enchaîne les tournages, mêlant son nom à d’innombrables navets.
Les années 70 en font une vedette à part entière mais ne le rendent pas plus sélectif : s’il participe désormais à des films plus ambitieux et tourne avec des réalisateurs renommés : Zulawski (L’important c’est d’aimer, 1974), Lautner (Mort d’un pourri, 1977), Moati (Nuit d’or, 1976), Jaeckin (Madame Claude, 1977), il continue d’enchaîner les nanars. Ses exégètes considèrent majoritairement son rôle arrogant dans L’important c’est d’aimer comme le plus proche de lui. Quoi qu’il en soit, sa présence et son magnétisme hantent littéralement tous ses films, quel que soit le rôle qu’il y tient. Il s’attache déjà à forger sa réputation d’acteur maudit en refusant de tourner dans plusieurs grands films à cause de cachets jugés insuffisants. Ainsi dédaigne-t-il Steven Spielberg, qui lui offre un rôle de nazi dans Les aventuriers de l’arche perdue (Kinski considèrera que le scénario est « une grosse merde »), Visconti (pour Les damnés), Pasolini (Porcherie), Lelouch (Les uns et les autres), Russell (Beethoven), Fellini, Kurosawa, Coppola… Sans précédent – et sans suite non plus : tout simplement incroyable. Son dédain pour les réalisateurs confine au mépris : « Jamais une seule fois un metteur en scène n’a été fichu de me donner autre chose que de la merde et de la puanteur ». Kinski se fiche complètement de sa notoriété (il racontera à La Revue du Cinéma avoir dormi sous les ponts de Paris avec les clochards) et de ce que pourrait lui apporter un film de premier plan : seuls comptent le montant du chèque proposé et les lieux et dates de tournage. Il est désormais réputé pour son égocentrisme forcené et sa mégalomanie, et connu pour son extraordinaire faculté à se mettre toute une équipe à dos en 48 heures.
Et puis il y a Herzog, dont le nom va devenir indissociable du sien. Le couple que forment l’acteur et le réalisateur va devenir aussi réputé que ceux de Ford et Wayne, Rohmer et Dombale, plus près de nous Scorsese et DeCaprio. Celui qui va incarner la nouvelle vague allemande a remarqué Kinski dans une production télévisée et lui offre en 1972 le rôle titre de son troisième film : Aguirre ou la colère de Dieu.
Aguirre ou la colère de Dieu
Herzog ne dispose que d’un budget extrêmement limité (360.000 dollars), qui rendra le résultat d’autant plus remarquable que celui-ci laisse supposer une superproduction. Ce sont notamment les contraintes financières qui lui imposent de tourner entièrement en décors naturels, au Pérou. L’environnement est hostile et le réalisateur s’emploie déjà à bâtir sa réputation à venir de cinéaste de l’impossible en imposant à son équipe des conditions de travail dangereuses. Mais c’est surtout le caractère explosif de Kinski qui marquera les esprits. S’identifiant à son personnage de conquistador fantasque, l’acteur se révèle à nouveau ingérable et refuse régulièrement les consignes du metteur en scène. Le tournage est un enfer. Chaque jour l’équipe subit ses colères homériques. Ses hurlements hystériques n’arrangent pas l’ambiance sur le plateau, déjà plombée par les conditions difficiles, plusieurs des membres de l’équipe ayant déjà risqué la noyade dans les rapides du fleuve. Plusieurs accidents viendront ainsi enrichir Aguirre, Herzog intégrant au montage ceux qu’il a eu l’occasion de filmer afin de donner au film un aspect documentaire. Plusieurs fois Kinski menacera de quitter le tournage (une attitude dont il deviendra coutumier par la suite, plantant dans le courant de sa carrière une quarantaine de films en cours de tournage), ce dont Herzog ne parviendra à le dissuader qu’en le menaçant d’un revolver ! Au cours de leurs collaborations à venir, les deux hommes prendront d’ailleurs l’habitude de ces menaces de mort, le réalisateur estimant a posteriori qu’ils sont passés plusieurs fois tout près du drame. Dans l’autobiographie qu’il commettra quelques années plus tard, le comédien écrira « Je lui dis en face que j’espère le voir périr (…), qu’il faudrait le jeter vivant aux crocodiles (…), qu’il attrape la peste, la syphilis, la lèpre ! ». Ambiance… Malgré ces conditions dantesques, les décors grandioses et le jeu halluciné de Kinski font du film un chef d’oeuvre, Herzog parlant désormais de génie pour décrire celui qui va devenir son acteur fétiche.
Sur les quatre autres films que les deux hommes vont tourner ensemble, leurs relations exploreront toujours toute la palette de la passion, quelquefois dithyrambiques mais souvent houleuses et… sonores jusqu’au paroxysme. Ce seront d’abord Woyzeck et Nosferatu en 1978, puis Fitzcarraldo en 1982, et enfin Cobra Verde en 1987. Ces cinq films, et en particulier Aguirre et Fitzcarraldo, font de Kinski un acteur culte, qui défraye désormais la chronique en dehors des tournages de ses films pour ses explosions de rage et les torrents de grossièretés qu’il déverse sur les plateaux télé et les scènes de théâtre d’art et d’essai. A l’aube des années 80, son regard halluciné et ses grimaces labiales sont aussi célèbres à la ville qu’à la scène, l’homme est réputé pour son caractère instable et sa faculté à partir au quart de tour, quels que soient l’interlocuteur et les circonstances, dès que quelqu’un profère des propos qui ne lui plaisent pas. Ce sera le cas en France au cours d’une interview en direct d’Yves Mourousi, en 1990, que l’acteur quittera avec fracas après avoir injurié le présentateur.
Ces excès peuvent atteindre des proportions inquiétantes, comme ce fut le cas sur le tournage de Fitzcarraldo, au cours duquel les Indiens recrutés pour la figuration proposèrent très sérieusement à Werner Herzog de tuer l’acteur, dont les colères les terrorisaient. Pourtant, si les témoignages dénonçant sa folie sont innombrables, certains de ses partenaires ont toujours pris la défense du phénomène. C’est notamment le cas des actrices Claudia Cardinale et Eva Mattes, qui jouèrent avec lui dans Fitzcarraldo et Woyzeck, et qui décrivent toutes deux un homme délicat et attentionné. Même son de cloche chez le peintre Charles Matton, qui évoque un homme timide et discret, qui avait choisi de faire parler de lui par ses excès. Quant au réalisateur Jess Franco, qui le dirigea quatre fois, il estime que « Klaus est un animal de cinéma (…). Une fois qu’il démarre, il est vraiment comme un fauve dans l’arène (…)et il est bon d’avoir toujours deux ou trois caméras (…). Fascinant ! » Moati indiquera de son côté que « Il faut le laisser être fou : il ne se trompe jamais ». Il est vrai qu’en France, porté par ses prestations pour Herzog et Zulawski, l’acteur – qui vit désormais à Paris – est dans les années 70 et 80 l’une des personnalités les plus en vue du monde du spectacle.
Kinski est alors une vedette consacrée, qui suscite des scènes d’hystérie collective comme les rock stars. Un journaliste le décrit comme un « Stradivarius humain », propos qui vont dans le sens de la haute opinion qu’il ne cache pas entretenir de lui-même quand il dit de Zulawski : « J’ai senti son génie et il a senti le mien », excusez du peu… De fait, le voyage au bout de l’abjection qu’est L’important c’est d’aimer correspond parfaitement à sa nature profonde et il n’y a guère que dans les Herzog que l’on observera une telle adéquation entre l’acteur et les personnages qu’il joue, dont le summum est atteint en 1982 avec Fitzcarraldo, film dont la genèse est aussi légendaire que le film lui-même. La critique s’entend pour y trouver unanimement Kinski absolument magistral, et deux films seront tirés de son tournage : The burden of dreams, de Les Blank, et Ennemis intimes de Herzog, présentés tous les deux au Festival de Cannes, en 1982 et 1999.
Une autobiographie sulfureuse
Il se brouille définitivement avec Herzog sur Cobra Verde, puis avec ses deux filles avec la publication de son autobiographie Crever pour vivre, en 1988, qui étale avec concupiscence son goût immodéré pour les jeunes filles mineures. L’ouvrage se décompose entre une première partie consacrée à son enfance sordide et une seconde constituée d’un enchaînement de « souvenirs » de coucheries. Souvenirs devant être mis entre guillemets depuis que Werner Herzog a indiqué que Kinski lui avait demandé d’imaginer avec lui de nombreuses scènes, l’acteur insistant pour que leurs détails soient les plus révoltants possibles. Il y parvient au-delà de toute attente, le livre étant interdit dans plusieurs pays. Les cinéphiles sont déçus par cette bio car Kinski n’y livre que fort peu de souvenirs de cinéma. Hormis pour préciser qu’il n’a jamais choisi ses films que pour l’argent et se considère comme « une pute » (sic). Ce qui n’est pas tout à fait vrai, car on apprendra par la suite qu’il travaillait pour Herzog à des tarifs bien moindres que ceux qu’il obtenait pour les navets en tous genres qu’il tournait à Cinecittà. Il y insulte également nombre de professionnels du cinéma, acteurs et réalisateurs, seul Cocteau trouvant grâce à ses yeux. Définitivement hyperbolique, Crever pour vivre souligne le nombrilisme sans borne de l’homme derrière l’acteur et fait scandale en Allemagne, au point que l’on envisage d’enlever son nom de la Potsdamer Platz, équivalent berlinois du Walk of Fame d’Hollywood. A partir de sa publication, ses deux filles ne parleront plus à leur père.
Sa fille ainée Pola révèlera plus tard dans sa propre autobiographie qu’il l’a régulièrement violée entre l’âge de neuf ans et celui de dix-neuf, précisant que son père était alors son héros, dont les photos tapissaient sa chambre, et que sa mégalomanie exigeait que sa famille l’applaudisse à la maison comme son public le faisait au théâtre. Sa seconde fille Natassja confirmera alors avoir elle-même fait l’objet d’innombrables gestes déplacés de son père, sans toutefois que soit commis l’irréparable. Des révélations qui font résonner de façon particulière les propos de Kinski lui-même à plusieurs personnes (Herzog, Malone…), à qui il affirmait avoir violé ses filles. Toutes deux indiqueront en 1991 ne pas avoir été peinées par la mort de leur père.
Alors que sa réputation professionnelle s’épuise, Kinski veut porter à l’écran la vie de Paganini. Il fait appel à Herzog, qui refuse la proposition, considérant que Kinski doit porter son projet lui-même et en accoucher, et réalisera effectivement le film lui-même, en 1987. A travers leurs traits de caractère communs (dévouement total à leur art et tempéraments excessifs ayant suscité divers scandales), Kinski s’identifie tellement à son personnage que Kinski Paganini est perçu par de nombreux observateurs comme un autoportrait. C’est son dernier film : il décède d’une crise cardiaque chez lui en Californie le 23 novembre 1991. De ses trois enfants, seul son fils assistera à ses obsèques, mais c’est Herzog qui sera chargé de disperser ses cendres dans l’océan Pacifique. Le même Herzog qui réalise en 1999 Ennemis intimes, documentaire dans lequel il raconte son étrange relation avec le comédien, mélange d’amour et de haine, de fascination et de respect aussi, puisque le réalisateur y regrette que le monde du cinéma n’ait pas pris conscience de la personnalité extraordinaire de Kinski et du potentiel qu’il lui offrait. Près d’un quart de siècle après sa disparition, la carrière de Klaus Kinski se distingue par toute une série de scènes grandioses, véritables fulgurances de génie, perdues au milieu de centaines d’heures de films de seconde catégorie. Mais ce sont ces quelques scènes grandioses et ces fulgurances de génie, comme on en trouve dans Aguirre, Fitzcarraldo ou L’important c’est d’aimer, qui font les monstres sacrés du septième art. Klaus Kinski s’impose indiscutablement comme l’un d’entre eux, oscillant dangereusement entre génie et folie ; un acteur culte. Il n’aurait pas aimé.